Félix et Simon : qui est Jésus ?
Dans cet article : un conte pour le temps des rameaux et une prédication pour son actualisation…
En l’an 30 de notre ère, à Jérusalem, un jeune garçon regarde la ville du haut de la forteresse Antonia. La ville, si on peut dire. Ici, c’est un bled. Les gens sont bizarres, sales, ils ne vont pas aux bains, c’est contraire à leur religion, ils ne se rasent pas, ne s’épilent pas. Ils ne font pas de sport, ils n’aiment pas les jeux du cirque. Il n’y a vraiment rien à faire. Félix ne voit pas pourquoi il n’aurait pas pu rester à Césarée. Mais voilà, on ne pouvait pas lui attribuer de garde, toutes les troupes de son oncle étaient déployées à Jérusalem. Il y avait même des renforts venus de Syrie. Tout ça pour quelques paysans.
Félix soupire. Il s’ennuie. Dans la rue au moins, il y a de l’animation. Mais son oncle Ponce est formel : trop dangereux pendant les fêtes, il y a souvent des émeutes. Quelqu’un arrive : la livraison de vin. Félix descend en vitesse et se faufile par le portail laissé entrouvert.
Quel bruit, quelle poussière ! En vrai, on se croirait à Rome, sauf bien sûr que les gens sont bizarrement habillés. Bien sûr, personne ne parle latin, sauf les soldats que Félix évite soigneusement, mais bien d’autres langues se font entendre, et parmi elles, du grec. Le grec, Félix connait, son précepteur le lui a fait entrer dans la tête à coups de trique !
Oui, il y en a du monde. Il parait que c’est chaque fois la même chose quand il y a une fête. Ils vont tous au temple de leur dieu. Encore un truc bizarre : un seul dieu, un seul temple. Pas étonnant qu’on les ait battus. Mais il ne faut rien dire, ils ont le droit, c’est l’empereur lui-même qui l’a dit.
Félix ne regarde pas du tout où il va et se cogne violemment contre un autre garçon, un peu plus âgé que lui, un gars du pays. Ce dernier marmonne quelque chose, regarde Félix et dit alors en grec : « Fais donc attention, j’ai failli faire tomber l’étal du boulanger. Qu’est-ce que tu fais là ? On ne voit guère que les soldats quand c’est l’époque des fêtes. Les autres Romains restent chez eux. »
Félix explique qu’il vit avec son oncle et sa tante depuis la mort de son père, mais qu’il s’ennuyait et qu’il a voulu visiter la ville. « Et toi, qui es-tu ? »
– Moi, je suis Simon et je viens de Cana de Galilée pour la fête. Là, je dois rejoindre mon oncle, il est resté à Béthanie avec son maître. Je suis parti en avant, préparer leur arrivée. Mais aujourd’hui, ils arrivent. IL arrive.
– Ton oncle est donc esclave ? Et toi aussi ?
– Mais non, oncle Nathanaël n’est pas esclave. Il est disciple du plus grand rabbi de tous les temps, Jésus de Nazareth
– Rabbi ? Ah oui, vos religieux qui ne sont pas prêtres. Quelle importance ont-ils ? Déjà les prêtres doivent obéir à mon oncle, alors les autres !
– Jésus n’obéit à personne. Il est différent. Viens avec moi, ils arrivent par la porte dorée, tu verras.
Les deux adolescents se faufilent à travers la foule et se postent à la porte.
– Regarde, là, en bas, tu vois cette foule ?
– Oui, et alors ?
– Alors, c’est Jésus, ses disciples et ceux qui le suivent. C’est qu’il a rendu la vie à Lazare de Béthanie l’autre jour. Depuis, on n’arrive presque plus à s’approcher de lui.
Une femme intervient : oui, ma sœur était là et moi, je l’attends aussi. C’est lui, le roi qui doit venir, le roi d’Israël.
– Méfie-toi Salomé, l’autre garçon, c’est un romain.
– Ce serait plutôt à lui de se méfier, Jésus va tous les chasser, les Romains.
Félix se tait, il se méfie de ces gens. Il est seul et sans armes. Mais il n’en pense pas moins. Qui pourrait battre l’armée de César ? Personne, à l’évidence ! Alors certainement pas un rabbi juif !
La foule approche. Il distingue maintenant un homme perché sur un âne. Il n’a ni armes, ni char, ni chevaux. Quel piètre général ! Les gens l’entourent et brandissent des palmes. Hum ! les palmes, comme pour César, c’est séditieux tout de même ! Ils couvrent le sol de leurs vêtements.
– « Qu’est-ce qu’ils crient ? » demande Félix à Simon.
– Ils crient « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël ».
Maintenant, Jésus est à leur niveau. Il voit Simon et l’appelle « Viens avec nous Simon ». Simon entraîne Félix et s’approche de son maître. Jésus regarde Félix et lui sourit. « Shalom, jeune homme » dit-il en grec. « Je vois que tu viens de loin ». Félix est gêné, il n’a pas envie que tout le monde le regarde. Tout à coup, il se sent exclu de quelque chose d’important parce qu’il est romain. C’est ridicule. Jésus continue de le fixer. Comme s’il avait entendu les pensées de Félix, il ajoute « Je suis venu pour toi aussi ». Puis, il s’éloigne vers le temple.
Quelle phrase bizarre. Quel homme étrange. En tous cas, ce n’est pas un roi. Et ses compagnons n’ont rien d’une armée.
Simon explique à Nathanaël qu’il a prévenu Joseph et Nicodème comme convenu et que tout est prêt. Puis il se tourne vers Félix : « Tu viens avec nous ? »
– Non, il faut que je rentre, sinon, ma tante va envoyer la cohorte à ma recherche. Tu sais, ton rabbi, ce n’est qu’un homme ordinaire. Je ne vois pas ce que tu lui trouves.
– Ce n’est pas un homme ordinaire, il vient de Dieu, il est venu pour nous montrer le chemin et pour nous libérer. Il nous a parlé de l’amour de Dieu. Il a fait des miracles, il a rendu la vie à Lazare. C’est lui, le roi d’Israël.
– Écoute, ton dieu, je ne le connais pas. Il n’a pas empêché Rome de conquérir ton pays. Sans doute qu’il est trop faible devant tous les dieux de Rome et de l’Empire. Ce que j’ai vu, c’est un homme au milieu d’une foule, un homme ordinaire. Et ne dis pas trop fort qu’il est roi d’Israël. Il n’y a qu’un roi, c’est César. Je l’ai vu, et je peux te dire que ton Jésus ne ressemble en rien à Tibère. Félix frisonne en repensant à la fois où son père l’a présenté à César.
– Jésus t’a dit qu’il est venu pour toi. C’est ça que moi je retiens. Si tu veux nous revoir, demande la maison de Nicodème, il saura nous trouver. Alors, porte-toi bien, Shalom !
– Salut Simon, fais attention à toi !
Félix rentre lentement vers la forteresse. Il va se faire punir. Mais peut-être que s’il raconte à sa tante ce qui lui est arrivé, ce ne sera pas trop terrible, elle aime en savoir plus sur ces Juifs bizarres.
Ce Jésus, ce n’est qu’un homme, qui vient comme ça, pour une fête sans importance, dans un pays sans importance. Mais Félix est mal à l’aise. Il se rappelle les paroles de Jésus. Et surtout, il se rappelle son regard.
Lecture de Jean 12, 12-19
Frères et sœurs, et vous les jeunes
Pourquoi ce conte ? Je voulais souligner plusieurs points : tout d’abord, qu’il y a eu, dès le départ, un choc des cultures. Le monde gréco-romain n’était pas préparé à ces idées de dieu unique, de messie, de résurrection, même si le judaïsme était bien répandu dans l’empire et au-delà. Félix représente ce monde-là, un monde qui se sent supérieur, qui n’a pas besoin de ce dieu unique, de ces juifs trop différents, trop inassimilables. Et cela n’a arrêté en rien la diffusion de l’Évangile.
Bien sûr que nous héritons du christianisme au niveau culturel. Personne ne s’interroge devant un calvaire breton ou devant la déclaration des droits de l’homme. Mais le monde que représente Félix pourrait être traduit dans des termes que nous connaissons bien : la religion, c’est pour les faibles, les crédules, c’est de l’obscurantisme. La supériorité de l’Occident vient de l’essor de la science. Ce qui ne se démontre pas n’a pas d’intérêt, etc. Le choc des cultures n’est plus culturel, il est spirituel. Mais il n’y a pas un « autrefois » et un « aujourd’hui » dans la question « Jésus de Nazareth », les différents points de vue sont, au fond, toujours présents dans notre occident christianisé et peut-être déchristianisé, en tous les cas au niveau spirituel.
Ce que j’ai voulu manifester aussi en décrochant l’attention d’un texte trop connu ou trop éloigné de notre monde, c’est la question de l’identité : pour Félix, Jésus n’est qu’un rabbi d’une province isolée et pauvre, sans pouvoir et sans influence, au départ en tous les cas. J’ai laissé ouvert, parce que chacun peut changer de point de vue, chacun peut découvrir qui est Jésus véritablement. On peut le rejeter comme sans intérêt au départ et finir par le reconnaître comme le roi de sa vie.
Pour certains, il est celui qui va libérer le peuple au sens propre. Ils se rendront compte très vite qu’ils se sont trompés. Au cours des siècles, beaucoup de personnes ont vu le Christ comme celui qui intervient du ciel dans nos vies – ou qui n’intervient pas, d’ailleurs. Et elles l’ont priée de descendre à leur secours, l’ont parfois rejeté parce que les cieux ne s’ouvraient pas sur le miracle exigé.
Pour d’autres, il est celui qui a rendu la vie à Lazare. Sans doute, de mon point de vue, sont-ils plus proches de la foi. Certes, Lazare n’est qu’un signe, il finira par mourir à nouveau, mais Jésus est bien celui qui nous propose une vie qui a une dimension supplémentaire par rapport à nos vies biologiques, cette vie qu’il appelle la vie éternelle et qui n’est pas une vie qui commence après la mort mais une vie qu’il nous offre tout de suite, là, maintenant.
Mais au fond, le plus important est ailleurs : nous avons en tête la scène, mais nous avons oublié l’essentiel : Jésus est celui qui vient parmi nous. Il est là, au milieu des gens qui le pressent, qui l’entourent, lui parlent, le touche. Nous pouvons le comprendre parce qu’il est humain. Fils de Dieu, certainement, mais ce qui résonne le plus fort en nous, c’est son humanité. C’est cela qui nous attire avant de comprendre ce que Fils de Dieu signifie. C’est parce qu’il est humain que nous nous sentons proche de lui. C’est parce qu’un humain nous parle de Dieu que nous apprenons à faire confiance.
Certes, le roi d’Israël est entré à Jérusalem ce jour-là, mais ce qui nous sauve c’est l’humanité qu’il partage avec nous. Amen
Crédits : Anne Petit (EPUdF), Point KT, illustration Pixabay