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Un vaillant petit âne…

Il était une fois, dans un pays lointain… Je vous parle d’un temps où tous les pays étaient lointains, un temps où les hommes allaient à pied ou au pas claquant de l’âne, sur des sentiers de pierrailles. Il était une fois, donc, dans ce pays lointain, un village sans prétention,  posé simplement à la croisée des chemins. Faisant la ronde autour du puits, les maisons aux toits plats résonnaient de milles bruits : ici des jeux d’enfants, là le bêlement d’une chèvre, plus loin des cris indistincts, et en continu le bavardage des poules… Milles odeurs et parfums traversaient l’air chaud du matin. Chez Maryam, ça sentait la galette et chez Ruth le lait caillé. Jacob ramassait du fumier au coin d’une ruelle, et Ruben rentrait un foin qui fleurait encore bon l’été… Au milieu de cette agitation, assise à l’ombre d’un olivier, Naomi tressait un panier pour les pains des prémices. Elle imaginait déjà les chants de la fête, les beaux habits, les danses. Elle respirait par avances les effluves des fours et des tablées. Il est si facile de rêver, quand les mains travaillent avec régularité. Son imagination prenait le large : la fatigue de la moisson, mais surtout la joie d’avoir tout le village dans les champs ! Le tri des gerbes les plus belles pour l’offrande, le battage des grains sur la place, puis le partage des repas dans la fraîcheur du soir … Naomi aimait tout cela…

« Naomi ! Regarde ce que tu fais ! » Du haut de ses huit ans, Sarah se moque. « Tu tresses un nouveau modèle de panier ? », s’esclaffe la petite en voyant le méli-mélo qui s’est formé entre les doigts de Naomi. «Eh là, un peu de respect pour vos aînés, jeune fille ! », bougonne celle-ci sans conviction. Naomi connaît bien Sarah, la fillette vient  souvent l’aider à l’auberge, portant les pains et les olives aux jours de grande foule. Son aide est d’ailleurs indispensable ces jours-ci : avec le grand recensement, l’auberge affiche complet et il y a à faire du matin au soir… « As-tu vu les derniers arrivants ? » demande Sarah, plus sérieusement, en aidant Naomi à se mettre debout. « Non. Je croyais qu’on était au complet. Il n’y a plus une chambre de libre ! » « C’est vrai, mais on les a mis dans l’étable, avec les ânes ! » « Comment ! s’étonne Naomi. Et ils ont accepté ça ? »  « Ils n’ont plus le choix, répond l’enfant, la femme porte un petiot, elle va accoucher avant la nuit. » « Alors, déclare Naomi, plus de temps à perdre à rêvasser, des préparatifs s’imposent… »

Voici qu’au petit matin, un attroupement se fait devant l’étable. Sarah est très curieuse : garçon ou fille ? Elle doit savoir ! Et surtout, pourquoi un tel rassemblement ? Elle se glisse et se faufile,  se retrouve au premier rang, juste devant trois personnages richement vêtus, qui gesticulent et palabrent de façon plutôt comique. Impossible de comprendre ce qui se dit, ces trois là ont un accent abominable ! Soudain, l’un d’eux fend la foule et s’empare d’un coffret posé près d’un chameau resté à l’écart. Il revient vers l’étable, entre… et en ressort quelques minutes plus tard. Ses deux compagnons l’imitent, traversent la foule, empoignent de drôles de boîtes accrochées à leurs chameaux, reviennent vers l’étable, entrent, et ressortent, eux aussi, … après quelques instants. Les trois hommes, essayant vainement de rester dignes et magnifiques, enfourchent à la hâte leurs montures et les dirigent sans ménagement vers la sortie du village. Sarah n’a que le temps de grimper sur le tas de paille pour voir la poussière de leur galop qui retombe déjà. « Ce sont des sages, venus d’Orient » lui glisse Naomi, en l’aidant à redescendre sur terre « Arrivés à l’aurore, ils ont apportés des cadeaux pour le petit. » « C’est donc un garçon. Pourquoi courent-ils ainsi ? » demande Sarah. « Ils ont juste dit qu’ils avaient des étoiles à observer, qu’on les attendait à la maison ! » « Ben, nous aussi, on en a, des étoiles ! » dit Sarah. « Oui, et nous aussi on nous attend à l’auberge !  Je crois plutôt qu’ils ont peur. Notre village n’est sans doute pas assez confortable pour de si nobles voyageurs… » conclut Naomi. La rumeur arrive alors jusqu’à elles : le bébé a reçu des étranges visiteurs, de l’or, de la myrrhe et de l’encens ! Sarah n’en croit pas ses oreilles : de l’or, de la myrrhe, de l’encens, quelle magnificence ! Ce sont des cadeaux de roi ! « Tu sais, dit Naomi, ce ne sont pas les cadeaux qui comptent, mais la façon dont on les offre. A quoi bon apporter des parfums royaux, si c’est pour les jeter ainsi et s’enfuir à toutes jambes ? » Les deux compagnes retournent à l’auberge, sans même se poser la question : pourquoi donc le petiot avait-il eut l’honneur de cette visite majestueuse ?

Plus tard dans la journée arrivent quelques bergers qui se renseignent auprès de Naomi : « Nous cherchons un nouveau-né, un petit enfant enveloppé dans une couverture et couché dans une mangeoire… »« Vous lui apportez des cadeaux ? » demande Sarah, malicieuse. « Oui, regarde, nous avons cette chaude et douce peau de mouton pour sa couche, et quelques bons fromages bien frais qui redonneront des forces à ses parents. » « Dis, Naomi, demande l’enfant quand les bergers sont partis, que vont penser les gens ? Après l’or, la myrrhe et l’encens, les bergers n’ont que du fromage et une peau de bête ! » « Tout d’abord, répond Naomi, un cadeau est un cadeau. Et ce n’est pas le cadeau qui compte mais l’intention que l’on y met… »

Sarah décide alors de faire, elle aussi, un cadeau au bébé de l’étable. Mais, que lui offrir ? Elle n’a pas d’argent. Elle n’a aucune richesse, rien à échanger. Elle court du potier au menuisier, chez la tisserande et jusqu’à la tannerie, mais elle ne peut rien acheter.  Elle retourne à l’auberge espérant demander conseil à Naomi, mais elle se fait attraper par l’aubergiste : « Au travail, jeune fille, il faut servir à boire à tout le monde, commencer la cuisson des galettes et ranger la cuisine, allez, hop ! » Tant pis pour le cadeau. Sarah n’a plus une minute à elle. La nuit est déjà bien entamée lorsqu’elle s’écroule sur sa natte, pour dormir enfin.

L’aube la réveille. Il est déjà temps de retourner à l’auberge. Elle plie soigneusement sa couchette et… trouve en dessous son petit âne de bois. Il est cassé et ne galope plus que sur trois pattes, mais elle l’a toujours conservé car son grand-père l’avait sculpté pour elle, dans un pied de vigne. « Le voilà, mon cadeau pour le petiot ! pense t’elle. Il lui manque une patte, mais c’est le plus courageux des ânes ! Il faudra que je lui dise, … » Sarah court à l’auberge, expédie ses tâches matinales et se précipite vers l’étable.
Ouf, plus personne ce matin ne l’empêche d’atteindre l’entrée. Il n’y a plus de visiteurs, le calme est revenu. Elle entrebâille la porte et se glisse en toussotant. « Hm,hm ». « Oui, qui est là ? Entrez ! », répond une voix douce. « Bonjour ! Excusez-moi de venir ainsi, mais… » La fillette n’ose continuer. Soudain, son cadeau lui semble ridicule, vieux, laid, trop abîmé pour un si joli bébé. Elle a juste envie de s’enfuir, mais la maman a vu l’objet dans sa main. « Est-ce que c’est un cadeau pour le bébé ? » « Oui. Non. Oui. Je ne sais pas. Est-ce que cela lui ferait plaisir ? » balbutie l’enfant.  « Montre le moi, veux-tu ? » La jeune femme prend délicatement le petit âne de bois. « Qu’il est joli ! Et doux à toucher ! Tu as du le caresser mille et mille fois pour qu’il soit doux comme cela ? » Sarah ne sait que répondre. Peut-être la femme est-elle fâchée parce que  le jouet est si usé ? Mais la femme tient l’âne avec délicatesse « Ce petit âne doit être très courageux pour aller ainsi sur trois pattes. Et avec ses grandes oreilles, il peut recevoir tous les secrets, tous les chagrins, tous les rêves des enfants, non ? » Sarah comprend que son cadeau est accepté. « C’est le plus beau cadeau qu’Emmanuel a reçu, tu sais. » ajoute la jeune mère. « Mon grand-père l’a sculpté, et quand j’étais petite, murmure Sarah … » La fillette n’a pas besoin d’en dire plus. Elle sait qu’elle a choisi  le plus beau  des cadeaux. Un objet cher à son cœur et qu’elle offre avec émotion. Elle sait aussi en regardant l’enfant que son petit âne sera en de bonnes mains…

« Naomi ! Ils sont partis ! sanglote Sarah en s’engouffrant dans la cuisine. Le bébé, dans l’étable, il n’est plus là… » « Je sais, dit Naomi, ils ont dit qu’ils devaient partir. L’aubergiste leur a laissé un âne à bon prix et ils ont pris la route tôt ce matin, le petit dormait encore. » « Mais Naomi, dit la fillette, que vont-ils devenir ? Avec un nouveau né sur les routes ! Ils étaient si fatigués en arrivant, … Et où vont-ils aller  maintenant ? » Naomi, comme toujours, trouve les paroles de réconfort et de sagesse: « Dieu seul le sait. Aie confiance, ne sois pas si inquiète. Pour eux comme pour chacun d’entre nous, hier est déjà derrière ; demain est encore un mystère ; mais aujourd’hui est un cadeau de Dieu, à vivre intensément. C’est pour ça qu’on l’appelle ‘présent ‘. »
Sarah, un peu calmée, se met à l’ouvrage en méditant cette phrase énigmatique. « Je reçois chaque jour un cadeau de Dieu ! » répète t’elle plus tard à qui veut l’entendre…

Ce soir, en passant près de l’étable, verra t’elle sur le bois, au dessus de la porte, dessiné d’un trait de charbon, un vaillant petit âne à trois pattes, portant dans un panier tressé, un joli bébé emmailloté ?