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Cache cache céleste

 Un homme endormi, une échelle qui relie ciel et terre, des anges qui la montent et la descendent. C’est Jacob qui rêve, seul en route, en fuite (Le songe de Jacob, Genèse 28, 10 à 22). Ce songe va nous introduire aux rapports ambigus aux anges dans la bible.

Oubliez les tableaux des églises, les barreaux étroits d’une échelle à cerises accrochée aux nuages qu’effleurent à peine des pieds inutiles d’êtres ailés…

Le rêve montre plutôt une belle rampe, style escalier raide de ziggourat, lieu de passage entre le monde de Dieu et celui des hommes, parcourue en deux sens par des messagers au rang d’ambassadeurs.

– Première curiosité, ces messagers sont muets, ou plutôt ils sont le message : il y a bien communication entre ciel et terre, en particulier à cet endroit, qualifié de porte du ciel.

Deuxième étonnement : Dieu est soudain lui-même en bas, à parler à Jacob. Qu’on ait affaire à deux traditions préexistantes fondues en un seul texte ou non n’y change rien, les messagers cèdent la place à Yahwé, les êtres muets en eux-mêmes cèdent la place à un Dieu qui vient en personne, et dont la parole est essentielle. Les anges du songe à l’échelle sont bel et bien court-circuités, leur travail est pour le moins intérimaire, à se demander s’ils servent à quelque chose.

Exemple singulier, exception peu significative ? Pas du tout. Le chassé-croisé Dieu-anges se retrouve dans les textes les plus centraux à propos des trois ancêtres fondateurs de l’identité d’Israël : Jacob, Moïse et Abraham. Allons-y voir de suite.

Quand Jacob revient au pays, quelque 20 ans plus tard, il se retrouve à nouveau seul, une nuit, face à un être mystérieux avec qui il se roule dans la poussière jusqu’à l’aube.

Le texte parle « d’un homme« . La tradition interprète « un ange » au moins dès Osée, vers 750 avant Jésus Christ, mais personne ne s’y trompe : c’est en fait avec Dieu lui-même que combat le patriarche, comme le montrent et Osée : « il lutta avec Dieu », et la Genèse : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ».

Le plus bosseur des anges, celui qu’on nomme « ange du Seigneur » – une apparition sur six dans les interventions angéliques de la bible – joue le même jeu de cache-cache avec Dieu dans Exode 3, autre épisode essentiel du premier Testament, où Dieu, du buisson ardent, révèle son nom personnel à Moïse. Au début du récit, « l’ange du Seigneur lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson «  Mais deux versets plus tard, et pendant tout le dialogue qui suit, c’est Dieu lui-même qui parle et se révèle sans aucun masque ni intermédiaire.

Même scénario avec Abraham. L’accueil des trois inconnus au chêne de Mamré  donne lieu à des changements incessants d’interlocuteurs, passant du singulier au pluriel :

« Le Seigneur apparut… Il aperçut trois hommes… il dit : Mon Seigneur… reposez-vous… Le Seigneur reprit… les hommes se levèrent de là…».

Ici aussi, quelle que soit la préhistoire du texte, les rédacteurs ont voulu garder l’ambiguïté, ou plutôt la double identité des visiteurs divins. La permutation entre Dieu et son ange se retrouve aussi dans le chapitre d’Abraham sacrifiant, où il se passe l’inverse du buisson ardent : Dieu commence par intervenir tout seul comme un grand, puis se cache – très peu – derrière son ange pour empêcher l’immolation. Très peu, car quand l’ange promet, en fin de chapitre, qu’il bénira et multipliera la descendance du père des croyants, chacune entend bien la promesse de Dieu lui-même.

Ces exemples montrent bien l’ambivalence de l’Ancien Testament à l’égard des êtres intermédiaires entre Dieu et les humains, connus dans toutes les cultures de l’époque. Certaines traditions n’ont aucun problème à intégrer les anges dans les récits, tout en soulignant, par le seul nom de messager et l’absence totale de description de ces personnages, qu’ils n’ont au fond pas d’existence indépendante de leur mission. D’autres semblent hésiter à aller au bout de leur pensée et à supprimer ces grandeurs intermédiaires, tout en montrant que Dieu entre directement en contact avec les humains sur les chemins du monde. C’est ainsi qu’on a d’abord l’ange, puis le Seigneur lui-même dans le buisson ardent.

 

On s’attend dès lors que le Nouveau Testament parachève le processus. Mais on y remarque la même ambivalence, qu’on retrouvera d’ailleurs tout au long de l’histoire du christianisme.

D’un côté, Jésus reprend chez Jean le songe de Jacob, anges compris, pour illustrer à Nathanaël l’ouverture des cieux effective dès le début de son intervention. Gabriel est le messager des naissances avec deux visites en Luc 1, il y parle et argumente comme l’ambassadeur de haut rang qu’il est. Luc aime manifestement beaucoup les anges, qui peuplent le ciel de Noël, libèrent Pierre de prison ou… frappent un tyran impie et persécuteur. Mais le livre le plus angélique de la bible est sans contexte l’Apocalypse : un quart des citations, et des anges littéralement à tout faire.

En face, un courant minimise la place de tout être entre Dieu et l’humanité, à coté du Christ. Paul met en garde – déjà – contre un culte des anges. Tout le début de l’épître aux Hébreux s’applique à opposer Christ aux anges, les rabaissant autant qu’il exalte Jésus, et rappelle qu’ils ne sont que des serviteurs sans pouvoir propre.

La venue du Christ, seul médiateur entre Dieu et les humains, ou le don, à la Pentecôte, de l’Esprit Saint, messager par excellence, ne met pourtant pas les anges à la retraite. Les Babyloniens avaient leurs taureaux ailés à cinq pattes, gardiens des cités et des individus, les Grecs Hermès et ses sandales magiques, l’Apocalypse ressemble à l’aéroport d’une mégapole aux heures de pointe, avec un décollage tous les trois versets… Pour l’Antiquité tout entière, bible comprise, la question semble d’abord ne pas se poser : le monde spirituel nous atteint grâce à une multitude d’êtres qui gravitent autour de Dieu et lui servent de bonnes à tout faire.

 

Et pourtant l’ange, même ravalé au rang de simple messager ou de petite main du Seigneur, voire simple mot pour nommer une intervention divine, prend toujours un peu de la place de Dieu dans nos esprits, et risque de détourner notre adoration ou nos prières. Alors, on bazarde tous ces emplumés, dans la poursuite de l’entreprise de désacralisation nécessaire et toujours à reprendre inaugurée par la bible ? Au sens littéral, certainement. Pour le reste, gardons les anges, pour au moins deux bonnes raisons.

La première est que nous serons un jour comme eux : bien que le Nouveau Testament soit d’une discrétion exemplaire sur le sujet, il affirme au moins deux choses sur notre nature à venir de ressuscités. Paul utilise l’image de l’arbre à partir de la graine, et Jésus répond aux Sadducéens que nous serons « comme des anges dans le ciel » . Nous sommes donc toutes et tous de la graine d’ange !

Secondement, et plus intéressant encore puisque c’est pour tout de suite : un de mes versets préférés, à mâcher et remâcher, à la fin de l’épître aux Hébreux, rappelle : « N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges ». Alors, au moment où c’est reparti pour l’envahissement annuel de faux anges dans nos vitrines, regardez plutôt ceux que le verre vous reflète, vous compris.

Laurent Lavanchy