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Ruben est-il fou?

Ruben est-il fou ?

Sur les marches qui montent au Temple, Ruben chantonne à mi-voix, pour lui tout seul. Assis, ou plutôt recroquevillé, les mains des deux côtés de sa tête, il répète trois mots, toujours les mêmes, sur trois notes proches, toujours les mêmes : étoile du matin, matin d’une étoile, d’une étoile un matin. C’est une douce mélopée, qui le fait se balancer légèrement, d’avant en arrière.

Etoile du matin (partition)

Un passant l’interpelle : « Ruben ! Tu chantes déjà, si tôt le matin ? » Ruben lève la tête, il sourit, il connaît bien le monsieur avec sa kippa sur la tête, il s’appelle Mordechaï, il vient presque tous les jours au Temple, il est gentil.

Ruben ne mendie pas. Il ne demande rien. Mais de temps en temps une pièce tombe à côté de lui. Les mêmes personnes qui donnent à la veuve, là-haut près de la porte, laissent aussi quelque chose à ce garçon. Certains préfèrent ce geste-là plutôt que la boîte à sous du Temple. Avec ce qu’il ramasse, Ruben peut s’acheter de quoi manger, une galette de pain, un fruit frais, ça lui suffit. Quand il a soif, il va à la fontaine du Temple.

Ruben n’a pas de maison. Il dort derrière un mur, où il s’est aménagé un coin tranquille, un coussin trouvé dans la rue, probablement tombé du rebord d’une fenêtre, une toile trouée qui avait servi de toit à une échoppe du marché, le tout posé sur une vieille peau de chameau. C’est son chez lui, là, au pied de la citadelle. D’ailleurs, il est chez lui dans toute la ville. Dans les rues, sur les marchés, sur les marches du Temple. On le connaît. Il fait partie du décor. On ne l’aime pas beaucoup, on le tolère. Et puis il ne fait de mal à personne.

Une ou deux fois par semaine il monte à la piscine de Bethesda pour se laver. Il y retrouve des gens qui lui réservent un accueil un peu plus sympathique qu’ailleurs en ville, des paralysés étendus sur leurs grabats, des aveugles, des pieds-bots, qui sont là et attendent qu’un tourbillon vienne agiter l’eau, alors ils vont s’y précipiter dans l’espoir d’être guéris. Depuis qu’il y va, Ruben n’a jamais rien vu de ce genre, mais quand on n’a plus rien d’autre à espérer, n’est-ce pas…

Un jour, il y a quelques années, il est apparu à l’intérieur des murs de Jérusalem, on ne sait pas d’où il est venu, on se doute bien que dans son village il ne devait pas être très heureux, chacun devait se demander de quoi il a été puni pour être si retardé, incapable de comprendre ce qu’on lui dit et de parler distinctement, toujours un grand sourire à travers la figure quand on lui parle, les gens devaient avoir plus peur de lui que pitié, y compris sa famille. Et quand il est parti de là, ils avaient certainement tous été plutôt soulagés. Ruben n’en parle jamais. On ne sait même pas s’il se souvient d’où il vient.

Mordechaï passe la porte du Temple, traverse la grande cour et se rend dans celle des hommes. Il rejoint un groupe de prêtres et de scribes qui se réunissent souvent pour étudier des textes de la Thora, c’est-à-dire les cinq livres du Pentateuque, les Psaumes et les livres des prophètes. En s’asseyant à côté du vieux scribe Jonas, qui vient encore au Temple de temps en temps avec ses béquilles, il lui dit :

« Tiens, Jonas, puisque tu es là, j’ai une question. Le garçon fou qui chantonne sur les marches du Temple, là-bas, tu sais bien : Ruben ! Est-ce que tu n’as pas dit un jour que tu te souviens quand il a été vu pour la première fois en ville ? »

Jonas hoche la tête et d’une voix chevrotante il répond : « Oui, c’était l’année où Ponce Pilate est devenu gouverneur de la Judée. »

Le scribe assis de l’autre côté de Jonas intervient : « C’était donc il y a exactement sept ans. »

« Merci », lui répond Jonas. « Je m’en souviens parce que j’ai été témoin d’une sorte de miracle. Les soldats romains étaient en train de faire place nette sur le trajet que le nouveau gouverneur devait parcourir pour aller prendre possession de la citadelle Antonia. Ils avançaient à vive allure sur leurs chevaux, à cinq ou six par rangée, occupant toute la largeur de la rue. Les gens fuyaient en les voyant arriver. Je m’étais réfugié sur le pas d’une porte en attendant que passe la troupe.

En courant, une mère de famille a trébuché sur les pavés, son bébé enroulé dans un tissu est tombé de ses bras, en catastrophe ses compagnes l’ont tirée par les épaules en oubliant le bébé malgré les cris de la mère. Les soldats arrivaient et allaient piétiner le bébé quand un garçon de six ou sept ans, habillé de quelques chiffons autour de la taille, est sorti de je ne sais où.

Il s’est planté en avant du bébé, face aux chevaux. J’ai cru qu’il allait se faire écraser comme une motte de terre, mais le garçon a levé les bras, il souriait d’une oreille à l’autre, les chevaux se sont arrêtés net et se sont cabrés. Le temps que les soldats calment leurs montures, le garçon avait soulevé l’enfant et m’avait rejoint sur le pas de la porte.

Si ça, ce n’est pas un miracle, je ne sais pas ce que c’est. Quand le calme est revenu après le passage des soldats, j’ai demandé au garçon comment il s’appelait, il m’a dit « Ruben » et il est parti avec le bébé serré contre lui, il a trouvé la mère au coin de la première ruelle et lui a remis l’enfant. »

Mordechaï pose sa main sur la main de Jonas : « Oui, nous le savons tous, tu as interdit qu’on touche à ce garçon. C’est un peu ton protégé. Mais… il est fou, non ? En tous cas il n’a pas toute sa tête, il n’appartient à personne et il n’a pas d’avenir. »

Jonas se tait. Avec sa béquille il remue la poussière sur le sol devant lui. Puis, à mi-voix : « S’il n’appartient à personne, il appartient au Seigneur Dieu et son avenir est entre ses mains de miséricorde. »

« Comment peux-tu dire ça, Jonas ? Les textes ne disent-ils pas clairement que ceux qui naissent comme ça sont exclus de la présence de Dieu ? »

Jonas secoue énergiquement la tête : « Ruben n’est pas exclu de la présence de Dieu, c’est même Dieu qui l’a fait venir au bon endroit au bon moment pour sauver la vie de cet enfant, j’en suis convaincu. »

« Mais alors pourquoi n’a-t-il pas disparu comme il est venu, une fois sa mission accomplie ? »

Jonas lève les yeux au ciel : « Je n’en sais rien. Peut-être reste-t-il pour attendre quelque chose ? Ou quelqu’un ? »

Vers la fin de l’après-midi, une rumeur se met à circuler en ville, les gens se dépêchent tous dans la même direction, il se passe quelque chose près de la porte d’Hérode au nord de la ville. Ruben lève la tête, il voit comme les gens marchent vite, il les rejoint. Entend-il ce qu’ils se disent ? Il court, il les dépasse, il prend une petite ruelle sur le côté, peut-être veut-il prendre un raccourci ?

Quand il débouche sur la grande rue qui mène vers la porte d’Hérode, il tombe sur une patrouille romaine. Un soldat veut l’arrêter pour lui demander où il court comme ça, Ruben l’évite mais un autre soldat le ceinture des deux bras. Comme il se débat et qu’il ne répond pas aux questions, les soldats l’emmènent à la forteresse et l’enferment dans une cellule.

De sorte que Ruben n’assiste pas à l’entrée triomphale de Jésus de Nazareth monté sur un âne et accompagné par les « Hosanna ! Hosanna au fils de David ! » de la foule. Il est derrière des barreaux. Ce n’est que le lendemain matin qu’on le libère. Triste, fatigué, affamé, il se traîne jusqu’aux marches du Temple, sa place habituelle. Il ne chantonne pas. Assis la tête sur les genoux, les bras encerclant ses jambes, il somnole. Des heures s’écoulent. Il ouvre les yeux quand un homme lui pose la main sur l’épaule et lui dit : « Viens avec moi, Ruben. »

Encore mal réveillé, la main de l’homme toujours sur son épaule, Ruben gravit les marches en compagnie d’un groupe d’une vingtaine de personnes, surtout des hommes et aussi quelques femmes. En arrivant sur l’esplanade, l’homme s’arrête et observe le spectacle.

La foule est nombreuse, certains se dirigent vers la cour des femmes, qui précède la cour dite des Israélites, autant dire la cour des hommes, d’autres en reviennent. Près des colonnes de l’entrée, des hommes installés derrière des tables proposent d’échanger les deniers romains et les drachmes grecs contre des shekels, la seule monnaie autorisée pour l’impôt du Temple et pour la pratique des sacrifices. Les pièces sont rangées en piles bien ordonnées. Sur les côtés, il y a des échoppes où l’on peut ensuite se procurer tout ce qu’il faut pour les sacrifices, des colombes, des brebis et même des bœufs. Les cris des animaux se mélangent aux appels des vendeurs et aux conversations des gens.

A côté de Ruben, l’homme tape soudain du pied parterre. Il se dirige résolument vers les marchands d’animaux. L’un de ses compagnons lui attrape le bras et lui dit : « Seigneur Jésus, où vas-tu ? Tu as dit que tu voulais aller chez les scribes ! »

Jésus ne répond pas. Arrivé près des enclos des bestiaux, il saisit une corde suspendue à un crochet, l’enroule et la tient dans sa main comme une auréole et la fait tourner au-dessus de sa tête, tout en criant : « Bande de brigands ! La maison de mon Père est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de voleurs ! »

De l’autre main, il défait l’une après l’autre les fermetures des enclos et fait sortir les bœufs et les brebis. Il ouvre les cages des colombes, qui s’envolent en faisant grand bruit de leurs ailes. Derrière leurs tables, les changeurs de monnaie ont commencé à toute vitesse à pousser les piles de pièces dans des sacs, mais c’est trop tard car déjà Jésus arrive sur eux. Avec sa corde enroulée il balaye les tables, les pièces giclent dans tous les sens et roulent sur le sol : « Voilà ce que j’en fais, de votre trafic. Des sacrifices, mon Père n’en veut pas, il veut la justice et la bonté ! »

Ruben est aux anges. Son sourire habituel sur le visage, il tape dans ses mains comme pour applaudir, il trépigne sur place tant ce qu’il voit lui fait plaisir. Et il chante à tue-tête : « Étoile du matin, matin d’une étoile, d’une étoile un matin ! »

Les gardes du Temple arrivent en courant, suivis des prêtres et des scribes. Ils veulent s’en prendre à Jésus, mais ses amis font cercle autour de lui et il sort du Temple sans encombre, Ruben sur ses talons.

Les jours suivants, Ruben ne quitte plus Jésus d’une semelle. Et Jésus de son côté veille à ce que le garçon ne soit jamais loin de lui. Ruben écoute les discours de Jésus – par exemple celui sur le plus grand commandement – et ses paraboles – entre autres celle des talents. Ces paroles, il les boit littéralement. Comprend-il ce qu’il entend ? En tous cas, pendant que les gens acclament Jésus et se pressent auprès de lui, il entonne son refrain.

Il assiste au dernier repas de Jésus avec ses disciples, dans la chambre haute, et observe le geste du pain rompu et de la coupe de vin partagée. Il voit partir Judas, dont Jésus vient de révéler la trahison prochaine, par la fenêtre il le regarde s’en aller dans la nuit.

Quand Jésus emmène ses amis dans le jardin de Gethsémani, il tient Ruben par la main. Il la serre même très fort. Il la tient encore quand il l’emmène à part pour dire à son Père, dans la prière, à quel point il a peur de ce qui va lui arriver très bientôt.

Quand les gardes du Temple viennent l’arrêter pour l’emmener au tribunal du grand-prêtre, Jésus leur fait signe d’attendre. Il s’accroupit devant Ruben, lui pose les deux mains sur les épaules et lui dit : « Ruben, mon frère, à partir de maintenant tu vas rester avec mon ami Simon Pierre. Ne t’inquiète pas, je ne te quitterai pas, je serai avec toi tous les jours jusqu’à la fin des temps. » Etoile du matin, matin d’une étoile, d’une étoile un matin, dit Ruben tout bas pendant que Jésus s’en va entouré par la troupe armée.

Ruben assiste à la scène où, dans la cour du tribunal, parce qu’une servante désigne Pierre comme complice de Jésus de Nazareth, Pierre prétend trois fois qu’il ne connaît pas Jésus, jusqu’à ce qu’un coq se mette à chanter la première lueur du matin. Etoile du matin, dit Ruben tout bas, matin d’une étoile… Et Pierre sort de la cour du tribunal en pleurant toutes les larmes de son corps, pendant que Ruben le tient par la main.

Dans une maison discrète d’un quartier reculé de la ville, Pierre rejoint les autres amis de Jésus et les femmes, comme Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques et de Joseph et Marie la mère des fils de Zébédée. Tous connaissent maintenant Ruben et l’accueillent comme celui que Jésus leur a confié.

Jean arrive tout essoufflé : « C’est fini ! Pilate l’a condamné à la croix. Lui, il voulait le libérer, mais les grands-prêtres ont poussé la foule à exiger qu’il le fasse crucifier. Alors il s’en est lavé les mains. Les soldats sont déjà en train de l’emmener à Golgotha. » Tous sont pétrifiés. Ils pleurent et se lamentent. Ruben se lève et tire Pierre par la main en lui montrant la porte.

La foule de ceux qui avaient tant acclamé Jésus quelques jours plus tôt à son entrée dans la ville est maintenant massée, silencieuse, sur le bord du chemin qui monte à Golgotha. Jésus, affaibli par toute une nuit au tribunal sans manger ni boire, et par les coups de fouet que les soldats lui ont assénés, porte sur son épaule le bout de la longue poutre qui va être dressée en croix. Les soldats ne sont pas contents parce qu’il ne marche pas assez vite, alors ils prennent un homme dans la foule – il paraît qu’il s’appelle Simon et qu’il vient de la ville de Cyrène – et ils chargent la poutre sur son dos.

Le groupe des femmes et des hommes amis de Jésus, et Ruben parmi eux, restent à distance pendant que les soldats mettent Jésus en croix entre deux brigands. Ruben veut y aller, ils l’en empêchent, c’est trop dangereux, les soldats sont comme fous de toute cette violence, une sorte de nuit s’installe en plein jour, on dirait la fin du monde. Ruben marmonne son refrain.

Le soir, juste avant le début du shabbat, Ruben voit comment Joseph d’Arimathée fait descendre de la croix le corps de Jésus pour le faire déposer dans sa propre tombe creusée dans un rocher de la colline. Une grosse pierre est roulée devant l’entrée. Puis tout le monde s’en va.

Le samedi est triste et morose. A cause du shabbat et par crainte des attaques de ceux qui ont provoqué l’arrestation et la mort de Jésus, Pierre et les autres amis évitent de sortir dans la rue. Ce n’est qu’à la nuit tombée, quand l’étoile du soir apparaît au ciel et marque la fin du shabbat, que ça bouge : Marie de Magdala et Salomé et l’autre Marie prennent des fioles d’aromates et sortent de la maison, Ruben sur leurs talons. Avec lui elles vont à la tombe. Elles ne peuvent pas y entrer, à cause du garde et puis la pierre est bien trop lourde pour elles. Elles veillent, puis s’endorment en attendant le jour. Le premier jour de la semaine.

Elles se réveillent à l’aube parce ce que Ruben chante à pleine voix : « Étoile du matin, matin d’une étoile, d’une étoile un matin ! » Le garde est écroulé dans le buisson, la tombe est grand ouverte, le soleil brille. Le corps de Jésus n’est plus là. Ruben se plante devant les trois femmes et, tenez-vous bien, il leur dit clairement et nettement : « Il n’est pas ici, il est vivant, il faut aller le dire aux autres ! »

Quelle émotion dans le groupe des amis de Jésus ! En même temps on ne peut pas croire que c’est vrai, on ne veut pas le croire tant c’est inespéré, et en même temps on est fou de joie. Ils courent au tombeau et doivent se rendre à l’évidence : il a été relevé des morts, il est vivant ! Mais où est-il ?

Plus tard dans la journée, deux des disciples quittent le groupe, ils doivent se rendre dans un village nommé Emmaüs pour y régler d’importantes affaires familiales. Pierre leur confie Ruben, pour le mettre à l’écart des turbulences de la ville.

Sur le chemin, les deux disciples discutent ferme de ce qui vient de se passer. Sortant de nulle part, un homme se met à marcher avec eux. Tout en posant sa main sur l’épaule de Ruben, il leur demande : « De quoi parlez-vous donc ? Vous avez l’air bien soucieux. » Et pendant que Ruben chantonne tout doucement son refrain, un immense sourire sur sa figure, il leur explique longuement que les textes des anciens prophètes avaient déjà prévu ces événements.

Ce n’est qu’au repas du soir, auquel les deux disciples ont convié le voyageur, qu’ils reconnaissent en lui leur Seigneur vivant, parce que Jésus fait le geste de rompre la galette de pain. Ruben, lui, le sait depuis longtemps. Son cœur ne brûlait-il pas en lui depuis la rencontre sur le chemin alors qu’il chantonnait : « Etoile du matin, matin d’une étoile, d’une étoile un matin » ?

Christian Kempf pour Pâques 2021 – Point KT