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Dis, comment on jouera dans le Royaume ?

 

« Dis, comment on jouera dans le Royaume ? »
Leçon de jeu donnée par ceux que nous appelons ici « différents » et par cette interprétation évangélique de la Loi : penser d’abord au plus faible.

 

  • J’ai gagné une médaille ! À la première rencontre de catéchisme, avec ma toute première volée de jeunes handicapés, une fille m’informe : « La semaine prochaine, nous ne serons pas là, il y a la journée sportive inter-institutions ». Et elle ajoute dans un aparté : « Si tu me donnes quelque chose de toi, je le prends avec moi, et je vais sûrement gagner. »

Perplexité de ma part. Pour me donner le temps de réfléchir, j’ouvre le coffre de ma voiture et j’y dépose mon matériel. La jeune fille en profite pour s’emparer de ma couverture de voiture, et elle s’enfuit en criant : « Je te la rendrai après la journée sportive ! »
Deux semaines plus tard, elle me rend mon bien, rayonnante : « J’ai gagné une médaille ». Je suis encore plus perplexe que la première fois : ma couverture a donc fait un tel effet ? Un éducateur me glisse à l’oreille, en passant : « En fait, ils ont tous gagné une médaille ! »

  1. J’ai ainsi compris dès le début deux choses capitales du monde des personnes handicapées : ils aiment jouer, tous, autant qu’ils sont, et quels qu’ils soient.
  2. Ils n’aiment pas quand il y a des perdants, ils se réjouissent quand tout le monde gagne.

 

  • Le monde des personnes handicapées est un monde où le jeu rend heureux
C’est un monde sans compétition possible. Chacun agit toujours au mieux de ses capacités, mais les capacités de chacun ne sont ni mesurables, ni comparables. Impossible d’avoir deux joueurs de capacités exactement semblables, avec des chances exactement identiques. Impossible de mettre la règle du jeu au-dessus de tout. Des joueurs handicapés vont respecter la règle, certes, mais s’ils voient un concurrent en difficulté, il sera plus important de ralentir le rythme pour l’attendre, que de respecter strictement la règle.
Les règles du jeu existent, mais si les règles habituelles exigent que le vainqueur écrase ses concurrents, si le dernier arrivé est montré du doigt, à la limite de l’humiliation, si les règles sont trop difficiles pour certains joueurs ou trop contraignantes pour le groupe, alors on change les règles. Et peut-être plusieurs fois au cours du jeu si c’est nécessaire. La seule règle : penser d’abord au plus faible.
On est même au-delà des principes des jeux coopératifs : là, un joueur qui fait bien, fait gagner toute l’équipe ; ou un joueur qui fait mal, fait perdre toute l’équipe, même si la plus grande entraide possible permet parfois de contourner le piège.
  • Avec des personnes handicapées, il n’y a pas de piège. Il n’y a que la joie de jouer.

J’évoque ici deux épisodes de jeu : un samedi soir, après une célébration et un pique-nique avec des personnes mentalement handicapées, nous avons joué à des jeux de société. Nous étions une quarantaine, dont environ 8 animateurs qui avaient apporté des jeux divers. Les groupes se sont formés. J’avais apporté un jeu de loto, avec les plaques, les chiffres, les caches, mais pas de lots. Je pensais que les jeunes du groupe allaient réclamer les lots. Pas du tout ! Nous étions cinq, celui qui savait lire tirait les numéros. Les autres surveillaient leurs cartes, mais aussi celles du voisin pour lui dire : « regarde, c’est le 26, c’est 2 et 6, tu as un 26 ici, tu dois le recouvrir ! » Et on attendait que tout le monde ait bien repéré la présence ou l’absence du 26 pour tirer le numéro suivant. Et quand le premier a recouvert tout son carton, il l’a simplement mis de côté pour aider son voisin à continuer. Et on a crié victoire (mais alors, vraiment crié) que lorsque le dernier numéro fut recouvert. Nous avions tous gagné. Quelle leçon ! Ce fut ainsi dans tous les groupes, chacun avec son jeu, dans une joie et des rires très bienfaisants.

  • Des jeux sans vainqueurs ni vaincus

Un autre samedi soir, avec des jeunes sourds, soirée de jeux, mais d’un autre genre. Là encore, il fallait penser :

• aux plus faibles : les deux qui ont en plus des problèmes de vue ; la jeune fille qui a un équilibre instable ; celle qui est légèrement hémiplégique,
• à la crainte de tous de se toucher,
• à l’habitude de regarder les visages derrière les mains qui signent.
Nous avons fait des jeux inspirés des « New Games » (imaginés pour les soldats américains de retour du Vietnam). Des jeux sans vainqueurs ni vaincus, des jeux où on se compare sans concurrence, des jeux où on se fait confiance. Par exemple, des jeux de classement par ordre de grandeur (les plus grands à gauche, les plus petits à droite), par date de naissance (1er janvier à gauche, 31 décembre à droite), par couleur des yeux (les plus foncés à gauche, les plus clairs à droite), etc. Ainsi, personne n’est jamais toujours premier ni toujours dernier ; ce n’est pas mieux d’être à gauche qu’à droite, on change de place selon les critères. Et on se regarde, on se parle, on s’entraide pour trouver la bonne place. Ou bien encore les chaises musicales, où l’on enlève les chaises mais pas les joueurs, et où il faut se faire confiance quand, à la fin, on se retrouve à 15 sur une seule chaise ! Dernier jeu : « On my knees, please ! » Nous ne sommes jamais tombés.
Oh oui, nous aimons jouer ! Et c’est si reposant de ne pas connaître le pincement au ventre de la défaite… ou la crainte de ne pas pouvoir, mais seulement l’éclat de rire de la fin du jeu. On a de la peine à s’arrêter.
Ce sera sûrement ainsi dans le Royaume, non ?
Anne-Lise Nerfin, pasteur de la Communauté œcuménique des personnes handicapées et de leurs familles, et de la Communauté des sourds et malentendants
Archives PointKT N° 46 juillet, août septembre 2004.