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La Cène : un repas

 Dans l’Évangile de Luc, il est fait mention de deux fois moins de prières que de repas, la Cène faisant bien entendu partie de ces derniers. Cette indication, à elle seule, ne dit-elle pas quelque chose d’emblématique au sujet de la dimension toujours spirituelle et sociale de la Bible et, par là, d’un christianisme fidèle. Pour bien entendre cela, il me paraît souhaitable de revenir à certaines des appellations de la Cène ; elles sont à cet égard très significatives.

De quelques appellations

« Cène », ce mot qui correspond au terme latin (cena) désignant plus particulièrement le repas du soir, en quelque sorte le souper. Il n’est pas négligeable qu’il s’agisse là d’un repas. Ce mot latin a peut-être pour origine, le vocable grec koinos qui exprime ce qui est commun et d’où provient le grec koinômia, à savoir la… communion. C’est ainsi que reconnaître dans la Cène un repas, c’est reconnaître en elle un partage et une communion.
En ce qui concerne la « fraction du  pain », on se référera au grand et beau livre de Xavier Léon-Dufour (1) : Le partage du pain eucharistique . Son titre nous montre l’intention profonde de l’auteur : insister sur l’exigence d’une fraternité et d’une solidarité dans la compréhension de la communion et cela pour mettre en œuvre une pratique sacramentelle impliquant le partage des biens. Cette insistance sur un partage conduisant à nourrir les affamés n’est là pas tant motivée par un souci humanitaire, que par la volonté de donner à l’Église son vrai visage. X. Léon-Dufour propose même, pour mieux servir son propos et pour mieux faire ressortir la vérité des textes bibliques, de rendre et traduire l’expression de la « fraction du pain » par celle du « partage du pain ». Il y a ainsi, selon lui, dans cette notion de partage, la volonté de relier l’un à l’autre les plans cultuel et culturel, liturgique et diaconal, théorique et pratique, essentiel et existentiel. Parlant du temps des premiers chrétiens, où la liturgie eucharistique n’était pas encore disjointe du repas fraternel, il s’interroge en ces termes : « Comment ne pas penser aujourd’hui au devoir de l’Église face à la répartition injuste des richesses de ce monde entre les peuples ? (2) ».
« Eucharistie », ce mot provient d’un verbe grec du Nouveau Testament qui signifie « rendre grâces », C’est là le premier des quatre verbes qui introduisent et structurent aussi bien les récits de la Cène que ceux de la multiplication des pains : Jésus « rend grâces », prend, rompt et donne. Cette proximité, voire identité, des gestes reliant la Cène à la multiplication des pains est une raison fondamentale de relier la dimension spirituelle et matérielle qu’elle conjugue dans sa vérité globale. Il faut citer encore ici un livre capital, celui de Jean-Marie Van Cangh : La multiplication des pains et l’Eucharistie (3) . L’auteur pro pose avec une remarquable rigueur exégétique, une interprétation  eucharistique de ce miracle qui est quasiment le seul à être raconté par les quatre évangélistes. Le commandement de Jésus « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6,37) est ainsi à entendre aussi à l’heure de nos célébrations eucharistiques ; il ne concerne pas une préoccupation matérielle d’un côté et spirituelle de l’autre, parce qu’il s’agit justement de relier l’un à l’autre deux récits que les textes évangéliques prennent le plus grand soin de rattacher. Séparer le combat spirituel et social serait donc tomber en pleine aliénation religieuse.

Une unanimité chrétienne

Je voudrais ici donner trois citations  typiques et tellement explicites, qu’elles se passent de tout commentaire. Il n’est pas indifférent de les emprunter à trois grandes confessions chrétiennes ; cela montre qu’il peut y avoir, grâce à un christianisme social, une vérité œcuménique marquant une union, là où l’on trouve si souvent dans la Cène un facteur de désunion.
Le catholique Maurice Zundel a écrit ces mots décisifs : « au cœur du culte chrétien ce souci de l’homme est si formellement inscrit que le repas du seigneur n’aurait plus aucun sens s’il n’était cautionné, au moins dans le secret de quelques âmes, par cet amour sans frontière et sans partialité […] qui exige que nous partagions notre pain avec tous les hommes et tous les peuples – en étant les premiers à réclamer et à proposer les réformes économiques, démographiques et techniques indispensables à une juste circulation des biens – pour participer sans sacrilège à la fraction du pain, où le Seigneur veut nous rassembler tous comme un seul corps sous un seul Chef. (4) »
L’Archiprêtre Boris Bobrinskoy, Doyen de l’Institut de Théologie orthodoxe (Saint-Serge) de Paris, écrit : « Rompre le pain, c’est un simple geste qui peut transmettre des ressources infinies de chaleur, de respect, d’amour ; rompre le pain, c’est contribuer à faire tomber les barrières entre les hommes, entre compagnons de travail, entre races et nations, entre classes sociales, entre membres de différentes Églises, entre chrétiens et non chrétiens, surtout entre les nantis et les démunis. (5) »
Wilfred Monod, qui faisait donner un repas pour les pauvres du Quartier des Halles chaque fois qu’on célébrait la Cène au cours du culte de l’Oratoire, affirmait dans une prédication : « Ce repas mystique est, en même temps, un repas social » ; ou encore : […] le réveil religieux du protestantisme français sera lié à une compréhension plus profonde, à la fois plus sociale et plus mystique, de la sainte Cène. (6.) » C’est à Wilfred Monod que j’emprunte l’idée si forte selon laquelle, dans l’oraison dominicale, les premières requêtes, qui concernent Dieu, commencent par « Notre Père » et les dernières demandes, qui concernent l’être humain, par « Notre pain ». Le titre de cette prière, qui dit l’infrangible solidarité d’un christianisme toujours à la fois spirituel et social, ne devrait-il pas être « Notre Père – Notre pain » ? Ces deux dimensions se retrouvent dans la Cène.

Revenir à Calvin

On peut se rappeler le rôle joué par l’Ascension dans la présentation que Calvin fait de la Cène dans le Petit traité de la sainte Cène de 1541. C’est parce que l’humanité de Jésus connaît une « condition glorieuse » après avoir été « exaltée au ciel », que nous ne pouvons pas parler de sa présence dans la Cène comme si son corps y était « enclos » et « conjoint localement ». affirme Calvin. En pensant et en nous exprimant ainsi, « nous anéantissons la gloire de son Ascension (7) ». Cette dernière est un argument décisif des réformés pour récuser toute conception matérialiste ou chosiste de la présence réelle, expression à bien des égards piégée et ambiguë que Calvin n’utilise pas. Cela dit, si l’Ascension nous conduit à l’heure de la Cène à « regarder au ciel » et à y « élever les cœurs », cette attitude ne signifie pas pour autant que nous n’avons plus les deux pieds sur la terre. Calvin tient les deux bouts de la chaîne. La dimension verticale de la communion ne supprime pas sa dimension horizontale. On pourrait l’illustrer par les deux bras de la Croix. Le christianisme spirituel et le christianisme pratique forment ainsi un tout solidaire. Le partage et la solidarité qu’implique toute communion authentique, – à savoir le fait d’être « membres de Jésus-Christ » et « membres d’un même corps », signifient et appellent « surtout » et « particulièrement », comme il l’écrit, « la charité », « l’amour fraternel entre nous », « la concorde » (8) . On retrouve les mêmes accents dans l’Institution de la religion chrétienne. Parlant de la Cène, qui doit « inciter et enflammer à charité, paix et union », Calvin montre que le sacrement, quand il est vraiment vécu comme « lien de charité », selon ce que voulait Augustin, nous conduit à comprendre que « nul des frères ne peut être de nous méprisé, rejeté, violé, blessé, ou en aucune manière offensé »; il souligne avec force que nous sommes un même corps et participons d’un même pain qu’à la seule condition que nous voulions aussi être « conjoints et assemblés entre nous » et qu’il n’y ait parmi nous « aucune noise ni divisions (9) ». On a rarement mieux dit et mieux établi le souci de l’autre dans la dimension eucharistique du culte protestant.
On se rappelle les mots du récit de la Cène dans le Nouveau Testament où Jésus déclare : « Prenez et mangez », après avoir rompu le pain, et, après avoir pris une coupe de vin, « buvez-en tous » (Mt 26,26-27 et parallèles). Manger : ce mot nous renvoie à la Cène, mais la dimension du repas n’est que partielle, quand on la limite à la répétition dans nos cultes de gestes symboliques. Pour être saisi dans sa plénitude, le « mangez », biblique, en l’occurrence, n’a de sens et de vérité que s’il implique un partage authentique et devient un geste de multiplication des pains pour les autres, les affamés de ce monde. Christianisme spirituel et christianisme social, c’est bien cela que représentaient ensemble l’Abbé Pierre et Coluche quand ils lancèrent les « Restos du Cœur ».
Article extrait de la revue Autres Temps n°62/1999 pp. 31-35 et publié dans PointKT N° 32 pages 6 et 7
ANIMATION « Jeunesse » sur ce thème : Le repas

1.) X. Léon –Dufour ; Le partage du pain eucharistique, Paris, Seuil, 1982.

2.) Op. cit., p. 41.

3.) J.-M. Van Cangh, La multiplication des pains et l’Eucharistie, (Lectio Divina 86). Paris, Cerf. 1975.

4.) M. Zundel, Morale et mystique. Paris, DDB, 1962, p. 126.

5.) B. Bobrinskoy. « Étude biblique », Nouvelles de Saint-Serge, Paris. 1994/18, p. 5.

6.) W Monod, Certitudes, Paris, Fischbacher ; 1991, p. 353 et Le Buisson ardent, « La Parole de Dieu », Paris, Fischbacher, 1934, p. 11.

7.) J. Calvin, Petit traité de la sainte Cène, Paris Les Bergers et les Mages. 1997, pp. 66•67.

8.) Pour ces différentes citations, cf. p. 67 et p. 50.

9.) J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, Livre IV, ch. XVII, 38.