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Judas : une interview authentique !

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L’auberge dans laquelle j’attends depuis un moment est une de ces nouvelles boutiques à la romaine, avec ses arcades ouvertes à l’angle de deux ruelles, abritant un comptoir. À un bout du comptoir, un espace pour une table et deux bancs, ouvert sur la rue. Derrière le patron, des jarres et amphores de toutes contenances.

Après avoir bu au comptoir un vin de Juda aromatisé aux herbes, j’amène ma cruche et mon bol à la table, les deux employés du Temple qui l’occupaient s’étant levés, après avoir arrosé leur pain et leur fromage d’un petit coup de vin plutôt aigre. (* voir précisions de l’auteur au bas du document)

Viendra-t-il ?…

De mon banc, je vois l’agitation de la rue, le flot des gens qui montent vers le Temple, les prêtres pressés, les chalands qui flânent devant les boutiques. Là-bas, au débouché de la rue, au-delà de l’ombre fraîche de la ville, j’aperçois en plein soleil une partie du grand escalier du Temple qui monte vers le portique et le parvis des païens.

Une silhouette s’interpose à contre-jour sous l’arcade, entre la vue du Temple et moi : Judas !

Il s’avance, je me présente, l’invite à s’asseoir, demande une autre cruche et un bol.

– Merci, me dit-il. Il commence à faire chaud.

Il n’est pas très grand, mais paraît costaud ; un peu chauve, le visage marqué de profondes rides, les traits réguliers, la physionomie intelligente. Je le sers. Il tourne le bol entre ses mains, boit un coup, le repose. Pendant un moment, il le fixe, comme s’il cherchait l’inspiration. Je respecte son silence.

– Merci d’être venu, dis-je enfin pour l’encourager. Il relève la tête, me regarde dans les yeux :

– Avant de commencer, il faut que vous compreniez quelque chose. Avez-vous déjà réfléchi à ce qui peut faire de la même personne un traître, ou un prophète ? J’y ai beaucoup réfléchi. Quand vous ne faites pas ce que vous êtes censés faire, quand vous agissez autrement que ne le réclame le politiquement ou le théologiquement correct, bref en homme libre des préjugés, pour les uns, les plus nombreux, vous passez pour un traître, pour quelques-uns pour un prophète. C’est le cas de Jésus. Traître pour les gens pieux, les autorités religieuses, le Sanhédrin ; prophète pour ses partisans, son frère Jacques, Pierre, le vieux Jean, Paul… Qui d’ailleurs ne sont pas d’accord entre eux ; et la question rebondit : qui trahit Jésus ? Qui en est le prophète, le porte-parole ?

– Et pour vous, qui est Jésus ?

Je vous le dirai, un peu de patience. Avant cela, je veux vous faire comprendre comment on fait de vous un traître ou un prophète.

Vous avez besoin de saints, vous avez encore plus besoin de monstres.

Il suffit parfois de peu de chose : de s’être trouvé au bon ou au mauvais endroit, au bon ou au mauvais moment… Selon la manière dont les événements tournent, à l’avantage des uns ou des autres, vous passerez pour un traître, ou pour un prophète. Selon le talent de vos partisans et de vos adversaires, selon leur interprétation, séduisante ou non, de vos gestes et paroles, selon des courants indéfinissables de sympathie ou d’antipathie, vous serez classé traître, ou prophète. Il y en a aussi que l’on fabrique de toutes pièces, pour les besoins de la cause. À partir de quelques faits, on vous fait dire ce que vous n’avez jamais dit, on vous prête des intentions. Le vraisemblable n’a rien à voir là-dedans, au contraire : plus c’est incroyable, et plus les gens marchent. Un pas de plus est franchi quand on en rajoute sur le sacré, l’occulte, le mystère ; alors la traîtrise devient diabolique, métaphysique, et la prophétie devient apocalypse, révélation des mystères cachés et fins dernières. Alors vos actes sont gravés pour l’éternité dans le ciel ou dans la géhenne, vous êtes bénis ou maudits par les générations futures.

– Judas, vous parlez de Jésus, ou de vous ?

Sa réaction est brutale, il pointe un doigt sur moi :

– Mais je parle de vous ! De ce désir humain de transformer des gens comme vous et moi en saints ou en démons, en modèles ou en repoussoirs, en objet d’admiration ou de répulsion, en agents de la lumière ou des ténèbres. Vous avez besoin de saints, vous avez encore plus besoin de monstres. Cela vous rassure.

– Vous vous dites victime de ce mécanisme ?

– Jusqu’à la fin des temps, je porterai la noirceur de la traîtrise au front. Mais il y en aura toujours, par un effet de balancier ou de compassion, pour me réhabiliter, faire de moi un disciple à part, complice de Jésus dans le plan de Dieu, ou simplement pour se poser des questions. Selon votre point de vue, je suis traître ou prophète ; or je suis simplement un homme, mêlé à une histoire qui le dépasse de partout.

– Judas, pouvez-vous me dire la vérité, me raconter ce qui s’est vraiment passé ce soir-là ?

– Si je vous dis la vérité, la croirez-vous ? C’est sa vérité, direz-vous. Il cherche à se justifier, ou bien : il est écrasé par sa culpabilité, dans le déni, ou l’expiation… ou encore : il a eu le temps d’inventer une version vraisemblable et honorable pour lui. Sa mémoire est-elle fiable, après tout ce qui s’est passé depuis ?

Vous attendez des révélations d’un évangile dont je serais l’auteur… vous serez sans doute déçus !

– Vous avez accepté notre entretien…
– À cause du bruit fait autour de l’évangile que vous venez de redécouvrir et dont je serais l’auteur. Et qui est en cours de restauration et de traduction. Vous en attendez des révélations ; vous serez sans doute déçus. Il y aura autant d’interprétations que de lecteurs.
Les yeux de Judas se détournent de moi. Sur les marches du Temple là-bas, le soleil tape dur, la pierre est éblouissante, les pèlerins se font rares ; seuls quelques lévites bavardent avec des gardes sous le portique. Mais dans les rues, à l’ombre des tentures et des auvents, la foule est dense, bruyante. Quand il reprend la parole, les yeux tournés vers le Temple, sa voix se fait plus âpre :
– La vérité ? Elle est d’une banalité tragique… et c’est bien par ma faute que Jésus a été arrêté.
Il s’interrompt, reprend son souffle.
– Jean a raison : j’étais le trésorier du groupe. Ce n’était pas facile. Nos finances étaient serrées, et nous n’avons pas toujours mangé à notre faim.
Judas soupire :
– il n’empêche que certains me jalousaient pour la confiance que Jésus m’avait accordée. Lorsque nous sommes montés à Jérusalem pour la Pâque, cette année-là, les chefs religieux avaient juré la perte de Jésus. Là dessus les évangiles disent vrai. Aussi avions-nous décidé d’être toujours au milieu de la foule le jour –elle nous aurait protégés dans une tentative d’arrestation–, mais de cacher soigneusement l’endroit où nous passions la nuit. Nous nous donnions rendez-vous et chacun y allait de son côté. Chaque soir dans un autre lieu. Chaque jour je récoltais des fonds pour notre séjour à Jérusalem. La vie était chère ici ; pour la Pâque, les prix flambaient. Heureusement, j’avais des amis un peu partout. C’est ainsi que ce soir-là, notre bourse étant à sec, je suis allé demander de l’aide à deux membres du Sanhédrin qui appréciaient Jésus en secret. De nuit, pour ne pas les compromettre. Trente deniers, c’est tout ce que j’ai pu récolter Sa respiration se fait courte.

Trente deniers, c’est tout ce que j’ai pu récolter

– Trente deniers, voilà tout ce que j’ai pu récolter. C’était toujours mieux que rien, mais nous n’irions pas bien loin avec ça ! Quelqu’un qui me connaissait comme disciple de Jésus a dû me voir, et me suivre. L’escouade était prête. Ils n’attendaient que ça. Dans le jardin du pressoir, j’ai montré les trente deniers, en m’excusant du peu que je ramenais, j’ai embrassé Jésus, les gardes ont surgi de nulle part, l’ont arrêté et enchaîné. Nous n’avons rien pu, rien osé faire.

Baiser de Judas,  parmi les fresques de la chapelle Scrovegni de Padoue,  
Giotto (1267 ? – 8 janvier 1337)
Sa voix se brise.
– C’est tout. Il a du mal à ravaler le sanglot qui le secoue.

Je suis abasourdi de ce que j’entends : quoi ? Ce serait aussi simple que ça ? Nous buvons un moment en silence. J’essaie de rassembler mes esprits. Judas reprend, doucement :

– Alors pour moi tout a basculé ; les autres me sont tombé dessus, me reprochant de ne pas avoir pris plus de précautions. Ce fut le pire moment de ma vie. Après une discussion orageuse où personne n’était d’accord sur ce qu’il fallait faire, mais où ils étaient tous d’accord pour m’accuser, nous nous sommes dispersés. J’étais désespéré. Je suis retourné voir les amis du Sanhédrin. Je leur ai appris l’arrestation de Jésus, leur ai rendu les trente deniers. Nous n’en aurions sans doute plus besoin. Les choses se présentaient mal pour Jésus. C’était bien l’avis de Nicodème et de Joseph d’Arimathée. Ils me promirent cependant de faire leur possible pour sauver Jésus. Ayant aperçu Pierre se chauffant dans la cour du Grand-Prêtre, je ne suis pas resté, craignant sa colère, redoutant encore plus de nous faire remarquer.

Jésus jugé de nuit, et exécuté. Et j’avais déjà basculé du côté des traîtres.

Toute la nuit, seul, j’ai erré dans Jérusalem. J’ai fini la nuit dans cette gargote. J’ai cuvé mon vin dans une ruelle. Quand je me suis réveillé, et tant bien que mal remis sur mes pieds, l’après-midi était déjà avancée. J’ai cherché à savoir ce qui s’était passé. Jésus avait été crucifié ; un de ses disciples, m’a-t-on dit en ricanant, l’avait trahi pour trente deniers. Ce fut comme un double coup de poing en pleine poitrine. Jésus jugé de nuit, et exécuté. Et j’avais déjà basculé du côté des traîtres. J’arrivais trop tard au Golgotha.

Après cela, plus question pour moi d’avoir quelque relation que ce soit avec le groupe des disciples, avec Pierre, qui fait son trou, Jean qui vaticine**, bientôt rejoints par Jacques, le frère de Jésus qui l’a toujours jalousé, et qui a mis la main sur la communauté de Jérusalem, et ce Paul, qui est vraiment un bien curieux personnage. Leurs affaires n’avaient plus rien à voir avec les miennes. Ils ont d’ailleurs fait circuler le bruit que je m’étais suicidé. C’était presque vrai, j’ai été à deux doigts de le faire. Pour eux je n’existais plus. Ou plutôt si, mais définitivement comme le monstre, le repoussoir, comme le traître. Nécessaire à l’histoire. Et ils m’ont remplacé, dans leur aréopage inspiré.

Mais ceux qui ont voulu me réhabiliter, dit Judas en souriant tristement, en faisant de moi le dépositaire d’enseignements secrets de Jésus, ou son partenaire dans un plan de prise de pouvoir à Jérusalem, ne m’ont pas tellement rendu service. Ce serait Jésus lui-même qui m’aurait poussé à le trahir, pour accomplir la volonté de Dieu, ou pour permettre à son âme d’être libérée de son corps. Conception impensable pour un juif !

C’est le regard de Jésus sur moi dans le jardin qui m’a permis de revenir à la vie.

Mais vous savez –son ton s’apaise, son regard devient clair–, rien ne peut m’enlever le souvenir de ce que nous avons vécu avec Jésus. Longtemps, j’ai été désespéré, inconsolable. C’est le regard de Jésus, son dernier regard sur moi dans le jardin, qui est revenu peu à peu à la surface de ma mémoire, et qui m’a permis de revenir à la vie.

Ce n’était pas le reproche que j’y lisais maintenant ; c’était la confiance et l’amitié. Il me disait à la fois : qu’y pouvons-nous ? Ça devait arriver tôt ou tard. Et aussi : confiance, ce n’est pas fini. Il ne faut jamais mettre le mot fin, tant que ce n’est pas Dieu lui-même qui vient l’écrire. Alors tous les souvenirs me sont revenus en cascade, l’un entraînant l’autre. Ce que nous avons vécu avec Jésus a été une expérience unique. Avec un homme unique. Beaucoup de prophètes auraient aimé entendre ce que nous avons entendu, voir ce que nous avons vu. Chaque moment de ma vie en est éclairé. Oh, je ne suis pas parti sur les routes, fonder ma communauté. Je n’ai ni la couronne du missionnaire ni la palme du martyre. Je raconte mes souvenirs à mes petits-enfants.

Nos cruches sont vides. Mais ce n’est pas à cause du vin que ma tête me fait mal. En même temps, une grande tendresse m’envahit. Le soleil qui baisse dans le ciel illumine d’or et fait vibrer les marches du grand escalier, le mur du portique ; la rumeur de la ville s’apaise. Le comptoir se peuple d’hommes qui s’interpellent, bavardent, entament une partie d’osselets. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes pensées.

– Où vivez-vous depuis ?

– Ici, à Jérusalem ; j’en étais originaire, avant d’aller travailler comme comptable à la synagogue de Capernaüm.

C’est ici que vingt ans après j’ai reçu la visite de Pierre…

Un silence s’installe ; je n’ai pas envie de me lever. Judas apprécie mon silence. En hésitant, lentement, il se remet à parler :

– C’est ici que vingt ans après j’ai reçu la visite de Pierre. Il m’a dit comment il m’avait retrouvé. Il m’a raconté comment il avait suivi Jésus ce soir-là, et comment, trois fois, il s’en était désolidarisé. Il m’a dit sa honte. Il avait beaucoup réfléchi, m’a-t-il dit, compris beaucoup de choses. Que rien n’était simple. Je ne voyais pas où il voulait en venir. Il était plein de remords, m’a-t-il enfin avoué, de la manière dont ils m’avaient traité. Il m’assura de son amitié. Mais que pouvait-on y changer maintenant ?

– Oui, lui dis-je, les rôles de traîtres et de prophètes sont déjà distribués.

****

* Quelques précisions de l’auteur :
Mon hypothèse sur la manière dont la « trahison » de Judas se serait « réellement » passée, dans cette interview « authentique », est évidemment hasardeuse. Elle est ingénieuse et presque convaincante, mais c’est un vrai plaisir de raconteur d’histoire plus qu’un travail d’exégète (en essayant seulement de ne pas être trop en contradiction avec le texte biblique -sauf le suicide de Judas, quand même !-).
Mais l’important c’est le contenu : il est rare qu’on soit par nature traître ou prophète. Nous sommes tous des hommes pris dans une histoire qui nous dépasse, où chacun se débrouille comme il peut, assume ses rêves, ses erreurs et ses responsabilités.
Mais il y a un homme en tout cas qui a laissé une trace lumineuse, Jésus.
Cela se lit dans mon texte dès le sous-titre/clin d’oeil, mais je me méfie des moniteurs qui me prendraient pour un savant exégète et mon hypothèse pour argent comptant, et raconteraient mon histoire sans y mettre le conditionnel qui s’impose, en laissant tomber ce que je voulais faire voir. Comme dit l’autre : cela va sans dire, mais encore mieux en le disant.

**Vaticiner : Prédire l’avenir. Prophétiser de manière confuse et pompeuse.