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Nourriture et repas dans le premier évangile – Partie II

PARTIE 2.    LES RÉCITS DES « REPAS» DE JÉSUS (Mt 9,9-19 ; 26,6-13 ; 26,17-29)

Trois fois dans le premier Évangile Jésus se trouve « à table » (verbe anakeimai avec Jésus pour sujet : 9,10 ; 26,7 et 20 ; autre emploi du verbe : 22, 10-11, un passage sur lequel nous reviendrons en conclusion) : le repas avec Lévi (Mt 9,9-19), le repas chez Simon le lépreux (Mt 26,6-13) et le dernier repas avec ses disciples (Mt 26,17-29).

2.1.    Le repas avec Lévi (Mt 9 ,9-19)

Sur l’épisode de l’appel et du repas chez Lévi, nous faisons cinq remarques en lien avec notre thème.

(1) Dans cet espace de « la maison» (v. 10), c’est non seulement le repas avec les pécheurs qui se déroule mais aussi la controverse sur le jeûne. Toujours la problématique de la nourriture.

(2) Pour un pharisien de la fin du premier siècle, la scène du repas de Jésus avec les pécheurs est scandaleuse. Ce qui est en jeu c’est l’identité sociale et religieuse. Ceux avec qui l’on mange sont ceux que l’on reconnaît comme appartenant au même univers, au même groupe. La commensalité et ses limites structurent la représentation du monde et permettent un vivre ensemble cohérent : il y a le permis et le défendu, ceux avec qui il n’est pas possible de manger (païens et juifs impies).

(3) Le v. 13 (Jésus n’est pas venu appeler les « justes » mais les « pécheurs ») est une ré-interprétation du messianisme juif. Seuls ceux qui se préparent à sa venue, qui se purifient et obéissent à la Loi, accueillent le Messie. Ici, au contraire, ceux pour qui il n’est pas normalement venu sont les premiers et uniques bénéficiaires de cette venue : les impurs et les pécheurs. Dit autrement : entendre l’appel du Messie/Jésus suppose d’abord une compréhension de soi comme pécheur.

(4) C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter la citation d’Osée : en mangeant avec les pécheurs Jésus manifeste la grâce miséricordieuse de Dieu. En partageant la table de communion il montre une autre voie d’accès que la logique de séparation entre le pur et l’impur. Jésus devient ici la personnification de la miséricorde. Les disciples de Jésus sont désormais dans cette logique : il y a toujours une identification par le partage des tables. Mais le critère n’est plus le même : d’un côté la Loi éthique qui assure le maintien dans l’alliance même en l’absence de Temple. De l’autre la christologie au nom de laquelle tous sont appelés, c’est-à-dire tous ceux qui se reconnaissent pécheurs (la « miséricorde » selon Matthieu, laquelle n’est plus une « œuvre de justice » des hommes mais l’appel même de Dieu).

(5) À propos de la controverse sur le jeûne  : les disciples n’ont pas à jeûner quand l’époux est là. Le « jeûne » n’est pas une règle qui a son sens en elle-même mais par rapport à la personne du Christ ; il ne se comprend pas comme une marque religieuse identitaire (cf. les trois piliers de la piété que sont le jeûne, l’offrande et la prière), mais se vit dans un rapport existentiel à la personne de l’époux. La pertinence du jeûne est liée à la christologie, c’est-à-dire ordonnée à la personne de Jésus. La pratique du jeûne ne suit plus le calendrier liturgique pharisien, baptiste ou même essénien. Il est ordonné à un nouveau temps, celui inauguré par l’événement pascal . Lorsque les disciples de Jésus jeûnent, ils ne font donc pas la même chose que les pharisiens ou les disciples du Baptiste. Leur pratique de ce rite relève d’un ordre de choses totalement nouveau. En outre, le Sermon sur la Montagne (cf. Mt 6,16-18) a indiqué l’esprit dans lequel doit se vivre le jeûne : cela ne doit pas se voir car ce qui est en jeu relève non pas du signe visible (le marqueur religieux) mais d’une expérience ou l’intime est en « je(u) » (devant le « Père Céleste » qui voit « dans le secret »). Ainsi, le jeûne ne relève plus du rite religieux mais de la vie intime. Il est en quelque sorte métaphorisé : il y a un temps de l’expérience de la présence (jouissance ?) avec l’époux, puis le temps de l’absence où l’on jeûne dans le secret de sa chambre.

Contrepoint: Jean-Baptiste l’ascète et Jésus le glouton (Mt 11, 18-19)

Car Jean est venu : il ne mangeait ni ne buvait, et l’on dit : « Il a un démon ! » Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant et l’on dit : « C’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs de taxes, des pécheurs ! » Mais la Sagesse a été justifiée par ses œuvres . De Jean-Baptiste le monde ne voit que le démoniaque car son attitude est incompréhensible dès lors qu’elle n’entre pas dans le cadre défini par le religieux officiel. Il est donc « possédé » dès lors qu’il s’oppose au pouvoir religieux en place (même accusation contre Jésus qui encadre celle portant contre Jean-Baptiste, cf. 9,32-34 et 12,22-30). De Jésus, le monde ne voit que ce qui relève du « besoin », de l’immédiateté, de la luxure (il se goinfre avec les pécheurs) sans percevoir ce que signifie son attitude (il communie avec tous ceux qui se savent perdus). On ne retient que l’aspect scandaleux de son geste mais on ne l’interprète pas : on reste dans la fascination idolâtre de l’image. Mais, dans les deux cas, « la Sagesse est justifiée par ses œuvres » qu’on pourrait traduire : on reconnaît l’arbre à ses fruits, c’est-à-dire aux effets de vie ou de mort dans l’existence de ceux qui entendent Jean-Baptiste ou croisent Jésus.

2.2.    Le repas à Béthanie (Mt 26,6-13)

L’épisode de l’onction à Béthanie est un récit riche de sens. En fonction du thème qui nous occupe, nous limitons notre lecture à trois remarques.

(1) Dans le geste de la femme les disciples ne discernent ni onction royale ni geste amoureux, mais gaspillage. Leur jugement se situe dans l’ordre de la rentabilité et de la morale : le parfum perd toute signification symbolique pour être ramené à sa simple valeur marchande. Ce que souligne Matthieu c’est que la logique comptable, même utilisée pour les causes justes, passe à côté d’une dimension fondamentale de la vie humaine. À savoir que les gestes ont du sens et que celui-ci n’est pas appréciable à l’aune de la seule valeur marchande qu’il met en jeu, ni même de la morale commune au plus grand nombre.

(2) Jésus interprète le geste comme signifiant (v. 10-13). Dans sa singularité, il est une « belle œuvre », non pas pour un collectif (les pauvres), mais pour un singulier (Jésus). Autrement dit, la loi morale demeure mais ne relève pas du même ordre que celui de la rencontre entre un « je » et un « tu ». La rencontre c’est l’instant où le temps de ce monde est mis entre parenthèses, où les règles de ce monde sont suspendues. Un temps où se joue l’essentiel de ce qui fait l’existence véritable de l’individu. C’est un temps qu’on ne possède pas, qu’on ne maîtrise pas et qu’on ne peut faire advenir selon sa volonté (alors qu’aller vers les pauvres peut se décider à tout moment). C’est un temps qu’on reçoit et à la rencontre duquel il faut savoir aller dans l’instant où il se manifeste à nous, pour lequel aussi il faut tout donner et tout perdre. Dans ce geste excessif, la femme atteste que le temps de la rencontre est venu pour elle, que là se joue l’essentiel de son existence. Voilà pourquoi, aux yeux de Jésus, il prend une signification particulière en lien avec l’essentiel même de sa mission : la Passion. Le geste de la femme reçoit une signification qui le dépasse dans sa singularité historique même. Pour chacune et chacun des auditeurs futurs de l’Évangile, par delà les lieux et les temps, il devient « signifiant ».

(3) Le geste de la femme a lieu pendant le repas. Le repas est donc le lieu privilégié de cette rencontre qui fait non seulement éclater les frontières du pur et de l’impur (cf. Lévi et les pécheurs ; Simon le lépreux) mais qui hiérarchise les valeurs : l’éthique est seconde par rapport à l’instant de la rencontre où se joue l’identité des sujets. Le repas est un temps privilégié car il suspend l’ordre de ce monde pour ouvrir au temps de la rencontre.

2.3. Le dernier repas de Jésus (Mt 26,]7-29)

Là encore, nous limitons notre lecture de cet épisode clé du récit de la Passion à cinq remarques.

(1) Mt 26, 17-29. C’est « chez un tel » Cv. 18 : pros ton deîna) que les disciples vont préparer le repas de la Pâque. Matthieu s’éloigne du scénario assez complexe de Marc 14,13-14, « un homme portant une cruche d’eau », « propriétaire » de la maison… La concision de la description et la façon indéfinie dont est caractérisée l’hôte fait peut-être sens : n’est-ce pas, potentiellement, chez tout homme (« un tel », i. e., untel ou une telle, chaque lecteur) que Jésus et ses disciples peuvent venir « manger la Pâque » (cf. Ap 3,20) ?

(2) L’annonce de la trahison de Judas et l’institution du « dernier repas » se situent pendant le même repas. Outre que Judas est ainsi pleinement participant au repas pascal, il est notable qu’un lien étroit s’établit (par le truchement du repas de communion) entre trahison et pardon des péchés : celui qui va bientôt « livrer un sang innocent » (Mt 27,4) est, de manière anticipée, bénéficiaire du sang de l’alliance répandu pour le pardon des péchés.

(3) À la question de chacun de ses disciples, « Est-ce moi Seigneur ? », Jésus répond : « Celui qui a mis avec moi la main dans le plat, c’est celui qui me livrera » (v. 23). Or, le narrateur ne précise pas que c’est Judas qui met la main dans le plat. II y a ici un non-dit du texte que le lecteur s’empresse généralement de combler en suivant par exemple l’Évangile de Jean : « Qui est-ce ? Jésus lui répond : c’est celui pour qui je tremperai moi-même le morceau et à qui je le donnerai. Il trempe le morceau, le prend et le donne à Judas, fils de Simon l’Iscariote » (Jn 13,25-26). Ici, le narrateur laisse ce non-dit comme un blanc du récit. En fait, tous les disciples ont forcément mis la main dans le plat avec Jésus puisque c’est ainsi qu’alors on partageait le repas ! Risquons une interprétation de ce « blanc » : pour l’évangéliste, il n’y a pas d’un côté le « traître » et de l’autre les « fidèles ». Il n’y a que des disciples qui ont la capacité de « livrer » leur maître.

(4) Matthieu, à la suite de Marc, met en scène la Pâque de Jésus. Pour l’évangéliste, le repas que Jésus prend avec ses disciples est bien un repas pascal, le repas de la fête juive. Or, en insérant ici le partage du pain et de la coupe, Matthieu montre que la fête effectivement célébrée par Jésus et ses disciples est la fête du Messie, sa Pâque, son « passage » de la mort à la vie et à la libération qu’il offre à ceux gui mangent avec lui. Ce récit préfigure donc le banquet céleste où celui qui est absent aujourd’hui et se donne dans du pain et du vin, comme dans le récit qui en est fait, sera de nouveau présent auprès des siens. Dans cette attente, le langage liturgique permet d’affirmer que l’absent est mystérieusement présent au milieu des siens. Dans le partage des paroles du Maître désormais absent, et le partage du pain et de la coupe, le Christ atteste sa présence particulière au milieu des siens dans l’attente d’une communion nouvelle dans le Règne de Dieu. Il s’agit désormais de vivre la présence de Dieu et de son envoyé au sein même de leur absence, d’avancer à la lumière d’une parole et à la faveur d’un signe, l’une et l’autre caractérisés par la fragilité.

(5) La « section des pains » (14,13-16, 12), en particulier à travers les deux récits de multiplication des pains, anticipe ce qui se joue dans le dernier repas : ouverture universaliste (cf. Mt 14,16-21 et 15,32-38 : les deux multiplications ; 15,21-28 : la femme cananéenne), dépassement de la question du pur et de l’impur (cf. Mt 15,1-20, controverse sur le pur et l’impur), métaphorisation de la nourriture comme enseignement (cf. Mt 16,5-12 : le levain des pharisiens). Le dernier repas explicite, ce qui est au cœur de ce processus, c’est la personne même du Christ qui, dans le même mouvement, se donne comme nourriture en se retirant (en mourant) c’est-à-dire en privant ses disciples de la possibilité de le posséder (Jésus ne « gave » pas ses disciples, il les nourrit ; il ne les « comble » pas, il les met en mouvement vers les autres, cf. Mt 28,16-20).

CONCLUSION : ÊTRE OU NON PARTICIPANT AU REPAS DU FILS (MT 22,11 -14)

Terminons ce parcours thématique par un rapide regard sur la parabole des invités à la noce (22,1-14). Elle met en scène un roi qui organise des noces pour son « fils » (la portée christologique de l’allusion est évidente). Suite au refus des premiers invités, « méchants et bons » (v. 10) se retrouvent invités à la noce. La précision est essentielle. Elle signifie que, désormais, ce ne sont donc plus la bonté/justice ou la méchanceté/injustice qui constituent le critère d’invitation : tous « bons et méchants » se retrouvent en effet invités (v. 10 : anakeimenôn). Pourtant la parabole se poursuit par la visite du roi qui chasse de la salle de noce celui des convives qui n’avait pas « d’habit de noce » (v. 11-14, cf. v. 11). Il est cependant significatif que le critère d’exclusion explicitement mentionné ne soit plus la méchanceté ou l’injustice (et, en retour, le critère d’inclusion, la bonté ou la justice) mais bien le vêtement de noce. Sans rentrer dans le débat sur 1’histoire de l’interprétation de l’image, nous proposons ici de le comprendre sous un angle anthropologique : il est reproché à l’homme de ne pas admettre qu’il a besoin d’être « revêtu » d’un autre vêtement que les siens propres, autrement dit, de ne pas se reconnaître dépendant d’une instance qui le revendique. Son silence atteste qu’il est replié sur lui-même, incapable d’entrer en dialogue avec l’autre qui est venu à sa rencontre. En fait cet invité ne participe pas au repas de noce du « fils ». Il n’est pas dans le « désir » de l’époux mais dans le simple « besoin » de nourriture. Or, Matthieu ne cesse de dire que le repas avec Jésus est l’opportunité pour qu’advienne autre chose dans l’existence des convives. Mais que ce repas ne peut être lieu de communion que s’il est lieu de la rencontre avec l’autre, lieu de l’expérience de l’altérité.

Élian CUVILLIER
Institut protestant de théologie de Montpellier

Directeur des études des cycles Licence et Master – Nouveau Testament IPT – Montpellier

Article paru dans la revue ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES 82e année – 2007/2 – P. 193 à 206

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