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Cher Monsieur Luther

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Cher Monsieur Luther,

Depuis mon baptême, je fais partie d’une Église qui porte votre nom, qui se réclame de vous. J’y ai trouvé ce dont j’avais besoin pour grandir dans la foi. Je ne l’ai pas choisie, mais elle m’a portée. Elle m’a donné mon identité. À travers elle, je sais d’où je viens.

J’ai travaillé auprès de personnes handicapées mentales dans une Fondation protestante. Je me suis engagée dans des actions pour que l’Église leur donne une place en son sein. Avec d’autres chrétiens, j’ai participé à la rédaction d’une charte qui associait catholiques et protestants au nom de Jésus-Christ notre Seigneur.

J’ai vécu avec eux des choses très fortes lors de célébrations dans votre Église, celle qui porte votre nom. Et un jour, j’ai lu ces mots de vous avec lesquels je ne peux pas être d’accord. Ils viennent d’une époque révolue et pourtant certains, plus nombreux qu’on ne pense, sont encore de votre avis. Je vous cite…

« Il y a huit ans vivait à Dessau un être que moi, Martin Luther, j’ai vu et contre lequel j’ai lutté. Il avait douze ans, disposait de ses yeux et de tous ses sens, de sorte qu’on pouvait le prendre pour un enfant normal. Mais il ne faisait rien d’autre que s’empiffrer, autant que quatre paysans à la moisson. Il mangeait et déféquait il bavait en marmonnant et, si on le touchait, il hurlait. Si les choses n’allaient pas bien, il pleurait. Alors je dis au prince d’Anhalt si j’étais le prince, j’emmènerais cet enfant à la Moldau, et je le noierais. Mais le prince d Anhalt et le prince de Saxe, qui se trouvait là, refusèrent de suivre mon conseil. Alors je dis : « Eh bien! les chrétiens feront dire les prières divines en l’église, afin que Notre Seigneur chasse le démon ». Ceci fut fait quotidiennement à Dessau, et l’être surnaturel mourut dans l’année. »

Quand on demanda à Luther pourquoi il avait pris cette position, il répondit qu’il pensait fermement que de tels êtres ne sont qu’une masse de chair, une massa carmis sans âme. Car il est de la puissance du Diable de corrompre les gens doués de raison et d’âme lorsqu’il les possède. Le Diable siège chez ces êtres à la place de leur âme (cité par Kanner, 1964).

J’aurais voulu pouvoir vous inviter à l’un de ces cultes où les enfants handicapés sont aussi nombreux que les personnes dites normales qui les accompagnent. Vous auriez changé d’avis à leur sujet. Je suis sûre que vous ne penseriez plus maintenant qu’ils ne sont que des « amas de chair sans âme » à jeter dans le fleuve le plus proche.

J’aurais voulu que vous puissiez vraiment faire connaissance avec ce garçon de douze ans contre lequel vous avez lutté.

Je l’ai reconnu. II souffre d’un mal qu’on a appelé l’autisme. Et il a un nom que ses parents lui ont donné. C’est un être humain, pas un être surnaturel. II a peur et il fait peur. Et quand on a peur, on lutte pour faire disparaître la source de sa peur.

J’ai reconnu en lui Luc et bien d’autres. II tourne en rond inlassablement. II ne peut pas résister quand il voit à manger. II ingurgite tout sur son passage mais il ne garde rien en lui. Comme si en lui il y avait, non pas le démon, mais un vide qu’il cherche à combler. Je sais par expérience que, dans ce vide, il y a une place pour l’amour de Dieu. II a besoin que quelqu’un lui dise « Ma grâce te suffit. Ce ne sont pas les actes qui sauvent. L’amour de Dieu ne se mérite pas, il s’offre à celui qui a soif. Quelqu’un t’aime et peut t’aider à chasser tous les démons qui t’habitent. »

C’est vrai, il ne supportera pas qu’on le touche. Parce qu’il y a une très grande angoisse en lui. Parce qu’il a peur qu’on le fasse disparaître. Parce qu’une rencontre comme celle que je lui propose n’est pas sans risque. II ne peut pas anticiper. II ne peut pas raisonner.

Mais il sait sentir la nature du regard que je porte sur lui. Si j’ai peur, si je lutte contre lui, j’attiserai sa peur.

Monsieur Luther, si là où vous êtes vous le croisez de nouveau, il faudra faire ce que conseillait le Petit Prince au Renard. Asseyez-vous un peu plus près de lui chaque jour. Et surtout soyez fidèle au rendez-vous. Venez chaque jour à la même heure pour qu’il puisse préparer son cœur à la rencontre. Et vous vous réjouirez tous les deux. Et peut-être ferez-vous l’expérience de la grâce. Autrement que ce que vous avez connu jusque-là. Et ce que vous direz de la grâce sera transformé par ce que vous avez vécu ensemble.

Monsieur Luther, vous pensiez que mourir était la seule bonne chose qui pouvait lui arriver. Alors vous avez fait dire des prières. Vous avez considéré que ces prières, que d’autres ont dites pour vous, avaient été exaucées parce qu’il est mort dans l’année. Et s’il était mort de solitude et d’incompréhension et d’abandon ? Nous serions alors comme ce berger qui préfère s’occuper des quatre-vingt-dix-neuf brebis qui vont bien, plutôt qu’aller chercher celui-là tout seul qui nécessite une autre approche, qui pleure au fond de son ravin sans savoir mettre des mots sur sa souffrance. II ne sait pas apprendre par cœur et nous en déduisons qu’il n’a pas de cœur. Nous nous trompons.

Monsieur Luther, c’est à vous que j’écris, mais ce sont tous mes contemporains qui pensent encore comme vous, que je voudrais toucher. Mais sans les faire pleurer, juste pour les encourager à arrêter de lutter. Ce n’est pas difficile. II se trouve toujours un moment opportun où on peut offrir un mot, changer un regard, tendre sa main. Cet enfant handicapé n’est pas tout seul. Quand on l’exclut même par omission ou par ignorance, c’est toute sa famille qui est exclue, c’est toute sa famille que l’on blesse.

Monsieur Luther, vous avez toujours payé le prix de vos idées. Vous avez protesté contre les choses établies quand elles vous paraissaient injustes. Je suis sûre qu’avec ce que l’on sait maintenant, vous accepteriez de chercher avec moi ce qu’il y a de meilleur en chacun d’eux, en chacun de nous au nom de Jésus-Christ, Notre Seigneur.

Martine Leonart