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La Cène du Christ et l’art contemporain

 La Cène ne laisse pas indifférent. De nombreux artistes contemporains la représentent et lui donnent un sens original, entre invention et subversion. Martine Grenier, historienne d’art contemporain nous présente ici trois œuvres : La Cène de Bernard Buffet (1928-1999) ; Le dernier repas, de Simon Patterson (1967) ; Le dernier repas, par Andy Warhol (1928-1987).

La Cène de Bernard Buffet, entre le tribunal et la grâce

La Cène de Bernard Buffet (1928-1999) appartient à un ensemble de tableaux retraçant des épisodes de la vie du Christ. Réalisées en 1961 pour décorer la chapelle de sa résidence de Château l’Arc, près d’Aix-en-Provence, ces œuvres furent données au musée du Vatican par le peintre en 1971.

Dans cette toile, l’institution de la Cène est délaissée au profit du jugement de Judas. Pendant longtemps la communion de Judas a été ressentie par l’ensemble des chrétiens comme l’effrayante image de la communion sacrilège. Pourtant, la présence autour de la table de Pierre le renieur, de Judas le traître et d’autres disciples plus ou moins dignes, est bien le signe de la Grâce de Dieu qui nous accueille tous.

La composition reprend la tradition occidentale médiévale de la représentation de la Cène qui s’appuie sur le texte de Jean 13. Les protagonistes sont assis derrière une table à tréteaux, Judas est seul en face d’eux. L’absence d’auréole le désigne. Traditionnellement, lorsque les apôtres et Jésus sont nimbés, soit Judas n’a pas d’auréole soit elle est noire. Le fond jaune sur lequel se déploient avec rigueur les lignes étirées, l’angulation et le squelette des formes géométriques, évoque l’or des icônes de l’art byzantin. Sa spiritualité fait de l’image une fenêtre ouverte sur l’invisible.

Entre les bons apôtres autour du Christ et Judas le traître, se trouve la table recouverte d’une nappe blanche dont les plis forment des barreaux et renforcent l’idée de partage de l’espace entre bons et méchants. Le climat de l’œuvre aux couleurs sombres est sinistre, toute humanité en semble absente. Les visages des apôtres sont de vraies têtes de morts, les corps sont traités comme les carafes, ils sont réduits à une forme pyramidale : cet ensemble d’éléments donne à la Cène l’aspect d’un tribunal inhumain obéissant seulement à la loi. C’est devant ce tribunal que comparaît Judas : celui du jugement dernier. Rien ici ne témoigne d’une grâce possible ! Où est l’amour de Dieu ?

Mais dans un second temps, la chaleur du fond et le jeu des regards corrigent cette impression. Attentifs, tous les yeux et les visages convergent vers Jésus. Il est au centre de la composition. Dans la prière, ses yeux sont-ils baissés vers la table, où se trouvent le pain et le vin, ou dirigés vers Judas ? Exclu du groupe, ce dernier oriente son regard lourd de pensées vers nous. À sa droite, la signature du peintre et la date répondent en symétrie au nom de l’apôtre inscrit en haut à droite de la toile. Peut-être une façon de dire « nous sommes tous des Judas ».

Évangile & liberté _ Numéro 208 – Avril 2007 – cliquez ici

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Le dernier repas, de Simon Patterson

Avec ce dessin mural, l’artiste conceptuel anglais, Simon Patterson, perturbe tous les codes du thème, mais qu’en est-il de son propos ? S’agit-il uniquement d’un résidu de culture chrétienne qui teinterait encore l’art, ou d’une représentation contemporaine du tragique de la condition humaine ?

Bien en phase avec la culture populaire, ses mythes sportifs et ses dieux du stade, la métaphore fait de Jésus, le goal, le dernier recours, des apôtres, les joueurs, les porteurs de la balle, la Parole, et des participants au repas fraternel, une équipe de foot soudée. Lors des grandes rencontres, au-delà d’elle-même, l’équipe devient la chair et le sang, le corps même de la nation qu’elle représente, sentiment à l’origine de la violence qui transforme souvent cette grand-messe du sport en véritables jeux du cirque. De la même façon, lors de la Cène, les chrétiens unis en Christ par l’Esprit sont membres d’un seul corps.

ID 1280 Patterson

The last supper arranged according to the Sweeper Formation (Jesus-Christ in goal),
dessin mural, dimensions variables, 1990

Comme pour l’amateur, la tactique choisie est primordiale, S. Patterson a donné plusieurs versions de ce mural. Pour chacune, les noms des joueurs sont organisés selon une stratégie précise du jeu, Jésus-Christ étant toujours le gardien de but. Avec la Sweeper Formation, l’accent porte sur l’offensive. L’arrière-offensif, ou libéro, peut relancer le jeu et participer aux attaques ; ici, c’est Pierre, celui qui, à la fois, maintient la tradition et devient missionnaire en terre païenne.
Sport d’équipe, le football impose à ses joueurs des règles fortes et une éthique. Le temps du match, le combat est acharné et dur mais il obéit à des règles strictes. En revanche, à la fin du match, une paix nouvelle s’instaure. Elle est jalonnée de rites de reconnaissance mutuelle. Ainsi, les uns et les autres se saluent, se congratulent et échangent leurs maillots.

Au final n’est-ce pas une véritable parabole que S. Patterson nous livre ? La tactique renvoie à l’expérience acquise aux cours des années par l’équipe, elle fait mémoire, elle est un choix de jeu pour le présent qui augure d’un avenir en suspens auquel on croit.

Évangile & liberté _ numéro 212 – octobre 2007 – cliquez ici

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Le dernier repas, par Andy Warhol

Andy Warhol, le chef de file du Pop Art, utilise des images témoins de la consommation de masse qu’il reproduit jusqu’à saturation. C’est parce que La Cène de Léonard de Vinci (1495-1498) participe de notre culture et de notre mémoire collective que l’artiste, de confession catholique, s’y est intéressé au point de réaliser une centaine d’œuvres sur ce thème. Reproduite partout et sur n’importe quel support, devenue une icône de notre société, l’œuvre de Vinci a changé de statut, elle a perdu son caractère religieux. Warhol s’en est saisi comme d’un bien culturel quelconque au même titre que la boîte de soupe Campbell.

C’est sous l’impulsion de son marchand new-yorkais, Alexandre Iolas, que Warhol a entrepris cette série qui fut présentée en janvier 1987 dans une galerie milanaise située en face du couvent dominicain de Santa Maria Delle Grazie où se trouve la fresque originale. Une confrontation, original / reproduction, pouvait ainsi avoir lieu en direct.

ID 1280 Warhol

Last supper, 1986, par Andy Warhol (1928-1987). 2 m x 10,1 m, Collection particulière

Une grande partie des œuvres de cette série a été réalisée en sérigraphie. Warhol a travaillé d’après une reproduction noir et blanc, une copie XVIIIe de l’œuvre de Vinci. Doublement éloigné de l’œuvre originale, son travail lui permet de dénoncer à la fois la simplicité et la pauvreté des reproductions des œuvres artistiques ainsi que leur tendance à la dégénérescence kitsch. Grâce à cette technique, le motif originel peut être coupé, juxtaposé à l’endroit ou à l’envers, ou inversé. Par la répétition, Warhol pousse l’image originelle, reconnaissable, aux confins de l’abstraction. Cet effet est renchéri par l’emploi de la couleur indépendamment des formes. Le rouge qui envahit la toile est-il signe de vie, évocation de la transsubstantiation ou provocation ? La pratique religieuse de Warhol qui refusait de recevoir la communion et de se confesser irait plutôt dans ce dernier sens.

En mettant en scène une situation limite, la dénonciation de la perte du sens religieux de la Cène au profit d’une culture de consommation, cette œuvre prend valeur de véritable cri prophétique. Attention à notre relation à l’Église, station-service, et à notre relation à Dieu !

Évangile & liberté – Numéro 214 – Décembre 2007 cliquez ici

Il ne nous est pas possible d’utiliser ici des reproductions de tableaux grands formats ! Pour travailler avec vos catéchumènes, vous les trouverez sur Internet.