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Le mythe de l’austérité protestante !

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Olivier Bauer, Pasteur réformé et docteur en théologie, ancien chargé de cours à l’université de Lausanne, a été en charge de l’Église protestante francophone de Washington, DC, après avoir été aumônier scolaire pendant six ans à Tahiti. Il est l’auteur du Protestantisme à table ou les plaisirs de la foi (Labor et Fidès, Genève, 2000).   Il nous dit : Martin Luther a inventé le repas d’affaires et Jean Calvin prône le jeûne « à titre exceptionnel ». Pourtant le protestantisme a l’image, trop simpliste, d’un christianisme austère.

J’appartiens à une famille réformée très multiculturelle, qui cultive les souvenirs liés à la table. Au gré des mariages des uns et des autres, nous goûtons – et cuisinons ! – les mets de conjoints originaires de Chine, du Chili, de Madagascar ou du Sri Lanka, au foie gras d’un cousin hongrois. À la maison, nous passons actuellement par une période « canard à la pékinoise » : un délicieux canard laqué.

Des souvenirs de table, j’en ai aussi en paroisse. À Tahiti, j’ai goûté à la cuisine « protestante » locale : différente, originale et toujours généreuse. Il faut dire qu’au Sud, protestantisme ne rime pas avec austérité, bien au contraire! En Suisse, j’ai organisé plusieurs dégustations interreligieuses de nourritures chrétienne, juive, musulmane et bouddhiste ! A Washington, nous avons préparé avec des paroissiennes des « nourritures célestes», un vrai repas biblique autour des cailles et de la manne. Au menu, cailles farcies aux lentilles et, pour évoquer la manne, gelée de lait d’amandes. Les amateurs en trouveront les recettes Jans le superbe ouvrage de Ruth Keenan intitulé la Cuisine de la Bible(1). »

Certes, la préparation de ces repas de fêtes est souvent longue, et l’élaboration des plats, minutieuse. Est-ce un péché comme le prétendent certains chrétiens ? Ne faudrait-il donc avaler les aliments que dans l’état où Dieu les donne ? Mais alors, que manger, sinon des fruits et quelques carottes ? J’ose prétendre que le fait de cuisiner tient de la collaboration entre Dieu qui donne et les humains qui apprêtent ce don pour en faire quelque chose de mangeable, de bon si possible ou, mieux encore, de délicieux. »

 Je suis gourmand. Je ne crois pas un seul instant qu’il s’agisse d’un péché, même pour le calviniste que je suis. Depuis que j’ai lu dans les évangiles que Jésus était traité d’ivrogne et de glouton (2), mes derniers remords métaphysiques ont été balayés. Restent quelques remords physiologiques : comme chacun le sait, les bonnes choses font souvent prendre du poids, ce qui n’est pas bien vu dans notre société qui culpabilise les bons mangeurs. J’ai aussi des remords éthiques, non pas parce que je mange de bonnes choses, mais parce que je ne peux pas les partager avec tous les habitants de la terre.

Parlons théologie. En lisant la Bible, force est de constater la part importante qui y est faite aux repas. Depuis les premières lignes de la Genèse, jusqu’aux dernières lignes du Nouveau Testament. Remarquez que le Seigneur préfère le sacrifice des agneaux de Caïn aux produits de la terre d’Abel.

Voyez Noé qui, sortant de son arche, commence par planter la vigne puis s’offre une bonne cuite. Dans le désert, Dieu donne à Israël non seulement la manne, qui est l’aliment de base, mais aussi les cailles pour la gourmandise. Le pays de Canaan est celui où coulent le lait et le miel. Sans oublier Jésus qui multiplie les pains et les poissons, qui transforme l’eau en vin à Cana. Un très bon vin, d’ailleurs. Et le royaume de Dieu n’est-il pas semblable à un repas de mariage? Toutes ces nourritures, ce souci de la qualité des aliments offrent une justification biblique à ma gourmandise, et me laissent penser que je suis en bonne compagnie.

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Le Festin de Babette, ou comment la bonne chère et le bon vin transfigurent
un petit groupe de protestants perdu au fin fond de la Norvège.

Allons même plus loin. Même si je reconnais que le christianisme, toutes confessions confondues, est imprégné de l’idée que la vie sur terre ne doit pas être trop agréable, et qu’on payera dans l’au-delà les plaisirs que l’on prend ici-bas souffrance rédemptrice dans une vie qui n’est que vallée de larmes – , malgré tout, c’est parce que je suis protestant que je peux m’affirmer gourmand. Car la Réforme a remplacé les sept péchés capitaux – parmi lesquels le péché de gourmandise- par les Dix Commandements qui n’interdisent pas de bien manger.

Revenons à table. Luther, comme chacun le sait, était plutôt goinfre ; en bon Allemand, il était aussi amateur de bière. Le père de la Réforme, qui avait rejeté le jeûne obligatoire et institutionnalisé, tenait table ouverte. Il avait en quelque sorte inventé les déjeuners d’affaires, Et ses disciples ont pieusement relevé et publié ses Propos de table(3), en les augmentant d’aphorismes de leur cru. Calvin, lui, était plus maigre, plus austère. Dans son Institution de la religion chrétienne(4), il consacre huit paragraphes au jeûne qu’il recommande, à titre exceptionnel, parmi d’autres exercices d’humilité et de repentance.
J’aime à penser que c’est le refus du carême, du « manger maigre » catholique, qui explique la tempérance des protestants, injustement confondue avec l’austérité. Les catholiques alternent jeûnes et ripailles. Les protestants ont une relation moins chaotique avec la nourriture, une relation dominée par l’idée de mesure, de raison. C’est pour cela qu’ils ont toujours été actifs dans les mouvements dits « hygiénistes », qu’ils ont défendu l’idée d’une nourriture saine. Par exemple, c’est un médecin adventiste, John H. Kellogg, qui fut l’inventeur des céréales du petit-déjeuner ! Mais mangent-ils moins bon que d’autres croyants ? En Europe peut-être, où leurs terres d’élection sont moins pourvoyeuses de bonnes choses que les pourtours de la Méditerranée. Dans le reste du monde, y compris aux États-Unis, cette idée est tout simplement incongrue.

Encore une remarque : n’oublions pas qu’au centre de la célébration chrétienne il y a un repas avec du pain et du vin. Les catholiques sélectionnent leurs vins de messe. Les protestants, eux, peuvent se montrer très inventifs quand il s’agit de choisir du pain. Nous introduisons la Sainte Cène en disant : « Venez goûter comme le Seigneur est bon. » Un mot chargé de sens.

(1) La Cuisine de la Bible. Menus inspirés de l’Ancien Testament (Éditions de La Martinière, 2000).
(2} Luc 7, 34.
(3)Martin Luther : Propos de table (Aubier, 200 1).
(4) Jean Calvin : Institution de la religion chrétienne (Vrin, 1961-2000).

Propos recueillis par Djénane Kareh Tager – Article publié dans Le monde des religions – Septembre octobre 2004

Une autre information convaincante, le Bulletin de l’ Église Protestante de Bruxelles – Musée • Chapelle Royale « LE LIEN » n° 406 cliquez ici