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L’étranger ou le risque de la rencontre

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Avant toute considération au sujet de l’étranger, rappelons que celui-ci ne saurait être pensé comme un concept ou un symbole. L’étranger est souvent, avant tout, un exilé aux liens rompus, aux origines brisées, en quête d’une terre habitable.Les discussions récentes sur l’immigration et les réactions de certaines Églises, reposent la question de notre rapport à l’étranger, abordée ici dans une perspective théologique et spirituelle.

Ces situations douloureuses appellent d’elles-mêmes une solidarité que de nombreux textes bibliques soutiennent, même si la rencontre ne peut se faire sans heurts…

Cet autre, dont la figure de l’étranger est emblématique, est ce qui ne se laisse pas réduire au déjà connu, à ce que je suis, à ce que je comprends… L’autre est fondamentalement ce qui échappe aux jeux des ressemblances et des équivalences ; en lui réside toujours un inatteignable, de l’incompréhensible qui échappe à toute anticipation et à toute emprise. Comme le disait le philosophe Lévinas, dans son Totalité et infini : « L’autre, qui m’est autre, ne se résorbe pas dans mon identité de pensant et de possédant… ». La relation à cet autre se devrait alors de préserver son incognito. Si le dialogue a pour vertu de promouvoir des mondes communs, il lui revient aussi de laisser poindre les différences, voire les différends qui l’animent, et de se laisser ainsi rythmer par un double mouvement de rapprochement et d’éloignement.

Ce rythme recoupe l’ambiguïté qui caractérise notre rapport à autrui. Si l’étranger est celui qui stimule, éveille et enrichit, il est aussi celui qui dérange, désordonne et met en question. En affirmant que nul n’est prophète en son pays, la Bible implique logiquement que c’est toujours de l’étranger qu’arrive le prophète ; telle une manière de soutenir que seule une parole différente peut réellement nous enrichir. L’autre n’est-il pas constitutif de ce que nous sommes, étant tous structurés par nos relations, engendrés et transmis ? Mais cet autre est aussi porteur d’une menace, celle d’être dérangé dans nos conforts et nos certitudes, incompris, rejeté. Bon nombre de récits bibliques sont traversés par cette double attitude à l’égard d’autrui, de défiance et d’invitation, de méfiance et d’approbation. C’est ainsi que les traditions du particularisme de l’alliance ethnicisée, très vives notamment vers la fin de l’exil, s’opposent à celles plus universalistes et bienveillantes de l’alliance inclusive, telle la figure mythique d’Abraham.

C’est peut-être de cette ambiguïté de notre rapport à l’étranger, mi-ange mi-démon, que tient la polarisation stérile entre divinisation et diabolisation dont il est parfois l’objet ; la première forçant l’hospitalité sans s’être assurée des possibilités d’une intégration, la seconde armant nos frontières en prétextant l’épuisement de toutes possibilités d’accueil. Mais s’il convient de résister à l’émergence de communautés fermées sur elles-mêmes et immunisées, s’il convient aussi de penser la clôture des communautés comme ce qui permet de les identifier, de leur donner du relief, de contribuer à les rendre singulières et donc précieuses, aucun statu quo ne peut spirituellement tenir devant la vraie rencontre d’un autre.

Celle-ci déplace en profondeur nos représentations théologiques. Si la prise en compte lucide de cet autre nous invite à rejeter tout autant le Dieu pur de la petite communauté des élus, que le Dieu pour tous et finalement pour personne de nos universalismes faciles et abstraits, l’étranger nous reconduit toujours à la prédication d’un Dieu restauré dans son incognito même, tel ce Dieu « étranger et voyageur sur la terre », des poèmes de Rilke. Car l’autre, l’étranger, n’est-il pas l’attestation formelle de la liberté de Dieu de se révéler ailleurs, autrement, au-delà de ce qui de lui est déjà dit et cru ?

Et c’est ainsi que cet équilibre entre accueil et défiance, bascule au final vers le risque de la rencontre. Un risque lucide, serein, mais bien conscient que l’étranger porte en lui-même la promesse d’un supplément d’être possible, d’un autrement vivifiant et éminemment créatif. C’est la raison pour laquelle l’exclusivisme de certains textes bibliques se laisse aisément emporter par le souffle de bienveillance qui anime les écritures bibliques à l’égard de cet étranger, celui qu’est l’autre comme celui que nous sommes. Car accueillir l’autre, c’est aussi s’aimer soi-même.

Évangile & Liberté – juin 2006