Point KT

L’ange au cinéma

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Depuis qu’il a déserté les bancs des églises pour se glisser dans l’imagination des artistes, l’ange a beaucoup à signifier. Qu’il soit littéraire ou cinématographique, qu’il soit heureux ou malheureux, il nous renvoie sans cesse à notre rapport au monde et à Dieu.
Correspondant plus ou moins au XX° siècle, le cinéma en est une lecture. Il en dit les espoirs, les rêves, mais il en dit surtout les horreurs et l’inhumanité. Car loin de l’image idéale que présentaient les écrits bibliques, celle d’un être fort et sans états d’âme autres que louer et servir Dieu, l’ange moderne est un être sans repère, errant entre un paradis qu’il sait perdu, et un monde qui n’attend plus rien du ciel. Il a tout perdu de la légèreté qui le faisait voyager entre le ciel et la terre, et il est aujourd’hui figure d’angoisse et de douleur mélancolique. Il a dorénavant les ailes ou coupées ou brisées, et parce qu’il a acquis la Connaissance suite à l’abandon de Dieu, l’innocence lui a été ravie, laissant place à la culpabilité et au mal-être. Le plus souvent maintenant, il traîne son poids trop lourd dans des endroits sombres, dans des villes tristes où les sentiments s’éteignent, étouffés, dans des bas-fonds où nul espoir n’est permis, dans des cœurs où la vie et la joie ne sont plus. Il traîne sa mélancolie comme un fardeau qu’il n’a pas mérité, regarde les humains s’aimer, se déchirer, s’étreindre, s’entre-tuer. Il les regarde avec amour et tendresse, mais se sait impuissant face au désespoir et à la haine qui peu à peu rongent le monde. Il est le voyeur désespéré de toutes les faiblesses humaines, auxquelles il ne peut remédier. Il n’y a guère que dans La vie est belle, de F. Capra, ou dans Faust, de F.W. Murnau, que Dieu préside encore à la destinée humaine. Mais ceci, c’était avant l’innommable, c’était avant la mort industrialisée où l’homme a perdu son visage d’homme. Depuis, Dieu s’est retiré, Dieu s’est tu, Dieu a laissé tomber. L’ange cinématographique, qu’il soit ange gardien (W. Wenders), ou qu’il soit ange de la mort ou du diable (R. Clair, I. Bergman), a connu la même trahison que l’homme face à un Dieu indifférent ou las, un Dieu muet. L’ange est désormais orphelin, compagnon de misère de l’homme, ce double que finalement il envie, parce qu’il peut encore aimer.

Ainsi, si l’ange est encore un messager, il est un messager que le monde s’envoie à lui-même, ou bien encore messager en son nom propre. L’ange est un message urgent, désespéré, un dernier message avant la catastrophe, avant l’indifférence, avant la vie chacun pour soi, avant que les autres ne soient plus visibles, ou ne soient plus que des instruments. En un mot, l’ange est un signe qui annonce aux hommes qu’ils se suicident. Il signifie que nous vivons une époque d’urgence éthique. Mais dans un monde qui va vers la ruine existentielle sans le savoir ou sans y prendre garde, les anges pourraient bien un jour cesser d’espérer, décrétant que la terre n’est pas plus un lieu de refuge que le paradis ou l’enfer.

Aussi, en même temps que le signe du désistement divin, l’ange est un appel à la responsabilité et à l’éthique : il rêve encore d’une humanité qui pourrait se survivre, qui pourrait faire entendre la voix de l’espérance, qui voudrait préserver cette vie que nous semblons mépriser, à laquelle nous attentons sans cesse, alors que lui-même nous l’envie. Il veut nous persuader que chaque être est unique, que chacun a quelque chose à construire et à communiquer, que la façon dont nous menons notre vie influence ce qui nous entoure, que chacun gagne à être aimé, et que nous pouvons, et même devons, prendre le risque d’aimer.

Se faisant le signe de la désespérance du monde, il ouvre par son empathie un espace poétique de possibles et de régénérescences. Il nous signale que c’est à nous d’œuvrer, individuellement et collectivement, si nous voulons vivre, et vivre ensemble. L’entendrons-nous, ou le laisserons-nous s’épandre dans le néant, lassé, ainsi que ce Dieu que nous n’avons pas su garder ?

Crédit : Point KT