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Comment ne pas mourir idiot ? (Luc 12, 13-34)

Du milieu de la foule, quelqu’un dit à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Jésus lui dit : « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? »  Et il leur dit : « Attention ! Gardez-vous de toute avidité; ce n’est pas du fait qu’un homme est riche qu’il a sa vie garantie par ses biens. »  Et il leur dit une parabole : « Il y avait un homme riche… »


S’enrichir auprès de Dieu 
Ce texte, qui traite de la position du chrétien vis-à-vis des biens de ce monde, est précédé d’un discours (Lc. 12,1-12) où Jésus exhorte ses disciples à confesser leur foi sans craindre les persécutions car, dit-il, « quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme se déclarera pour lui devant les anges de Dieu (v. 12), » Ces considérations éthiques s’articulent ainsi sur ‘espérance du salut qui vient d’être affirmée.

Luc organise divers matériaux.

Tout d’abord, une anecdote suscitant une parole de Jésus (v. 13-14), A l’occasion d’une contestation entre héritiers, Jésus y récuse le rôle de juge terrestre qu’on voudrait lui faire jouer. Cet épisode a donc une signification en soi : il porte sur le sens du ministère de Jésus.

La parabole qui suit (v. 16-20), texte propre à Luc, illustre l’affirmation du verset 15 sur la vanité des richesses face à la mort puisque Dieu est le seul maître de nos vies. Au demeurant, le récit n’est pas dépourvu d’humour. L’homme riche est présenté comme raisonnant avec logique et sage prévoyance. Mais ce sage n’est qu’un faux sage, et le premier mot par lequel Dieu l’interpelle est insensé.

L’application de la parabole (v. 21) a certainement été rédigée par Luc. L’idée y est sensiblement différente : I’erreur de l’homme est de ne pas discerner qu’il existe deux sortes de richesses correspondant à deux manières de vivre, l’une centrée sur soi-même, l’autre orientée vers Dieu.

  •  Ne vous inquiétez pas

Cette idée, Luc va la laisser en attente. Suit un discours (v. 22-34) où Jésus exhorte les disciples à rejeter les soucis du monde et de la vie quotidienne afin de vivre de la grâce de Dieu dans la perspective du Royaume.
Ce discours à un parallèle chez Matthieu (Mt. 6,25-34), dont la trame est très semblable. Le thème dominant, appuyé par les images des oiseaux et des lis des champs, est celui de la confiance en Dieu. Avec ce reproche au cœur du discours : « gens de petite foi » (Lc. 12, 28).
Par rapport à Matthieu, Luc opère un certain nombre de modifications. II remplace le « ne vous inquiétez pas » (v. 29) par un verbe qu’on ne rencontre qu’ici dans le Nouveau Testament. On le traduit généralement par « ne vous tourmentez pas ». C’est un verbe composé à partir d’une racine où se retrouve notre mot « horizon » et qui contient l’idée de lever, dresser, d’où limiter, définir. En choisissant ce verbe, Luc n’a-t-il pas voulu suggérer que le véritable horizon du chrétien, le point vers lequel doit s’élever le regard, c’est le Royaume ? Aussi pourrait-on traduire ce verset 29 de la manière suivante : « Vous, ne cherchez pas ce que vous mangerez ni ce que vous boirez ; n’en faites pas votre horizon. »
Au verset 31, Luc remplace le « d’abord » du texte de Matthieu qui affirme une priorité, par un « plutôt » qui indique un choix impératif à faire : « Cherchez plutôt son Royaume, et tout cela vous sera donné par surcroît », sous-entendu : au lieu de chercher ce que recherchent les païens. N’est-ce pas affirmer le véritable objectif du disciple ?

  • Là où est ton trésor, là sera ton cœur

La conclusion de ce passage sur les soucis est tout à fait originale : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume (v. 32).  »

La communauté persécutée se voit réconfortée par le don gratuit de Dieu, les mots « votre Père a trouvé bon », ne soulignent pas l’arbitraire de Dieu, mais son amour paternel.
Du coup, rétrospectivement le verset  21, prend une autre allure. On croit se constituer un trésor auprès de Dieu. En fait, on ne peut que recevoir ce qu’il nous donne gratuitement : le Royaume. Et cela doit faire passer toute autre préoccupation à l’arrière-plan.
Enfin, Luc termine en réinterprétant un vieil adage juif, qui le ramène au motif du trésor (v. 33-34). Le parallèle avec le texte de Matthieu (Mt.6,19-21) est intéressant. Matthieu en reste à une opposition entre un trésor matériel et un trésor spirituel d’ordre général. Luc donne un contenu concret et positif à ce qui chez Matthieu reste exprimé sur le mode négatif. Le « N’amassez pas pour vous » devient chez lui : « Vendez vos biens et donnez l’aumône ».

Notons que si Luc ne dit pas vendez tous vos biens, à ses yeux néanmoins l’aumône doit être prélevée non sur le revenu mais sur le capital, ce qui va au-delà du devoir d’aumône chez les juifs pieux.
Et Luc conclut : « Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (v. 34). Le choix de l’un des deux trésors révèle enfin de compte quel est le cœur des disciples, à quoi ceux-ci consacrent leurs forces vives, s’ils ont opté ou non pour le Royaume, s’ils en ont ou non accueilli le don gratuit.

 

  • Opter pour le don gratuit de Dieu

L’observation de la vie donne donc à l’homme une leçon de vraie sagesse. Elle lui rappelle que ses richesses sont sans pouvoir sur son existence. Tout croyant sait que sa vie est entre les mains de Dieu. Le chrétien va même au-delà, car il apprend que la richesse véritable se découvre dans la quête du Royaume. Dès lors, les soucis matériels comme la détresse sous la persécution sont des choses de peu d’importance pour le disciple à qui le dépouillement permet de conjuguer la disponibilité du cœur avec la pratique du don : à la recherche et au service du Royaume.

Le croyant qui ne veut pas mourir idiot – «insensé» – aussi bien que le chrétien qui ne veut pas en rester à une « petite foi », comprennent qu’ils doivent de toute nécessité tirer des conséquences de leur foi. Il s’agit de vivre abandonné à la grâce de Dieu dans l’assurance du don paternel. Non pas donnant-donnant, mais en homme qui a complètement changé d’horizon de vie, puisque d’ores et déjà le Royaume est à l’horizon.

France Beydon En danger de richesse, Éd. du Moulin, pages 40 à 46