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Le Noël de dame Lilah

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Qui parle de naître ? Qui ose encore aujourd’hui parler de ce qu’il y a de plus sacré au monde, la naissance d’un enfant. Vous ? Moi ? Oui : moi ! Dame Lilah, la plus belle retoucheuse, et raccommodeuse au grand cœur du 20ème rugissant.

Lilah, je suis Lilah. Comme les lilas qui bordent  la place où je suis née, à Ménilmontant, près de Gambetta. C’est beau Lilah, non ? Vous ne trouvez pas ? Moi j’aime, c’est doux, et ça sent le printemps et c’est unique, porté par personne. Moi, seulement moi ! C’est classe, chic, et ça fait dame ! Non seulement je m’appelle Lilah, mais en plus j’ai vu le jour à la libération, oui m’sieurs dames, le 8 mai 1945, au beau milieu de la tourmente et de la folie joyeuse, qu’apporte la liberté retrouvée. Et devinez où ? Passage des Soupirs ! Elle n’est pas incroyable la vie ? Je ne vis pas dans la rue ! Mais sous les toits. Je suis une fleur de bitume, du pavé, j’ai un chez moi, petit. Notez qu’il  vaut mieux un petit chez  soi, qu’un grand chez les autres. Chambre de bonne, bon état, 7ème étage sans ascenseur, héritage de ma mère.

Situation familiale 

Eperdument amoureuse depuis l’enfance de tout et de rien. Pour un oui et pour un non. Difficile, mais tellement exaltant, ingérable, mais palpitant.  Connue de tout le quartier, je ne suis pas Amélie Poulain, mais leur petit jardin d’espérance,  sorte de rayon de soleil. Je suis, dit-on,  le moineau du quartier, le piaf des ruelles, de la rue de Bagnolet à la rue de la Chine. Papa ferrailleur, vitrier, Maman couturière, repasseuse, et de temps en temps chanteuse, au café du métro, par plaisir, le soir, moi assise, sur la banquette jaune en moleskine. Que du bonheur ! Paris au printemps, Paris en été,  en automne, je ne vous parle même pas de l’hiver, une vraie fête. Paris la douce, la cruelle se fait belle, en robe blanche, ingénue et virginale. Le malheur et la misère s’effacent un jour ou deux, devant la blancheur de Noël, et ses carillons, ses cloches, son effervescence, et sa joie de vivre. Ce Paris n’existe plus aujourd’hui, vous le trouvez  désormais au fond de mes yeux. Je me souviens… Il y a presque 48 ans, près de la mairie du 20ème, un couple venu de très loin en manteau, dépenaillé, enguenillé. J’avais 24 ans et je terminais ma tournée de retouche. Je suis retoucheuse à domicile, la cousette du quartier, et la colporteuse de nouvelles et de potins en tous genres, des pires et des meilleurs, et j’en passe. L’aiguille n’a aucun secret pour moi, et aucune étoffe ne me résiste. Et celle-là s’accroche par hasard, si le hasard existe, à une porte cochère, et pas moyen de la défaire. Je tire, j’arrache, elle résiste !  Pensez !  De la toile brune de lin, increvable, et pourtant, il faut bien qu’elle me suive à la maison, qu’elle le veuille ou non !  Et puis… depuis quand les robes et les costumes décident-t-ils par qui ils seront portés, et chez qui ils iront vivre ? Mais ce fichu tissu ne se laisse pas faire ! Et voilà qu’il se met à neiger !  Le trottoir se givre, et mes chaussures, style godillots mal ajustés, glissent. Je tombe, je roule jusqu’à la bouche de métro. Un homme me secoue, me soulève me remet debout. Son corps est chaud, mais ses vêtements sentent la misère. Il me porte et me pose près d’un réverbère. Ma jambe me fait mal… Il me regarde, ne souffle mot.  Quand je reviens à moi,  il me sourit. Juste à côté, une jeune femme, assise, enveloppée dans une pelisse de fourrure argentée. Cheveux blonds,  yeux gris clair, on dirait une louve, belle comme un soleil en hiver, pleine comme un fruit, ronde comme une pomme, et rose comme un bouton. Je me colle contre elle. Elle sent le lait et la cannelle. Le ballet de la rue, et des bourrasques blanches nous fouettent le visage. Il est presque 22h. La rue est vide. Un 24 décembre…Que voulez- vous faire par un temps pareil ?
Justement… Que font-ils là ?
Moi,  je rentre chez moi. Normal, le piaf des rues sombres, c’est moi ! Eux ? Jamais vus. Connais pas… Je les regarde. L’homme a sorti de son sac, un petit gaz. Il réchauffe une tasse et me la tend. Il sourit toujours et ne dit rien. Ils sont d’où exactement ? Je les devine, de l’Asie centrale. Yeux bridés, pommettes hautes, grands, blonds. D’où sortent-ils ? D’un livre de contes, d’une histoire à dormir debout les nuits de Noël.Je les regarde, et brûle de leur parler. L’homme se met à rire, sort un petit instrument de musique et me souffle :
« Miqitch … matriochka, chat, chat sirum, du es arev. »
« Hop genantzig, et hop belle et  jolie, mayrig. »
« Petite femme, belle. »
« Moi Artschah, ma femme, Arevig. »
„Arménie“
„Erevan“
„Voyage.“
« Paris très loin, très beau, très chic. »
« Moi chaussure, elle bébé »
« Bientôt, ce soir. »
Mes yeux sont ahuris ! Je me trouvais en face d’un couple apparemment venu de loin, Erevan, ville inconnue, au fin fond du Caucase, c’est ce que j’avais compris, et elle était enceinte jusqu’à en donner la vie ici et maintenant. Sur le pavé de la place Gambetta devant la mairie. Je me redresse d’un bond. Retrouve l’usage de mes jambes et de la parole.
— Monsieur, il ne faut pas rester là. Votre femme va accoucher !
Il se mit à rire !
— Ha, oui, je sais petite, je sais.  Je n’ai pas de maison.  Depuis des semaines nous marchons. Aller où ?  Tu m’aides ici.  Matriochka, ici !
Je gesticule, libère mon bras qu’il a saisi de force.
— Non chez moi, il y a un lit. Il fait chaud.  C’est petit, mais venez. !
Je les oblige à venir, car ici c’est malgré tout encore la guerre, et bien que cela soit Noël les cars de polices sillonnent les rues.
Algérie, 1959, les troubles d’Alger résonnent comme une menace, au cœur même de Paris, et depuis plusieurs semaines, rafles et contrôles se multiplient. Décidément, on n’en sortira jamais de ces guerres. Quand les hommes cesseront-t-ils de s’entretuer ? Hein, quand ?
Je tire l’homme à moi et lui crie :
— Ici, ce n’est pas possible, ils passent toutes les heures, ils vont vous embarquer. Prenez là et venez.
J’attrape son sac, y met mes tissus qui ont fini par se déchirer. Il prend sa femme dans ses bras et me suit.
Etages.
Epreuve pour tous.
Les couloirs, les portes, toutes les mêmes, les toilettes, et au fond, une douche commune.
J’habite ici. J’ouvre la porte, et nous disparaissons à l’intérieur. Il la pose sur le lit.
Ma pièce à vivre est petite, mais propre. 25 mètres carrés, sous les toits, un coin cuisine, salon et chambre. Propre, très cosy, comme le disent les dames chez qui je passe recoudre et retoucher les vêtements. Les douleurs commencent.
Je sors et frappe chez Ulysse. Pas là… Peut-être Madeleine, la voisine. Personne… Finalement c’est la dernière porte qui s’ouvre. Ouf, il est là, l’homme des oueds !!!
— Youssef, viens j’ai un problème.
Youssef est Kabyle, et fait partie de ceux qui ont choisi la France, mais c’est comme s’il n’avait rien fait, tous pareil, pense le monde en ce moment. Pourtant, Youssef est toujours disponible. Il sort, me suit et devant le spectacle, ressort, puis attrape dans le couloir un seau. Il ne dit rien, excepté : « Lilah !  Des linges … beaucoup de linge, elle perd son sang, bouge-toi ma belle, bouge-toi. Fais-moi chauffer cela.
— Un docteur Hamid …
— Trop tard, c’est trop tard. On va se débrouiller !
— Madame respirez !  Respirez….., allez, Soufflez et fort, la… la…. La doucement. Reposez-vous. La… la… la. Allez on recommence, encore inspirez et poussez fort encore,  encore tenez… !!!
Il se penche vers elle, m’ordonne de lui tenir la main et la nuque, le mari désemparé fait les cent pas dans le couloir.
Cessez de vous inquiéter, seigneur, ça va aller, Vous le mari sortez, vous la stressez. Ca va allez, si cela va…. Bon cela suffit cette fois dehors et à plus tard, je vous appellerai quand tout sera fini. Lilah viendra vous voir régulièrement et Hamid vous tiendra compagnie de temps à autre. Toi ma jolie va lui faire un café bien fort et reviens s’il te plait avec d’autre linge et une autre bassine d’eau bien chaude. Une heure, deux heures, trois, puis quatre, ou presque quatre, je ne sais plus. J’ai mal partout… Elle crie, l’enfant sort,  pousse un cri de vie. Hamid rit, et moi je pleure de fatigue, Artaschat chante et danse dans le couloir. Hamid lave, nettoie, recoud. Berce, une vraie femme. Qui l’aurait imaginé, l’étudiant en philosophie, capable d’un tel exploit ?
Il me regarde, s’assoit, et me sourit :
— Je suis né aux pays des chèvres et des oliviers, en pleine montagne. Chez nous c’est comme cela que ça se passe, excepté que ce sont les femmes qui assistent les mères. Nous, on attend dehors !
— Mais alors ?
— Ma mère a eu 8 enfants. Sans compter les cousins, cousines, et voisins et voisines qui sont nés chez nous. J’en ai assez vu naître pour savoir ce qu’il faut faire, en cas d’urgence !
Ses gestes avaient été précis, rapides, sans aucune hésitation. Il était la vie même. Nous vivions l’un et l’autre côte à côte, nous nous connaissions, mais la politique avait dressé des murs si épais entre les êtres, que parler à un homme du sud en devenait indécent, voire compromettant. Je le regarde. Il est là chez moi, tranquille. Heureux.
Tous les trois dorment, sur mon lit. J’approche ma chaise de celle d’Hamid, et me blottit contre lui. Il me regarde, et me dit :
— Bienvenue, mon petit piaf du 20ème dans le monde des vivants. Bienvenue chérie….
En même temps que l’enfant, moi, l’oiseau des rues trop tôt tombé du nid,  je venais de naître.

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