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Lorsque les prophètes font du théâtre

Dans les livres prophétiques, certains passages sont tellement étonnants qu’ils pourraient nous faire croire que les prophètes, ces hommes considérés comme des sages, ces porte-paroles de Dieu, sont des fous, des excentriques, des marginaux.

Prenons deux exemples… avec Esaïe et Ezéchiel.

Esaïe se promène nu dans les rues de Jérusalem
Esaïe chapitre 20, versets 1 à 6

Voilà un texte à mon avis rarement prêché et jamais étudié en catéchèse (on peut d’ailleurs se demander pourquoi !). Dans ce passage, on nous raconte que le grand Esaïe se promena «nu et déchaussé » dans les rues de Jérusalem pendant trois ans, en signe et présage contre l’Égypte et la Nubie en qui Israël mettait tous ses espoirs politiques.

Par ce geste symbolique, le prophète annonce que ces pays seront dépouillés, anéantis par le tout-puissant roi d’Assyrie qui « emmènera les prisonniers égyptiens et les déportés nubiens, jeunes gens et vieillards, nus et déchaussés, les fesses découvertes – nudité de l’Égypte ! » Voilà le texte.

Geste inouï, situation incongrue pour une aussi grande figure que le prophète Esaïe !

Et que penser du Dieu qui lui demande une pareille mise en scène ? La scène est d’une audace étonnante, et risque de laisser fort perplexe tous ceux qui attendent du message biblique une parole de sagesse et de bonne conduite.

A commencer par les exégètes et les traducteurs de la Bible… Voyez la note qu’ils nous fournissent dans la traduction œcuménique de la Bible (TOB) à ce sujet :

« cette action a été entreprise sur l’ordre du Seigneur en 714 et elle a duré 3 ans, de façon intermittente sans doute ».
Pourquoi avoir enlevé au temps sa force symbolique ? Ces théologiens auraient-ils peur de l’insolite, peur de l’imagination de Dieu ?

Geste symbolique qui nous parle du Dieu inattendu
Ce qui peut déranger, c’est que le geste d’Esaïe n’est pas religieusement correct. Et c’est justement cela qui intéresse les lecteurs, catéchètes ou pasteurs que nous sommes. En effet, voici un geste symbolique qui nous parle du Dieu insolite, du Dieu inattendu qui, pour parler à son peuple à la nuque raide, change sa façon de communiquer.

La pédagogie de Dieu bouscule nos logiques et nos soucis de ménager susceptibilité des uns et habitude des autres.

Voilà un Dieu qui se moque de ce que les bien-pensants penseront encore, et qui n’hésite pas à balancer par-dessus bord les règles élémentaires de bienséance. Pour dire à Israël que ses calculs politiques et sa confiance dans l’Égypte ne sont que du vent, que ses appuis logistiques et sa stratégie guerrière sont vains et illusoires. Afin que son peuple ouvre ses yeux et ses oreilles, le Seigneur a recours à la provocation.

Mais ce Dieu qui nous déstabilise nous fait… du bien. II nous incite à un peu plus d’audace, à quitter nos frilosités. Pourquoi n’utiliserions-nous pas, nous aussi, notre imagination pour dire que l’essentiel est ailleurs, et que la bonne nouvelle surgit là où on ne l’attendait pas ?
Chez les prophètes, Dieu utilise le corps et pas seulement la bouche, les gestes et pas seulement les mots. C’est la personne tout entière qui est sollicitée au service du message. Les gestes insolites des prophètes interviennent chaque fois qu’il y a une crise entre le peuple et son Seigneur, chaque fois que la parole de Dieu ne passe plus.
Les prophètes doivent alors proclamer le message autrement. Et c’est le geste qui va prendre le relais. Ainsi, l’acte symbolique prolonge la communication.
Non seulement Esaïe mais aussi Ezéchiel et Jérémie sont appelés à mimer devant le peuple ce qu’il ne veut pas entendre. Ils sont amenés à jouer leur rôle dans le sens le plus littéral : ils portent véritablement la Parole de Dieu. La pédagogie d’Ezéchiel est particulièrement intéressante à cet égard.
Ezéchiel mime une scène de déportation, baluchon à l’épaule

Ezéchiel 12 versets 1 à 7

Les actes d’Ezéchiel sont peut-être les plus démonstratifs : on a parlé à son sujet de « prophète baroque » et de « théâtre de rue ».

Ainsi, au chapitre 12, Ezéchiel reçoit l’ordre de préparer son baluchon de déporté pendant la journée, aux yeux de tous, et de partir le soir, de percer le mur, de faire passer le baluchon par un trou, de le mettre sur ses épaules, et de couvrir son visage.

Ce mime représente, par analogie, le message du prophète : en raison du mal qu’il a commis, Israël va être emmené en déportation à Babylone.
Ici, il n’y a même plus de place pour un discours accablant vis-à-vis du peuple : le geste a remplacé la parole. C’est la personne d’Ezéchiel tout entière qui devient signe.
Merveilleux message pour nous aujourd’hui sur la nécessité d’annoncer l’Évangile en paroles et en actes.

Même le Réformateur Jean Calvin (que l’on voit pourtant mal s’enthousiasmer pour la communication non verbale) disait ceci : « Sans le geste, la Parole flotterait en l’air ou battrait seulement à nos oreilles ».

Le courage des prophètes, leur audace au service de la Parole de Dieu parviendra-t-il jusqu’à nous ?
Nous pourrions en avoir besoin, nous qui sommes si préoccupés de communication, de pédagogie et de transmission de la Parole. Nous qui nous demandons sans cesse :
– Comment transmettre le message biblique aux enfants ?
– Comment parler aux adolescents ?
– Comment interpeller les adultes ?
– Comment prêcher à ceux que l’Evangile fait grincer des dents ?
– Comment dire une parole neuve dans un monde moderne qui n’entend que le dernier cri à la mode ?
– Comment communiquer en ce début de XXIe siècle qui regorge d’autoroutes de l’information et où les tours de Babel n’ont jamais été aussi hautes ?

Comment annoncer l’Évangile dans ce brouhaha de communications ?
Trois réflexions en guise de conclusion :
– Nous devons définitivement prendre au sérieux le langage non verbal, et inscrire au sein de notre pratique de catéchète et de témoin le fait que la Parole, le message biblique est porté par notre corps.
– La parole, quand bien même serait-elle « Parole de Dieu » n’est jamais pure, car l’Esprit ne se manifeste pas hors de l’histoire, du corps, de la socialité. Qu’on le veuille ou non, la Parole passe par nous (1).
– L’originalité des gestes prophétiques nous renvoie à la magnifique prédication de Paul : ce qui paraît être la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes (2).

Archives Point KT N° 24 octobre, novembre, décembre 1998

1) Henri MOTTU, La parole et le geste, Revue Théologie & Philosophie, n° 121, 1989.
2) 1 Corinthiens 1, 25.

Crédit : Titia Koen