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L’histoire de l’âne qui rêvait d’être un cheval

Je suis l’âne de l’histoire.  Je suis là, debout, attaché. J’attends parmi les autres ânes qu’on vienne nous chercher. Je vois arriver deux hommes sur le chemin et je me dis : ça y est, des hommes. Les hommes : des animaux bizarres. Moi, je suis un âne, et pour rien au monde je voudrais être un homme. Peut être un cheval, un cheval oui, un beau cheval gris qui parade dans les défilés, un cheval de chevalier, ou de roi ; mais pas un homme.Avec les hommes, on ne sait jamais où on en est. Avec moi : toujours. Si je ne veux pas faire une chose, je ne le fais pas. Je ne veux pas avancer, je m’arrête. Ils ont beau me pousser, si je ne veux pas, je n’y vais pas. Je plante mes sabots dans le sable et je ne cède pas un centimètre.

Ça y est, ils arrivent. Il y en a un qui commence à me détacher : « Allez, viens » qu’il me dit. Quand ils me disent « viens », ce n’est jamais pour un truc bien. Ça veut dire qu’on va me mettre des fardeaux lourds sur le dos. Ou qu’on va m’atteler devant un chariot. Ou même qu’on me met une personne sur le dos. Alors moi, je remercie pour l’honneur et  je dis : je suis trop jeune, soi : je ne veux personne sur mon dos ou encore : cet homme-là, ce n’est pas mon maître.
Mon maître je le vois arriver, c’est le propriétaire, il arrive en courant et il fait des grands gestes de bras, il crie : « Hé, mon âne, que voulez-vous avec mon âne ? » Un des deux se retourne et lui dit : « Mon maître en a besoin ». « Et alors ? » crie mon maître. Ils tiennent bon, ils le regardent fixement, et mon maître, il laisse faire.

Ça, c’est typiquement humain. Ça change toujours d’avis. Des vraies girouettes. Il râle encore un peu en marmonnant entre ses dents : « Ces pèlerins qui vont en ville et qui nous veulent de ces trucs, un âne, et quoi encore…… » Mais il laisse faire, et les deux hommes finissent de me détacher.

C’est compter sans moi ! Moi, je ne veux pas y aller, et je n’irai pas. Je plante mes sabots dans le sable et fort sera celui qui réussira à me bouger de là.
Un des deux me regarde et me dit : « Allez, viens, le cheval ! »

Vous voyez, ça, c’est plus fort que moi. Ça me fait fondre qu’on me prenne pour un cheval. C’est ce que j’ai rêvé d’être toute ma vie : un cheval. Mon cœur se gonfle dans ma poitrine, je me vois déjà en cheval, haut, fier sur mes pattes, pardon sur mes jambes. Le plus beau cheval du pays, avec un roi sur le dos, et les gens qui s’arrêtent et qui crient : « Vive le roi ! ».
Je cligne un peu des yeux, et il me dit encore une fois : « Allez, viens, le cheval ! ». Et je me laisse amener.

C’est comme un rêve. Ils ont mis leurs habits sur moi, un beau manteau rouge. Il s’assoit dessus, cet homme qu’ils appellent leur maître, ou leur Seigneur.
Moi, je sais ce qu’il est. C’est un roi, un vrai. Je le sais, je le sens à travers le manteau quand il s’assoit sur mon dos. Je le porte, on y va, on traverse les dernières montagnes, et les gens commencent à crier sur notre passage. « Béni notre roi, il vient au nom du Seigneur ».
C’est moi qui avais raison, qui avais tout compris. Tout le monde jette maintenant des manteaux sur la route, et je ne heurte plus mes sabots aux pierres. À mes pieds, il y a un tapis ; un tapis de manteaux, de tuniques, de tissus. Ils applaudissent « Hosanna, hosanna ! ». Et lui, le roi, il est sur mon dos, je suis son cheval.

Tout le monde n’est pas content. Il y en a qui se mettent en travers, qui trouvent qu’il doit arrêter tout ça, qu’il faut que les gens arrêtent de l’acclamer comme roi. J’ai peur, tout à l’heure ils vont encore dire qu’il ne faut plus m’appeler un cheval. Nous descendons la dernière montagne, le mont des oliviers. Nous entrons dans la ville, par la grande porte, et nous arrivons devant le temple.

Là, tout se gâte. Pourquoi les hommes doivent-ils toujours tout gâter ? On était bien, on aurait pu faire quelques rondes d’honneur dans la ville, avec tous ces gens qui nous applaudissaient. Mais non, il fallait qu’il arrête. On dirait qu’il pleure, qu’il est en colère. Je ne comprends pas pourquoi, tout est si beau. Pourquoi il descend devant le temple ? Pourquoi il ne veut pas rester assis sur mon dos pour saluer tous ces gens, comme il le faut pour un roi ? Pourquoi il ne veut pas être ce roi, beau, fort, grand, puissant, devant qui tout le monde s’incline ?
Non, il faut qu’il descende. Il entre comme une furie dans le temple. Des cris, des tables renversées, des pièces qui roulent par terre, des marchands furieux, des colombes qui s’envolent. De la casse. Je l’entends crier : « Vous avez fait de ma maison une caverne de brigands ! ».
Je ne comprends pas pourquoi il s’énerve comme ça. C’est encore typiquement un homme, c’est toujours pareil. Tout va bien, et hop, ça change d’avis.
Et moi ? Qui me regarde encore ? Moi, le plus beau cheval du pays ? Personne. Et voilà, c’est typique des hommes. On ne sait jamais avec eux ; un moment ils sont super enthousiastes, et le moment suivant, ils ne te voient plus.

J’ai bien peur que pour mon roi, ça fasse pareil.

D’après : « Het hoogste woord, bijbel voor kinderen »