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Deux rites de passage liés : de la pestiférée à la féminité, de la fillette à la femme !

Deux entrées en vie ! Deux passages d’un état à l’autre, de la mort à la vie ! Douze ans d’hémorragie pour l’une, et douze ans d’âge pour l’autre. C’est l’histoire tragique d’une femme au destin féminin arrêté et celui d’une fillette liée à un homme au destin paternel faussé. L’une se sent coupable depuis 12 ans dans son corps et l’autre vit comme une fillette enfermée par l’amour exclusif que lui voue son père.

  • 1. Introduction et contexte : 

Les « résurrections » de la femme « métrorragique » et de la « fille » de Jaïre (Matthieu 9, 18-26 // Marc 5, 21-43 // Luc 8, 40-56)

Note : métrorragique est visiblement le terme médical adéquat puisqu’il désigne une hémorragie utérine survenant en dehors des règles. Une approche psychanalytique plus complète de ce récit se trouve dans F. Dolto, « L’évangile au risque de la psychanalyse », Tome 1, Seuil, (Paris, 1977), p. 99-116.)

Au sein des évangiles synoptiques furent très tôt assemblés le récit de la résurrection de la fille d’un notable, emboîté dans l’épisode de la femme guérie de ses problèmes de « pertes rouges ». Ces gestes de puissance de Jésus sont insérés dans une série de récits de guérisons impliquant des « païens »  où resurgit le débat sur la pureté et l’impureté. Souvent un parcours géographique significatif se dessine, emmenant le maître sévir tantôt en territoire impur, tantôt en terre d’Israël. Ces différentes péripéties seraient-elles l’indice d’un semblant d’ouverture vers l’universalité de sa mission ? 

  • 2. Brève comparaison entre les différentes versions

Si l’on effectue un rapide panorama des synoptiques, l’on s’aperçoit de quelques différences notables qui sont vectrices de sens. Nous nous attachons ici aux divergences et non au tronc commun synthétisé à la fin.

– Évangile de Matthieu :

C’est le récit le plus ramassé, comme à son habitude. Il se contente de mentionner l’intervention d’un chef dont la fille est déjà décédée au moment de sa demande. La foi du père est ainsi soulignée ; il croit en la puissance de Jésus sur la mort. Ce dernier se met en route, sans vraiment s’attarder sur le cas de la femme. Par trois fois revient le verbe « sauver », autant pour la femme « hémorroïsse » (Ce terme est souvent employé dans les traductions. Absent des dictionnaires, il suggère qu’il s’agirait d’hémorroïdes…) que pour la fillette. On notera la mention de la musique « funèbre » évoquant la mort certaine de la fille. La fin diffère des évangiles de Marc et de Luc : la rumeur des guérisons accomplies se répand partout, afin que tous puissent prendre position par rapport à la mission de Jésus.

– Évangile de Marc :

C’est le récit le plus détaillé. On insiste bien sur les déplacements de Jésus : il traverse le lac, pour passer du côté de la décapole (impur) » vers le littoral galiléen (pur). Il place dans la bouche du père désespéré les mots suivants : « Ma petite fille… » ; ce qui indique un degré de possession excessive. Une pointe anti-médicale se profile derrière l’impuissance des médecins face à un cas clinique ; ce qui ne les empêche pas de se remplir les « poches » pendant que la femme se vide de son « sang »… Marc mentionne, pour la femme aux pertes de sang, une guérison en deux phases : 1. Elle touche Jésus et « connut en son corps qu’elle était guérie » ; 2. Jésus, devant témoins, confirme en déclarant : « Sois guérie de ton infirmité ! ». Marc rapporte ensuite les célèbres paroles araméennes de Jésus à travers le Talitha koum. Il est le seul à préciser que lorsque la fillette se releva, elle marcha…

– Évangile de Luc :

Il s’est inspiré de la même source commune que Marc, avec quelques variantes mineures. Jaïre demande à Jésus d’entrer dans sa maison qui bientôt deviendra le seuil d’un espace impur où séjournera la « morte ». Luc est le seul à préciser que Jaïre avait une fille unique ; ce qui renforce le lien fusionnel père-fille. Lors de « l’éveil » de la fille, il précise que son esprit revint. C’est une allusion claire à la résurrection du fils de la veuve de Sarepta, par Elie, en 1 Rois 17, 22.

  • 3. Récapitulation de l’histoire

Ainsi, si l’on récapitule les ingrédients communs aux trois évangiles, il en ressort deux épisodes fortement imbriqués et s’éclairant mutuellement :

a) Une femme, qui perd du sang depuis douze ans, profite du passage de Jésus ; elle vient derrière lui et touche son vêtement. Aussitôt elle est guérie. Jésus la découvrant, lui annonce : « Ta foi t’a sauvée »,

b) Un chef vient trouver Jésus afin qu’il intercède pour sa fille, au seuil de la mort. Il se déplace avec ses disciples pour lui porter secours lorsqu’il est retenu par l’affaire de la femme. Il arrive enfin, mais les rites funéraires ont déjà commencé. Il chasse la foule et prétend qu’elle n’est pas morte, mais qu’elle dort. Ils se moquent de lui. Il prend la main de la fillette et elle s’éveille à la vie !

  • 4. Deux destins entremêlés : de l’impureté à la sexualité et de l’enfance à la puberté…

Ces deux récits de « renaissance » sont intimement associés dans les évangiles. Le nombre douze qui signifie la plénitude et l’unification des tribus d’Israël est lié au miracle. Douze ans d’hémorragie pour l’une, et douze ans d’âge pour l’autre : l’entrée dans l’adolescence.

C’est l’histoire tragique d’une femme au destin féminin arrêté et d’un homme au destin paternel faussé. L’une se sent coupable depuis 12 ans dans son corps et l’autre vit comme une fillette enfermée par l’amour exclusif que lui voue son père. L’une est entourée d’une prison de chair qu’elle a érigée autour d’elle et que le regard des autres maintient fermée. L’autre vivote dans une cage dorée que son père lui a construite sur mesure.

La première ne peut se reconnaître vraiment femme que dans le regard d’un homme. Or, à cause de son handicap, elle est stigmatisée, sans cesse ravalée à sa condition d’être impur. Un coup d’œil sur Lévitiques 15, 24-25 permet de comprendre dans quel état de souffrance et de désespérance cette femme se trouvait : « Si un homme couche avec elle (la femme qui a ses règles) l’impureté de ses règles l’atteindra. Il sera impur pendant sept jours. Tout lit sur lequel il couchera sera impur. Lorsqu’une femme aura des écoulements de sang de plusieurs jours, hors du temps de ses règles, ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d’impureté que pendant le temps de ses règles. » Ce regard des autres hommes sur son impureté, sa mise à l’index, l’a persuadé qu’elle l’était vraiment ! C’est finalement elle-même qui, par sa foi, a remis de l’ordre dans sa féminité. Elle transgresse un tabou en osant ce geste désespéré de toucher un homme. Elle s’est oubliée dans la foi totale en l’autre. C’est l’intensité de son désir de guérir qui a déclenché cette force sortie de Jésus, pourtant pressé de toutes parts par une foule qui n’est là que comme consommatrice et spectatrice de ses miracles. En la regardant devant témoins, Jésus la réhabilite dans la société et lui redonne une place de femme désirable. Elle n’est plus méprisée. La femme adulte revit au moment où la fillette se meurt.

C’est le seul cas dans les évangiles où un père se dérange pour sa fille. Ce notable est un père qui « vampirise » son propre sang. Dans sa demande de départ, il n’y a pas de place pour son épouse. Pas de mention de la mère ! Il n’est question que de « Ma petite fille ». Le père tient le rôle de la mère et l’infantilise ; elle ne doit pas grandir et lui échapper pour devenir une femme libre et une future mère. C’est certainement une fillette comblée, adulée, gâtée ; le parfait jouet de son papa. Jésus a raison de dire qu’elle ne fait que dormir. Le sommeil profond n’est-il pas une manière de s’évader de sa prison ? La jeune fille dort dans cette adulte en devenir… Elle avait perdu l’appétit de vivre parce que tout lui était donné. En la relevant vers une nouvelle conscience, Jésus la sépare de son père et la rapproche de sa mère, redevenant une épouse. Le père redevient le mari et la femme une mère : « Donnez-lui à manger, (ne la mangez plus !) ». Christ rompt le lien et la fillette n’est plus survalorisée mais libre de se choisir un chemin de vie !

C’est la même réponse donnée à l’une et à l’autre par le Christ : « N’aie pas peur, aie seulement la foi… C’est ta foi qui t’a sauvée. » Grâce à cela, elles ont toutes deux sauté le pas. La fille revit en femme désirée et respectée, prête à reprendre sa place dans la société. La fillette libérée du poids d’être la « poupée préférée » de son père, peut à présent devenir une jeune femme qui marche seule.

Crédits : Frédéric Gangloff (UEPAL) – Point KT