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Espérer en Exil – Ezechiel 34

 Ézéchiel était prêtre à Jérusalem (Ez. 1,1). Il a été déporté dès 597, avec Yoyakin. Son ministère prophétique s’est écoulé de l’été 593 au printemps 571. Ezéchiel est ainsi un témoin de l’Exil dans sa première période, sous le règne de Nabuchodonosor et la domination triomphale des Babyloniens. Jusqu’en 587, sa prédication sera pour les déportés comme l’écho en Mésopotamie de la prédication de Jérémie à Jérusalem. Prêtre, il est particulièrement informé des pratiques du Temple, directement concerné par ce qui advient de l’édifice sacré.

Ezéchiel 34, est à la fois un chapitre facilement compréhensible, et qui, bien que non daté, donne un peu le ton de la prophétie d’Ezéchiel, entre le jugement sur le passé -et le présent- et l’annonce d’un avenir où s’inscrit le règne de Dieu sur son peuple.

Il y eut une parole du Seigneur pour moi : on retrouve50 foiscette formule chez Ezéchiel et 113 fois dans tout l’Ancien Testament. Elle sert pour les prophètes anciens (1 Samuel 15,10 ; Il Samuel 7,4 ; 1 Rois 12,22 ; 13,20 ; 16,1 ; 17,2.8 ; 18,1 ; 21,17.28), est presque absente dans les livres des prophètes pré-exiliques, réapparaît chez Jérémie et est utilisée systématiquement par Ezéchiel.
Ce choix d’une formule ancienne n’est pas un hasard. Il permet de retrouver une force d’expression pour dire le surgissement de la parole de Dieu.
La parole de Dieu apparaît ainsi comme une grandeur en soi, douée de sa propre efficacité. Elle est aussi très clairement une parole qui survient comme un événement dans une situation donnée. C’est pourquoi, même si ce n’est pas le cas ici, les « venues » de la parole sont souvent datées de manière précise chez Ezéchiel. La parole du Seigneur n’est pas «pour tous les temps», elle s’inscrit, s’actualise, s’incarne dans une réalité précise.

Fils d’homme : c’est aussi une expression typique d’Ezéchiel, qui l’emploie 93 fois, contrairement à d’autres prophètes qui sont appelés par leur nom (Amos 7,8 ; 8,2 ; Jérémie 1,1 ; 24,3). L’accent est mis sur la distance entre Dieu et l’homme. Ezéchiel n’est pas l’homme de Dieu, comme certains de ces prédécesseurs. Il est pleinement homme.
Il fait partie de la masse du peuple dont il n’est isolé que par cette parole de Dieu, qui s’adresse à lui du haut de sa majesté divine.

Les bergers d’Israël : la désignation des rois et des chefs comme les bergers des peuples est traditionnelle dans tout le Moyen-Orient Ancien et fait partie du langage de cour.
L’Ancien Testament est en plein dans ce langage conventionnel. Mais comme les bergers sont aussi, de manière continue, la réalité de la Palestine, l’image garde toujours une force concrète. Moïse, David, Amos ont été bergers. Ceux qui sont ainsi mis en cause sont donc les rois d’Israël et de Juda, et, avec eux, tous les responsables et dirigeants, membres de la cour et prêtres influents.
Et tous les dirigeants de l’Histoire d’Israël sont mis en accusation, de manière intemporelle –David seul échappant à la critique-.
L’image du berger se prête d’autant plus à la critique des dirigeants qu’ils se l’appliquaient eux-mêmes, et que le berger n’est que très rarement le propriétaire du troupeau. Il n’est en général que celui qui le dirige et s’en occupe pour le propriétaire. Telle est la situation des bergers d’Israël : ils gardent le troupeau de Dieu.

Vous mangez la graisse : en fait, il ne peut s’agir de la graisse. Le sacrifice des animaux est en effet mentionné en troisième rang, et la graisse n’est jamais mangée (Lévitique3,17 ; 7,25 ;Deutéronome 32,38). Par contre, une très légère correction du texte hébreu permet de traduire ici «le lait». Il ne s’agit alors pas encore d’un reproche, puisque le berger pouvait tout naturellement se nourrir du lait et des fromages produits par le troupeau.

Vous vous revêtez de la toison : là, on est déjà à la limite de la légalité, car aucune tonte de mouton ne peut avoir lieu sans que le propriétaire soit présent.
Cependant les deux premières touches ne sont pas des reproches. D’une certaine manière il est naturel que le troupeau assure la vie du berger, comme il est naturel que le peuple assure au roi les moyens de gouverner et d’assurer sa fonction. Encore faut-il que le berger, en contrepartie, fasse correctement son métier de berger.

Sacrifiant les bêtes grasses : l’abattage des bêtes par le berger n’est pas autorisé. Là, le berger outrepasse ses droits.

Mais le troupeau, vous ne le paissez pas : l’accusation est maintenant formulée : les bergers usent et abusent du troupeau à leur profit, mais ils ne font pas le travail pour lequel ils sont là et qui est décrit par la suite dans l’énumération de ce que les bergers ne font pas.

Vous n’avez pas : cette description négative du travail des bergers met en évidence les difficultés et les dangers auxquels est affronté un troupeau.
En effet, la Palestine ne dispose pas de vastes prairies où le troupeau pourrait paitre derrière des clôtures qui le mettraient à l’abri. Le berger guide donc le troupeau à l’écart des terres habitées ou cultivées, le menant, selon les pluies, d’un lieu de pâturage à un autre.
Les animaux se fatiguent, se blessent, tombent malades, s’écartent du troupeau et se perdent, sont aussi la proie des bêtes sauvages. Le rôle du berger est précisément de remédier à tout cela, de rassembler et de protéger le troupeau, de veiller à ce que les bêtes les plus faibles puissent suivre et se nourrir, de soigner et de guérir (Exode22,9.13).

Violence et oppression : ces deux mots résument toute l’accusation contre les bergers, mais aussi des siècles de prédication prophétique contre les abus du pouvoir royal(1Sam.8,10-18 ; I Rois 21,1-24 ; Michée 3,1-4 ; Sophonie3,3 ; Ésaie3,1315 ; 10,1-3 ; Jérémie 12,10-12 ;22,13-17).

Sans doute ne faut-il pas se tromper : les rois d’Israël et de Juda n’étaient ni meilleurs, ni pires que les autres rois et roitelets du Moyen-Orient Ancien, et les peuples voisins avaient tout autant à se plaindre de leurs rois. Mais justement, aux yeux des prophètes, Israël n’est pas un peuple comme les autres, c’est le peuple de Dieu, dont tous les membres, y compris le roi, sont soumis à la volonté de Dieu et à la foi de l’Alliance.

Par ailleurs, et malgré l’idéalisation de la royauté de David, Israël s’est toujours souvenu du temps où il n’y avait pas de roi en Israël, où les tribus et les clans vivaient librement sur leur terre, les Anciens réglant les problèmes de la vie commune et les questions judiciaires. La royauté ne s’est imposée que difficilement, en raison des circonstances extérieures, de nécessités stratégiques. Saül, puis David, ne sont devenus rois que parce qu’il fallait quelqu’un pour mener la guerre contre les Philistins. Encore n’ont-ils vécu longtemps qu’à la manière des «Juges». Et ce n’est que vers la fin de son règne que David bascule dans une royauté à l’orientale que Salomon portera à son achèvement.
La royauté est donc bien comprise en Israël comme devant servir le peuple et non l’inverse.

Mais les rois et leur cour l’ont trop souvent oublié.

Sur les montagnes, les hauteurs : allusion aux cultes des hauts-lieux, où Israël s’égarait loin de son Dieu (voir 6,13 ; 20,28).

Sur toute la terre : mention de l’Exil qui vient ainsi comme l’aboutissement des errements et des égarements du peuple loin de son Dieu. La catastrophe était en germe dans la faute, et l’Exil n’est pas présenté comme une punition, mais comme le fruit amer des agissements des bergers.

Je viens chercher moi-même mon troupeau : les mauvais bergers sont accusés, jugés, chassés. Alors le propriétaire du troupeau vient et s’en occupe lui-même. Il va faire, lui, le travail que les bergers n’ont pas fait, il va s’occuper du troupeau avec attention, veillant à ce qu’il trouve ce dont il a besoin, et s’occupant tout particulièrement des plus faibles et des plus menacés. Le jugement d’exclusion que Dieu prononce sur les bergers est ainsi oracle de salut pour le troupeau.

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Je vais juger : l’intérêt que Dieu, propriétaire du troupeau Israël, porte aux petits et aux faibles se traduit par un jugement qui n’atteint pas seulement les rois et les hauts-responsables. Car si les bergers ont manqué à leur charge, certains membres du troupeau en ont pris à leur aise et fait jouer la loi du plus fort.
Ici encore, Ezéchiel ne fait que reprendre les incessantes polémiques de la Loi et des prophètes contre les abus des puissants et des riches (Amos 2,6-8 ;3,9 ;4,1 ; 8,4-6 ; Osée4,1-3 ; Esaïe 3,16-24 ; 5,8-13 ; Jér.7,9-11 ; Deutéronome 15,1-18 ; 23,16-17.20 ; 24,6.14-15.17-22 ; Lévitique 19,11 ). La fréquence de ces condamnations des injustices de toutes sortes témoigne de la réalité des abus, mais aussi de l’importance donnée par le Dieu d’Israël au respect des droits des plus faibles. Mépriser le droit de ceux qui ne peuvent se défendre, ne pas respecter les limites qui empêchent le pauvre d’être broyé, c’est briser l’Alliance et ne pas respecter les règles rituelles du culte.

Je viendrai au secours de mes bêtes : le salut que Dieu, le berger apporte à son peuple n’est pas seulement le retour de l’Exil et le rassemblement du troupeau sur la terre d’Israël. C’est aussi la restauration ou l’établissement de la justice sociale à l’intérieur du peuple. Le salut annoncé par Ezéchiel ne se conçoit pas sans retour à la justice. Mais le jugement de Dieu apparaît ici comme un acte de salut. Si la catastrophe est la conséquence des fautes, le jugement prononcé par Dieu sur les mauvais bergers et les brebis violentes est d’abord un geste de délivrance en faveur des plus faibles.

Je susciterai… un berger unique : il y a une contradiction entre l’annonce des versets 11-22, où Dieu annonce qu’il s’occupera lui-même du troupeau et la promesse de berger unique, mais humain. La contradiction n’est qu’apparente.
En Exode 3,7-10, Dieu annonce de la même manière qu’il est descendu pour délivrer son peuple, et envoie Moïse. Il en est de même ici. L’action personnelle de Dieu en faveur de son peuple se traduit par la désignation d’un berger unique. Unique, cela veut dire un seul chef pour tout le peuple, c’est le dépassement de la division du peuple élu.

Ce sera mon serviteur David : c’est sans doute le trait le plus surprenant de tout le chapitre. Le roi à venir sera le roi idéal du passé. Pourtant on ne peut pas penser ici à un David ressuscité.
À partir de la promesse de Dieu à David de II Samuel 7,11-16, et du constat de l’infidélité des rois de Juda, le peuple attend qu’un descendant de David rétablisse la royauté davidique dans son double aspect de fidélité envers Dieu et d’indépendance nationale (Ésaïe 9,5-6 ;Jérémie23,5 ; Zacharie3,8 ; 6,12).En annonçant, comme Osée3,5 ; Jérémie 23,4 la venue de David lui-même, Ézéchiel insiste bien sur le fait que le roi ne peut pas être un descendant de David parmi d’autres, qui viendrait régner à Jérusalem. Le chef à venir sera la copie conforme de David, il sera le serviteur de Dieu, celui qui peut, comme un berger, agir de manière autonome, dans la mesure-même où il le fait en toute fidélité envers Dieu et dans l’intérêt du peuple.

Moi Seigneur, je serai leur Dieu : on retrouve ici une formule d’Alliance. Le Seigneur, nom propre de Dieu (voir ce qui est dit à propos du Ps 137) sera le Dieu d’Israël, David le berger, et le peuple sera le peuple de Dieu.

Mon serviteur David sera prince au milieu d’eux : Ézéchiel évite le mot «roi». Le mot est usé, il est international, et il évoque la royauté passée. Il lui préfère un mot de l’ancien Israël (utilisé en Exode 22-27). Il souligne ainsi que le berger qu’il promet à son peuple n’a rien à voir avec la royauté déchue, ni avec les royautés des grandes puissances du moment.

Moi, le Seigneur, j’ai parlé : les formules de ce genre servent à garantir ce qui vient d’être dit par le prophète : il ne s’agit pas d’une parole d’homme, bien intentionnée, mais sans force. Et Dieu, qui l’a prononcée, s’engage à l’accomplir. Une Alliance de paix : à partir de ce verset, le texte quitte l’image du berger et du troupeau pour évoquer des images de la paix. En Lévitique26, 3-6, il y a les mêmes images de la paix. Elles sont la récompense de l’obéissance à la loi. Mais ici, la paix est promise, donnée par Dieu qui n’a pas abandonné son peuple. On remarque ici que, pour l’Ancien Testament, la paix(SHALOM) n’est pas seulement une absence de guerre, mais la plénitude de la vie débarrassée de toute peur. Cette paix est l’objet d’une Alliance : car seul le rétablissement des relations entre Dieu et son peuple peut apporter la paix. Quand le Seigneur entre dans l’Alliance, la vie du peuple tout entier est illuminée.

Je supprimerai du pays les bêtes féroces : en Ezéchiel 5,17 ; 14,15.21 ; 33-27 les animaux sauvages participent au jugement de Dieu. Lorsqu’ils sont écartés, c’est que la paix est rétablie entre Dieu et l’homme.

Une pluie de bénédiction : la bénédiction est comme l’achèvement de la paix. Comme souvent dans l’Ancien Testament, la pluie est la traduction concrète de la bénédiction, parce que la Palestine est un pays, où la vie est entièrement suspendue à la venue des pluies (voir Deutéronome 11,10-18). D’elle dépend le résultat de tout travail agricole et la venue des fruits.

Plus de razzia : on retrouve ici un écho des versets 5, 8, 10, 11, mais la situation du peuple est complètement renversée.

Une plantation renommée : ou plantation de salut. On ne sait pas très bien à quoi pense Ézéchiel : est-ce une allusion au thème du Jardin d’Eden ? Ou plutôt à l’image d’Israël, vigne plantée par Dieu comme au Ps 80 ? Ou encore une reprise de l’annonce de salut au travers de l’acte de planter comme en Jérémie 1,10 ou bien Ésaïe 61,3 ?

Je suis le Seigneur, leur Dieu qui suis avec eux : le chapitre se termine sur la formulation de l’alliance reprise de deux manières différentes qui expriment toutes deux le face-à-face confiant, la reconnaissance réciproque du peuple et de son Dieu, d’où jaillit la vie et la paix.

Il s’y ajoute la promesse de la présence de Dieu auprès de son peuple. Promesse d’autant plus importante pour les exilés, qu’ils ressentent l’Exil comme une absence de Dieu.
Toute polémique contre les mauvais bergers a cessé au profit de l’annonce de salut qui domine tout le chapitre.
Le ton fondamental de tout le chapitre est bien celui de l’espérance. À deux reprises, aux versets 2 à 15, puis17-24, le prophète nous conduit des reproches et du jugement à l’annonce du rétablissement de l’Alliance, de la reconstitution du peuple par une initiative personnelle et gratuite de Dieu qui reste attaché à son troupeau égaré et dispersé.
Mais s’il est tout entier tourné vers un avenir que la promesse de Dieu rend possible, le prophète n’ignore pas ce qui a conduit à la catastrophe. Il dénonce les rois, les responsables et les plus influents membres d’Israël, qui n’ont pas respecté et n’ont pas enseigné à respecter les clauses de l’alliance entre Dieu et son peuple. Ézéchiel rappelle que l’Exil et l’anéantissement de Jérusalem sont la conséquence directe de la rupture du contrat qui unissait Dieu et le peuple.

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Il y a donc chez Ézéchiel une dénonciation qui est aussi une confession des péchés d’Israël. Pour lui la catastrophe n’est plus inexplicable. Et c’est précisément parce que le peuple peut en reconnaître l’origine en lui-même que la fidélité de Dieu laisse la porte ouverte à l’espérance d’une restauration qui ne sera pas un simple retour en arrière : Dieu vient s’occuper lui-même de son peuple.
On remarquera que tout l’ensemble des livres de Josué à II Rois développe systématiquement la même réflexion : ce sont les fautes des dirigeants d’Israël qui ont abouti à l’anéantissement. Mais pour ces livres, la responsabilité des rois est appréciée presque uniquement du seul point de vue de leur attitude envers le Temple de Jérusalem et les cultes des hauts-lieux. Il est d’autant plus remarquable que le prêtre Ézéchiel, dont l’intérêt pour le Temple est indéniable, souligne pourtant ici avec force toutes les violations de l’idéal de justice et de respect des faibles et des malheureux qui est un des piliers de la foi d’Israël : croire en Dieu, c’est croire que sa justice qui donne à chacun non seulement le droit théorique de vivre, mais aussi les moyens d’exister dignement.
Enfin, il faut relever que cette annonce de salut pour le peuple de Dieu ne s’appuie sur aucun signe extérieur. Les oracles d’Ézéchiel sont proclamés, alors que Nabuchodonosor est au sommet de sa puissance, quand rien ne semble pouvoir résister aux armées de Babylone. À vues humaines, aucun espoir n’est possible. Pourtant comme Jérémie au cœur même de l’effondrement (Jérémie 32), Ézéchiel invite les exilés à regarder l’avenir avec espérance, une espérance qui ne se fonde sur rien, sauf sur la confiance inébranlable du prophète en son Dieu, ou plutôt sur sa certitude absolue que le Dieu d’Israël est fidèle au-delà de tous les errements du peuple et qu’il n’abandonnera pas son peuple.