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BD et ésotérisme

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Depuis une génération, la catéchèse a compris le rôle incontournable de l’image. Dans nos pays francophones fortement marqués par la bande dessinée, ce support visuel a également été investi par les éditeurs chrétiens. Il suffit de visiter le CRIABD (Centre Religieux d’Information et d’Analyse de la Bande Dessinée – Bruxelles) et de parcourir sa collection de BD bibliques et religieuses pour constater la diversité des titres proposés depuis le début des années 1950.

Les succès récents de la Bible en manga (Editions BLF Europe) ou du Voyage des pères (David Ratte, chez Paquet Editeur), pourraient laisser croire à un intérêt croissant pour la Bible dans le public des bédéphiles. Mais cela doit immédiatement être nuancé. La tendance la plus forte aujourd’hui dans le monde du 9e art, serait plutôt l’engouement pour tout ce qui de près ou de loin touche à l’ésotérisme. La vérification est simple : entrez dans n’importe quel magasin spécialisé en BD, regardez les titres, feuilletez les albums et vous constaterez en quelques minutes que l’essentiel de la production récente valorise l’ésotérisme, c’est-à-dire, selon la définition d’Antoine Faivre, « tout ce qui exhale un parfum de mystère » (cité par P-A. Taguieff, La foire aux illuminés : Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Fayard, 2005, p. 231).

Le 23 avril 2012, en tapant « ésotérisme » dans le moteur de recherche du site planètebd.com, 534 résultats ont été obtenus. Ce phénomène affecte toute la culture actuelle et explique le succès d’un Da Vinci code, de Twillight ou de Harry Potter. Force est de constater que, pour les adolescents d’aujourd’hui, la rencontre avec la spiritualité au sens large se fera essentiellement au contact de ce genre de produits plutôt que par le catéchisme ou par des bibles en BD. Une des raisons de cet engouement pour l’ésotérisme peut aussi s’expliquer par l’attrait de tout ce qui est secret, caché, interdit, mystérieux. L’œuvre d’Hergé est à cet égard exemplaire, notamment dans le personnage de Tournesol qui est à la fois un savant impliqué dans des recherches de pointes et en même temps un adepte du pendule. Hergé lui-même a toujours été intéressé par le paranormal et ses albums y font de fréquentes allusions : marabout, voyance, hypnose, fakir, lévitation (Portevin, Bertrand, Le monde inconnu d’Hergé, Paris, Dervy, 2001, 224 p).

Si le christianisme s’est toujours montré réservé envers ce qui était voilé, notamment en rejetant les approches gnostiques de la foi, il a aussi emboîté le pas à ce grand mouvement philosophique des Lumières visant à fonder autant que possible la foi sur une argumentation raisonnée. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les théologies de la sécularisation annonçaient l’avènement d’une société où le religieux deviendrait minoritaire. D’une certaine manière, le déclin des Églises historiques a semblé vérifier cette prédiction. Mais d’un autre côté, l’explosion des nouvelles spiritualités et l’engouement pour l’ésotérisme ou le paranormal atteste que le vieux fond religieux est tout sauf agonisant. Massimo Introvigne résume cela en disant : « Oui au sacré ! Non à la religion ! » Il y a donc une fascination pour tout ce qui de près ou de loin touche à l’occulte ou à l’ésotérique et le catéchète se doit d’en tenir compte.

Ceci étant posé, un travail de discernement doit être également proposé. Ce travail me semble pouvoir se faire selon deux axes.
Le premier concerne les BD lues en elles-mêmes. Il s’agit d’apprendre à décrypter les images, les scenarii et les notions qui y sont véhiculées. En effet dans la quantité des titres proposés la qualité sera inégale. On constatera aussi que les références à l’ésotérisme, à la magie et à ses pratiques sont parfois imprécises voire invraisemblables. Un travail de prise de distances pourra donc être proposé, travail que beaucoup de jeunes n’ont pas appris à effectuer puisque souvent pour eux il s’agit de « dévorer » les pages (c’est surtout vrai pour le manga).

Ainsi, beaucoup de scenarii utilisent l’engouement autour des textes apocryphes, textes sensés offrir un message plus authentique que les textes religieux traditionnels. On retrouve ici l’idée chère à nombre de mouvements ésotériques d’une transmission d’une sagesse multiséculaire, souvent syncrétiste, en parallèle aux enseignements et aux catéchismes classiques. S’initier à ces enseignements secrets valoriserait le côté rebelle qui attire de nombreux adolescents. Dans la même ligne, on choisira des héros qui à leur manière sont des révoltés : Caïn, Judas et surtout les différentes figures de Satan. Le principal message ainsi véhiculé est le suivant : la religion traditionnelle et ses enseignements vous cachent la vérité. Dans la foulée, les doctrines classiques des religions monothéistes sont remises en cause. A la fin des années 1990, les quatre tomes du Troisième Testament furent les premiers à ouvrir cette voie ; on trouve la même approche, mais en lien avec le Coran, dans les dix tomes du Décalogue. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de retrouver dans un grand nombre de séries une attaque en règle contre le Vatican et le catholicisme en général. Cela aussi est dans l’air du temps, alimenté par tous les scandales médiatiques qui sont venus révéler certaines dérives au sein de cette institution. Étonnamment, le judaïsme est en général moins critiqué même si le plus souvent c’est le côté cabalistique qui est privilégié.
En lien avec cette relecture de notre histoire religieuse, les auteurs utilisent de manière intensive tous les ressorts des théories du complot. Les sociétés secrètes sont à la mode et on en trouvera un large éventail dans les nombreuses bandes dessinées ésotériques (ainsi par exemple la saga du Chant de Stryges). A l’arrière-plan de cette fascination on ne peut que deviner tout ce qu’Internet a popularisé depuis vingt ans : les gouvernements vous cachent la vérité (notamment en lien avec les attentats du 11 septembre 2001), les extra-terrestres sont déjà sur terre (voir les nombreuses spéculations sur la zone 51 dans le désert du Nevada), l’économie mondiale est aux mains d’une caste toute-puissante. Même si les scénaristes ont jusqu’ici évité de basculer dans les pires dérives antisémites que l’on trouve souvent dans les milieux conspirationnistes, la vision du monde globale qui est ainsi véhiculée aboutit à installer l’individu dans un repli sur soi fait de méfiance et de rancœur, à l’image du héros solitaire affrontant des ennemis supérieurs en nombres et souvent invisibles.
Nous espérons que ces quelques remarques trop brèves vous donneront envie de relire ces bandes dessinées avec un autre regard et d’y impliquer des jeunes souvent passionnés mais manquants d’informations pour développer une lecture intelligente (ce qui n’exclut pas le plaisir).
Venons-en maintenant à notre second axe de lecture de ces BD ésotériques. Qu’en est-il de la spiritualité ésotérique ou occulte qu’elles véhiculent ? Quelle approche chrétienne ce genre de littérature nous permet-il ? Comme je l’ai déjà dit, il y a le meilleur et le pire dans cette multitude de BD. Mais d’une manière générale, la problématique qui m’interpelle est celle de l’impact de ces lectures sur la spiritualité des lecteurs, et surtout des lecteurs que nous côtoyons en catéchèse. D’un point de vue pastoral, mon souci est de constater que la consommation intense de cette littérature, combinée à tout ce qui est aujourd’hui accessible sur Internet, peut aboutir, par-delà le simple intérêt pour le surnaturel, à différentes formes de « passage à l’acte ».

Si la lecture peut rester un loisir innocent, la pratique de l’ésotérisme et de l’occultisme magique est la porte ouverte à bien des problèmes. On connaît l’effet néfaste du spiritisme sur le psychisme de certains participants. Mais qu’en est-il de ces pratiques qui mettent en avant célébration du sang et de la mort, invocation du diable et des forces du mal ? On pourra penser que certains jeunes ont besoin de jouer à se faire peur, mais ce jeu est-il sans conséquences ? Si l’on accepte de donner crédit à certains auteurs qui semblent bien informés, la conclusion s’impose : ces pratiques ne sont pas sans risques. Le danger est que, à l’image des héros, on pourra croire qu’il est possible par sa sagacité de se préserver des conséquences nuisibles. Il faut ici rappeler que la Bible quand elle interdit un certain nombre de pratiques magiques ou divinatoires (Deutéronome 18) ne le fait pas sous prétexte que cela serait une illusion sans conséquences, mais parce que derrière ces pratiques se cachent des forces que l’être humain est rarement capable de maîtriser. Certes ces questions sont délicates à aborder d’un point de vue théologique ou pastoral, mais les ignorer n’est pas la solution. L’univers de ces bandes dessinées ouvre donc des occasions d’un échange fort avec des jeunes qui, loin de se désintéresser de la spiritualité, cherchent à l’aborder par des chemins de traverses. Pour nouer ce dialogue, encore faut-il que nous ayons aussi quelque chose à partager sur notre propre expérience de la vie spirituelle !

Quelques pistes bibliographiques…

AUGEREAU, Pierre-Louis, Hergé au pays des Tarots – une lecture symbolique, ésotérique et alchimique des Aventures de Tintin, Le Coudray-Macouard, Cheminements, 1999, 330 p.

Collectif, Figures du démoniaque hier et aujourd’hui, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis (n° 55), 1992, 155 p.
– LAGREE, Michel, « Le démoniaque et l’histoire », pp. 13-29.
– VERGOTE, Antoine, « Anthropologie du diable : l’homme séduit en proie aux puissances ténébreuses », pp. 83-109.

Collectif, Que reflète la BD, Les Cahiers Protestants, 4 (1987).

Collectif, Les esprits, est-ce que ça existe ?, Paris, Editions de l’Atelier, 2005, 117 p.
– HOUZIAUX, Alain, « La foi, la magie et le paranormal », pp. 9-28.
– DULAC, Yves, « Les anges, les démons et la vie spirituelle », pp. 29-59.
– JAVARY, Cyrille J.-D., « Le continent des esprits », pp. 81-111.

DALLIERE, Emile, Le Dragon, Paris, La Pensée Universelle, 1977, 328 p.

FONTAINE, Jacques, Hergé chez les initiés, Paris, Dervy, 2001, 196 p.

FRANÇOIS, Stéphane, « Le paganisme dans la bande dessinée », in Etudes et analyses, n° 11 (2007)
http://religion.info/pdf/2007_01_bd.pdf

GALINIER-PALLEROLA, Jean-François, « Théologie et bandes dessinées, une étrange rencontre », in Etudes, n° 4013, septembre 2004.

NOUAILHAT, René, La religion cryptographiée ou l’Evangile oublié, 2005 (lien internet)

PORTEVIN, Bertrand, Le monde inconnu d’Hergé, Paris, Dervy, 2001, 224 p.

PORTEVIN, Bertrand, Le Démon inconnu d’Hergé ou le génie de George Rémi, Paris, Dervy, 2004, 300 p.

RAY, Maurice, L’occultisme à la lumière du Christ, Lausanne, Ligue pour la lecture de la Bible, 1973 (2e édition), 234 p.

RENARD, Jean-Bruno, Bandes dessinées et croyances du siècle, Paris, PUF, 1986, 235 p.

RENARD, Jean-Bruno, « Religion et bande dessinée », in Les Cahiers Protestants, 4 (1987), pp. 9-15.

ROUSSE-LACORDAIRE, Jérôme, Esotérisme et christianisme : histoire et enjeux théologiques d’une expatriation (Cogitation fidei 258), Paris, CERF, 2009, 366 p.

TAGUIEFF, Pierre-André, La foire aux illuminés, Paris, Mille et une nuits (Fayard), 2005, 612 p.

VERLINDE, Joseph-Marie, Quand le voile se déchire : le défi de l’ésotérisme au christianisme, Versailles, Saint-Paul, 2000, 322 p.

N’hésitez pas à consulter notre rubrique « Livres » dans laquelle vous trouverez aussi des suggestions utiles…

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