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La vie après Jean-Baptiste

 Mon destin avait basculé le jour où, entraîné par quelques amis qui s’inquiétait de mon humour sombre, j’étais allé écouter l’homme du désert, habillé de poils de chameau, se nourrissant de sauterelles.  Puis il y a eu l’arrestation. Et la nouvelle qui m’avait fait replonger : Jean, par un caprice de ce roitelet indigne d’Israël, avait été décapité…La vie après Jean-Baptiste

Ma mission n’avait pas été facile. En même temps, elle m’aidait à ne pas sombrer dans le désespoir. Jean, celui que l’on surnommait le Baptiste, m’avait sauvé, ou plutôt, il m’avait montré où trouver le salut. Mon destin avait basculé le jour où, entraîné par quelques amis qui s’inquiétait de mon humour sombre, j’étais allé écouter l’homme du désert, habillé de poils de chameau, se nourrissant de sauterelles.

Entendre cette bonne nouvelle de l’amour de Dieu, savoir qu’il me donnait une nouvelle chance, être purifié en se plongeant dans le Jourdain, cela m’avait transformé. Je retrouvais ma joie de vivre, ou plutôt, je la trouvais enfin. Et je n’étais plus seul : un petit groupe s’était formé autour de Jean. Nous écoutions le maître, suivions ses recommandations.

Puis il y a eu l’arrestation. Et la nouvelle qui m’avait fait replonger : Jean, par un caprice de ce roitelet indigne d’Israël, avait été décapité. Notre maître était mort. Notre groupe n’avait plus de raison d’être. Avant que chacun de nous ne retourne chez lui, à sa vie précédente, j’ai été chargé, moi, d’aller raconter la triste nouvelle à Jésus.

J’ai fait le voyage. J’ai fini par trouver Jésus près du lac de Tibériade, entouré de quelques disciples. Je lui ai annoncé la nouvelle, le cœur et la gorge serrés. Jésus m’a longuement regardé. Je voyais combien cette nouvelle le touchait. Il m’a semblé apercevoir quelques larmes, vite essuyées. Il n’y avait pas que cela. Jésus semblait s’inquiéter pour moi. Cela m’a bouleversé. Cela me bouleverse encore, quand j’y pense. Etait-ce parce qu’il avait appris la nouvelle ? Je ne sais pas : brusquement, Jésus a appelé les disciples, leur a demandé si la barque était prête, et il est parti avec eux dans cette barque, probablement pour s’isoler, prier, comme il en a l’habitude.

Voilà, ma mission est accomplie. Que faire maintenant ? Rentrer chez moi ? J’ai comme l’impression que ce n’est pas fini. La barque s’éloigne du rivage. La foule murmure de déception. Puis quelqu’un lance : on va le suivre. Et voilà que la foule, des gens comme moi, aux habits simples, au parler rugueux, suit la rive. Je fais comme eux. Lorsque Jésus accoste, nous sommes là. Un peu gêné, quand même, comme lorsqu’on vient à l’improviste et comme par hasard à l’heure du repas chez une personne qui ne vous avait pas invité. Mais son regard sur nous en dit long : c’est le même regard qu’il a posé sur moi, plein de compassion et de bonté. Une femme, puis un homme viennent lui raconter leur malheur, leur maladie. Jésus, d’un geste, d’une parole, leur rend courage, santé, envie de vivre. Les disciples aussi sont descendus de la barque, et suivent leur maître. Eux n’ont pas du tout le même regard : nous avons l’impression de les déranger, mais ils n’osent s’interposer entre Jésus et la foule. Alors eux aussi suivent le mouvement.

Tout cela se passe pendant que Jésus, maintenant suivi par des gens de plus en plus nombreux, se dirige vers une petite colline près du lac. Lorsqu’il est arrivé, le pré est noir de monde, sûrement 10 000 personnes, en comptant les femmes, les enfants, que curieusement, Jésus accepte aussi. Pour lui, la religion, ce n’est donc pas qu’une affaire d’hommes ! Mais voilà, le soir tombe. Je n’ai pas lâché Jésus d’une semelle depuis qu’il a débarqué. Son unique regard ne m’a pas suffi. Je voudrais en savoir plus. Serait-il un successeur de Jean le Baptiste ? Le mystérieux chemin de Dieu me conduirait-il maintenant près de ce maître ?

Debout près de Jésus, j’entends d’abord les soucis des disciples, visiblement gênés par le succès de leur maître : « sois réaliste, renvoies-les, il y a trop de gens, nous n’avons rien pour eux.» La réponse de Jésus m’a fait sourire : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! ». Les disciples sont gênés : « Nos deux poissons, nos cinq pains, ce sera juste assez pour notre groupe. Il faut qu’ils partent. » Jésus ne se laisse pas démonter, et demande à ce que leurs provisions soient apportées. Les disciples remontent dans mon estime : ils obéissent sans discuter. Tant pis, ce sera une miette par personne. Pour moi, cela ne fait rien, j’ai appris à jeûner près de Jean. Le jeûne, c’est une bonne discipline, on découvre la supériorité de l’esprit sur le corps, au bout d’un certain temps, on prie avec beaucoup plus d’intensité, et on oublie la faim.

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Jésus se révèle bon organisateur. Il demande aux gens de s’installer sur l’herbe par petits groupes, et les disciples se mettent   à distribuer de la nourriture. Ils commencent par les extrémités du pré où sont installés les gens. A la manière dont ils servent les premiers, que j’aperçois à distance, je me dis qu’ils n’iront pas très loin. Ma perplexité va grandissante : au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de moi, ils continuent à distribuer. Et quand c’est mon tour, j’ai droit à un solide morceau de pain et un petit bout de poisson. Alors, pourquoi jeûner ? Je mords à belles dents dans ce repas inattendu et bon.

Mon moral, qui était au plus bas, remonte. Je me sens mieux. Jésus a vu plus loin que nous tous. Je sens combien il se soucie de moi, et de ceux qui m’entourent. Et je me souviens que Jean avait dit qu’il n’était qu’un précurseur, qu’un autre allait venir après lui. Je me souviens du regard que Jésus a posé sur moi, du regard que Jésus a posé sur la foule. Ma décision est prise : je vais rester un peu avec lui, je veux en savoir plus. Le regard de cet homme, son attitude à l’égard de tous ces gens simples, cela prouve que le Dieu d’Israël n’a pas dit son dernier mot, que Jean-Baptiste était son prophète, et qu’aucun roi, aussi puissant soit-il, ne peut le faire taire.