Y a-t-il des contes dans la Bible ? Question troublante pour le lecteur de la Bible ! Le conte évoque les fées, l’imaginaire, le fantastique, bref une histoire inventée et pas vraie, alors que la Bible… « c’est vrai ! »
Et pourtant, de tout temps les contes font partie du patrimoine humain. Ils contribuent à forger l’âme de leurs auditeurs, ils sont l’expression de la culture et de la sagesse des peuples et leur confèrent leur identité. Ils répondent pour cela à des formes littéraires quasiment invariables d’une culture à l’autre et d’une génération à l’autre[1]. Ils sont de véritables outils de la transmission du « Savoir-Être », une forme de langage qui ne s’adresse pas d’abord à la raison, mais aux profondeurs du psychisme pour le travailler dans la durée[2].
Il serait surprenant que le monde biblique n’ait pas utilisé ce mode de communication de la culture et des grandes expériences humaines. Une approche « ethnographique » des textes bibliques permet cette reconnaissance et la légitime. Cela est particulièrement vrai des récits de l’épopée des Pères Fondateurs de la Foi hébraïque. L’exégète nous parle de « récits typonomiques », car à travers des types, ils nous racontent l’histoire d’un peuple et de sa foi, plus que la relation photographiée de son origine. La fonction du conte de l’ethnographe rencontre ici celle du récit typonomique de l’exégète. On ne saurait s’en offusquer.
Un exemple particulièrement éclairant en est le récit de la rivalité et de la réconciliation d’Esaü et de Jacob. Sa morphologie répond point par point à la morphologie quasi universelle des contes :
- Situation de départ : équilibre, absence de tension au sein de la famille. Le héros est chargé d’une mission. Jacob chargé de mission doit conquérir le droit d’aînesse.
- Le héros rencontre d’adversité, la peur, l’angoisse et l’éloignement. Jacob rencontre l’obstacle du frère, sa haine, ses menaces de mort, il est obligé de fuir à l’étranger, séjourne chez Laban.
- Résolution et dépassement de la situation première, enrichissement du héros. Retour, dépassement des tensions, accomplissement de l’objet de la mission : Jacob investi de la succession de son père.
La forme verbale reprend, par sa part, remarquablement celle des plus beaux contes. Le récit biblique, raconté pendant des siècles, en a conservé toutes les finesses, à tel point qu’il se lit aujourd’hui encore, à livre ouvert, tel un conte. Il se prête, comme s’il n’avait pas subi l’épreuve de l’écriture, presque immédiatement, à la narration par un griot contemporain. Destiné à être entendu par épisodes successifs, il réserve après chaque épisode le suspens du suivant. Il suffit de bien en repérer les grandes articulations.
Le texte nous laisse percevoir tout l’art du conteur : il pose sa voix, avec lenteur, et égrène telle une confidence son « Grand Parler ». Ses phrases, simples et courtes, telle une musique, évoquent plus qu’elles ne démontrent ou ne dépeignent le passé… Il disparaît derrière le récit, pour ne laisser paraître que ses personnages et permettre à l’action de se nouer progressivement : « Esaü courait la compagne… Il était velu comme une fourrure de bête… Le brouet sentait bon… » Il n’en faut pas plus pour situer l’homme.
Ses descriptions sont sobres, mais volontiers enrichies de redondances poétiques destinées à intensifier les situations et à permettre à l’auditeur d’entrer en résonance avec l’évènement : « Isaac était devenu vieux, ses yeux s’éteignaient, il n’y voyait plus » (Genèse 27.1). Au moment de son retour, dans l’angoisse de la rencontre avec le frère coléreux, le narrateur énumère de manière répétitive la richesse du cadeau que Jacob prépare : «200 chèvres et 20 boucs, 200 brebis et 20 béliers, etc. » (Genèse 27.33).
Les personnages prennent toujours eux-mêmes la parole. Leurs dialogues sobres prennent le temps de faire avancer l’action et la conduisent progressivement à sa dramatisation maximale. Il faut admirer ce chef d’œuvre de conversation entre Isaac et Jacob lorsque celui-ci revient déguisé pour arracher la bénédiction de son père :
« Comme tu as vite trouvé mon fils ! »
« C’est que le Seigneur Dieu m’a porté chance ! »
« Viens plus près, mon fils, que je te palpe. Es-tu bien mon fils Esaü ou non ? »
Jacob s’approcha de son père qui le palpa :
« La voix est bien celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Esaü ! »
…
« C’est bien toi, mon fils, Esaü ? »
« C’est moi ! »
« Sers-moi, mon fils, que je mange du gibier et que je te bénisse. »
Jacob le servit et il mangea : il lui apporta du vin et il but.
« Viens donc plus près de moi et embrasse-moi ! »
Isaac huma l’odeur de ses vêtements et le bénit. (Genèse 27.20.ss).
Puis c’est le clash, introduit par une double répétition : « A peine Isaac avait-il… à peine Jacob avait-il… » (Genèse 27.30).
Le narrateur sait, enfin, qu’il doit maintenir en haleine ses auditeurs jusqu’au suspens final. Vers la fin du conte, jusqu’au dernier moment, l’auditeur ne sait pas comment Esaü accueillera le retour de Jacob. Il prend plaisir à allonger son récit par une période de préparation soigneusement montée : envoi de cadeaux, raconté avec redondances, échange de messages, à deux reprises, menace d’un frère accompagné de 400 guerriers armés jusqu’aux dents, lutte au gué de Jabbok, une dramatique prière : « Je ne lâcherai pas avant que tu ne m’aies béni ! », passage d’un premier groupe de servantes et de serviteurs avec les enfants, passage des épouses, puis enfin – puisqu’il le faut bien ! – de Jacob lui-même, sept prosternations encore avant la rencontre (33.ss).
Le récit est admirablement construit pour captiver. Le conteur, qui pendant des années sans doute a affiné et intériorisé son conte, est un artiste. Il faut lui rendre justice. Ce récit, tel un conte, va entrer dans la construction de la personnalité de son auditeur, modeler les profondeurs de son âme et construire son identité. Il faut lui rester fidèle. N’affadissons pas, n’appauvrissons pas ses dialogues, sa musicalité, ses crescendos, ses échanges verbaux, n’y ajoutons rien. Tout cela contribue à la beauté du conte et lui donne la force, grâce à laquelle il meuble l’intériorité de celui qui le reçoit avec reconnaissance.
Crédit : Edmond Stussi est pasteur, il était professeur de pédagogie religieuse à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres d’Alsace. Oeuvre de Matthias Stomer, Das Linsengericht
[1] Se rapporter à ce sujet aux travaux de Vladimir PROPP, en particulier à son livre « Morphologie des contes » qui défend cette thèse suite à une longue enquête menée dans des pays de culture et de langue différentes. (Le Seuil, Paris, 1965).
[2] Voir à ce sujet l’apport décisif de Bruno BETTELHEIM dans « Psychanalyse du conte de fée », (Collection « Réponses » Robert LAFFONT, Paris, 1976).