La parole divine proclamée par Jérémie est vivante et révolutionnaire. Elle se transforme au gré des circonstances, apte à être actualisée par plusieurs générations d’éditeurs et de rédacteurs, elle est arrivée jusqu’à nous… Ce processus d’actualisation auquel nous sommes invités à prendre part nous rend Jérémie plus proche. Nous allons tenter, pour ce faire, d’en suivre les étapes de sa croissance à travers sa jeunesse (adolescence)-maturité-vieillesse. Auteur : Frédéric Gangloff
– Un récit de vocation (1),
– Des oracles contre Israël et Juda accusés d’infidélité envers Dieu (2-6),
– Les chapitres 7-25 contiennent des accusations contre les rois et les « faux prophètes » et des « confessions » de Jérémie,
– 26-45 met l’accent sur les réactions de l’auditoire, on y trouve : une autre version du discours sur le Temple (26), la confrontation avec le prophète Hananya (28), la lettre aux exilés (29), des oracles de salut (30-31), le destin de Jérémie après la chute de Jérusalem (36-43),
– Des oracles contre les nations d’une autre plume que Jérémie (46-51),
– Le livre se termine au chapitre 52 par une relecture des derniers temps de Juda à la lumière des prophéties de Jérémie.
1. Jérémie, un homme grandissant dans un temps de « crise »
Sous le règne d’Assourbanipal (668-631), l’Assyrie parvient à sa pleine maturité et à son extension maximale. C’est en même temps le début de son déclin. En 625, les Babyloniens entrent dans la danse et, aidés par la poussée des tribus Mèdes, réussissent à vaincre l’Assyrie vers 612. Profitant de l’effondrement de l’Assyrie, le Pharaon Néchao remonte le long de la côte syro-palestinienne afin de bloquer l’offensive babylonienne. Cette tentative se solde par un échec et Babylone prend le relais de l’Assyrie. On peut néanmoins admettre que les années 640-600 représentent un intermède de liberté pour les populations soumises à la fiscalité de l’empire. Les états de Transjordanie enregistrent un développement remarquable. Josias (640-609) hérite d’un royaume de Juda très prospère. Avec la disparition progressive du contrôle assyrien, il peut étendre son royaume vers le sud. Il récupère également les centres importants comme Lakish et Gézer. Son extension vers le nord semble, par contre, plus problématique et reflète davantage un souhait nationaliste de la part des rédacteurs bibliques. Josias est crédité de l’une des réformes cultuelles les plus radicales établies à Juda. Néanmoins, il est difficile de savoir quel en a été le véritable impact : si elle est restée à l’état d’un catalogue de vœux « pieux », ou si ces directives n’ont jamais été réalisées. Les matériaux archéologiques et épigraphiques ne permettent pas de confirmer l’efficacité d’une telle réforme, si ce n’est la recrudescence des noms yahvistes au sein de l’élite judéenne, la montée d’un certain nationalisme et une centralisation tant cultuelle que politique. Les visées expansionnistes de Josias s’achèvent, avant même d’avoir été mises en œuvre, par la mort du roi. Cet échec replace Juda sous suzeraineté égyptienne pour quelques années avant que Nabuchodonosor n’apparaisse. Les dernières années sont ponctuées par la rivalité entre deux factions judéennes : le parti pro-babylonien et le parti pro-égyptien.
Après ses victoires sur les Egyptiens en 609, Nabuchodonosor s’empresse de soumettre la zone syro-palestinienne. En 598, les Babyloniens prennent une première fois Jérusalem, déportent Joiakîn, une partie de l’élite, des artisans et pillent le trésor du Temple. Ils mettent en place un nouveau vassal : Sédécias. Tiraillé entre ceux qui prétendent qu’il faut respecter le pacte de vassalité à l’encontre de Babylone, et ceux qui préconisent l’ancienne alliance avec l’Egypte, Sédécias choisit la seconde option et se révolte. La réaction ne se fait pas attendre et Jérusalem capitule une seconde fois en 587/86. Une nouvelle vague d’exécutions et de déportations a lieu.
Elle touche surtout la classe dirigeante et les artisans, alors que presque 75 % de la population demeure dans le pays. Contrairement aux Assyriens qui voulaient assimiler les ethnies à une « nationalité assyrienne », les Babyloniens permettent aux déportés de maintenir leur identité. Après 587, le Nord et Benjamin connaissent un certain développement économique. Jérusalem et la Shéphélah, plus touchées, entrent dans une période de récession. Le Néguev se voit investi par les Edomites qui s’étaient déjà infiltrés auparavant et qui vont toucher pratiquement Hébron. Les Philistins lorgnent sur la Shéphélah qu’ils considèrent comme leur arrière-pays naturel. Sur la côte, on trouve la présence des marchands phéniciens et de mercenaires grecs. Avec les politiques impériales successives et la perte d’autonomie, de croissance et d’originalité, la culture spécifique à chacun de ces petits états de Syrie-Palestine se désagrège. C’est la fin du monde morcelé des états levantins. Ce choc constitue un événement historique crucial, car à partir de là, le questionnement identitaire devient le point de départ d’une nouvelle réécriture de l’histoire.
Jérémie est issu de la lignée dissidente des prêtres se réclamant d’Abiathar et basés historiquement au sanctuaire de Silo. Il est originaire d’Anatoth, situé à 4 kilomètres au nord de Jérusalem. On ignore de quels revenus matériels il disposait ! Néanmoins, en 605, il peut acquérir un rouleau fort coûteux. En 597, il débourse dans sa prison 17 sicles d’argent pour acheter un champ ! Sa vocation prophétique est datée de 627 ; ce qui semble peu probable car il ne mentionne guère le règne de Josias. Ce qui est plus vraisemblable c’est qu’il entre en conflit permanent avec son successeur : Yoyaqin. Il annonce sur tous les tons l’anéantissement de Juda en pleine période nationaliste. Cette prédication prophétique, à contrecourant des mouvements de résistance de l’époque, lui vaudra le mépris et la haine d’une grande partie de la population ainsi que de la quasi-totalité des fonctionnaires du Temple. Toutefois, il bénéficie également de certains appuis et d’une protection de la part de personnages influents à la cour royale. Le roi Sédécias, plus favorable à Jérémie, n’aura guère le courage de s’opposer aux velléités du parti pro-égyptien et plongera le pays dans le chaos. Jérémie, libéré par les babyloniens, choisi d’œuvrer à la reconstruction du pays. Après la mort de Guédalia, le gouverneur mis en place par Babylone, le vieux prophète est entraîné en Egypte où l’on perd sa trace…
Portant un nom sensé célébrer l’exaltation et la glorification de son Dieu, tout au long du livre, nous sommes néanmoins invités à accompagner un homme dans ses descentes en « enfer ». En délicatesse avec sa famille, célibataire par obligation, solitaire, passionné, souffrant et plein de contradictions, il ne lâche rien cependant ! Il touche même le fond d’une citerne où il se sent délaissé et abandonné par Dieu… A moins que son nom ne se comprenne comme un symbole de restauration de son peuple à une époque où, justement, s’écrit la fin d’un monde ! Dur dur de grandir dans une période troublée et de se débattre avec le sens de l’histoire, d’affronter des idéologies totalitaires et le fanatisme ; sans compter l’émergence de certaines propagandes illusoires…Une époque pas si différente de la nôtre ?
Ces versets sont souvent qualifiés de « récit de vocation » répondant à un schéma que l’on retrouve dans les cas de Moïse, Gédéon ou Ezéchiel. Tout comme Moïse est présenté dans certaines traditions comme le premier prophète, Jérémie boucle la génération des témoins, en incarnant le dernier prophète de l’espoir. Mais ce récit fait aussi apparaître quelques particularités :
– L’insistance sur le titre de « prophète » accolé systématiquement au nom de Jérémie,
– L’ordre de mission est une sorte de révélation faite par Yhwh sur sa naissance. Il est littéralement formé pour la fonction que Dieu lui destine et non « appelé ». Il naît à sa vocation par la seule volonté divine. Dès lors, il n’a plus guère le choix. Il ne peut fuir comme Jonas ni négocier comme Moïse. On ne peut pas non plus parler d’engagement volontaire comme Esaïe. Il est consacré, mis à part pour sa mission… Ce qui l’écarte de toute vie sociale et participative avec son peuple,
– Il ne sait pas parler ! C’est plutôt un manque d’habilité pour s’exprimer en public. Il n’a pas l’expérience de la prise de parole qui a été surtout accaparée par les plus aguerris et respectée dans la bouche des anciens,
– C’est un jeune homme. C’est-à-dire au sortir de l’adolescence et non encore marié. Un âge ingrat à cette époque, destiné à l’apprentissage et à la formation…
Ce récit veut exprimer la manière dont Jérémie a vécu sa situation de jeune homme, confronté à son peuple, en une période troublée et poussé par une parole de Dieu qui s’impose à lui. Dieu semble s’être « fabriqué » un instrument de prédication prophétique inadapté à l’urgence du moment : un jeune timide, incompétent, peu rompu au discours rhétorique… Dieu a-t-il fait le mauvais choix alors qu’il faudrait un tribun éloquent, charismatique, qui n’a pas sa « langue dans sa poche » ? Les oracles de Yhwh seront rapportés par un jeune fragile et tremblant, novice en la matière… Un acte paradoxal qui ne conduit pas forcément au succès, mais expose à des épreuves et à de féroces oppositions. Jérémie mis à l’écart, dès sa plus tendre enfance, devient dès lors un marginal. Il ne pourra jamais faire carrière, n’appartient à aucun lobby, ne sera jamais fonctionnaire installé durablement dans son poste… Et justement, cette mise à distance va lui permettre de critiquer tous les partis et tous les excès de pouvoir… Une liberté en paroles et en actes qu’il paiera au prix fort, en souffrances, dans une condition d’homme séparé de tous voire presque seul contre tous…
3. « Maudit le jour où je suis né ; le jour où ma mère m’a enfanté, qu’il ne soit pas béni…Pourquoi suis-je sorti de l’utérus pour voir de la misère et du chagrin, pour que mes jours se terminent dans la honte ? » : Un prophète en souffrance et rebelle à ses heures ? (Jr 20, 7-18)
Les « confessions » de Jérémie ressemblent à des complaintes, mais également à des protestations face à des situations de détresse physique et morale. À l’instar des Psaumes, le ton intimiste en « je » permet au lecteur de partager le désarroi de celui qui s’exprime. La coloration d’ensemble se rapproche aussi des arguments mis en avant par le livre de Job. Dans un premier temps, le prophète reproche à Dieu d’avoir abusé de sa faiblesse, voire de l’avoir manipulé, puis il décrit l’hostilité croissante de la foule à son égard. Tout semble rentrer dans l’ordre par une invitation à la louange et en la confiance de la sauvegarde divine. Sauf que la seconde partie est bien pire ! Jérémie maudit le jour de sa naissance et confesse son dégoût pour la vie. Dieu l’a séduit pour mieux le perdre et le soumettre à la puissance de sa parole. Cette dernière n’en expose que plus Jérémie aux outrages et aux moqueries de la foule. Ce malaise est tellement profond que Jérémie va remettre en cause jusqu’à sa vocation exceptionnelle. Il va jusqu’à formuler le souhait d’avoir été mort-né. Il s’en prend explicitement à Dieu qui seul a le pouvoir de faire mourir un enfant dans le sein de sa mère. Il finira même par maudire Dieu pour le jour de sa naissance. Formulé en un langage très crû, il ne faudrait pourtant pas tenter d’en élaguer le sens ou l’édulcorer. Jérémie représente ici toute personne ou communauté ayant touché le fond, en perte de sens, sans véritable espoir et qui crie sa révolte à Dieu. Un Dieu qui accepte qu’on lui parle sans langue de bois. Ce passage évocateur est charnière dans la vie de Jérémie. Il introduit à la seconde partie de son livre décrivant les souffrances inhérentes à un tel ministère. La suite montrera, qu’en dépit des tourments et des états d’âme de celui chargé d’annoncer essentiellement des catastrophes et des malheurs, Dieu en sous-main, est déjà en train de s’engager pour une nouvelle alliance restaurée avec son peuple. Le « blues » du prophète est donc un ingrédient essentiel à son message.
4. Des actes symboliques témoins de son engagement de vie
Comme d’autres prophètes, Jérémie accomplit des actes symboliques pour incarner son message. Ils sont des signes visibles de quelque chose de choquant pour ses auditeurs. Quelque chose qui l’oblige à annoncer des malheurs alors qu’il n’en a aucune envie. Ces récits ont été intégrés par écrit dans un cadre précis : ordre de Dieu-réalisation-interprétation. Mais ils sont bien plus que cela puisqu’ils engagent les choix de vie de celui qui est chargé de matérialiser ces actes devant ses contemporains :
– En Jr 13, 1-11, il doit acheter une ceinture neuve qu’il cache un certain temps. Puis il la récupère abîmée et la porte. Comme cette ceinture neuve, au départ, et à présent détériorée que Jérémie porte, Dieu a porté Juda à ses hanches, mais ceux-ci n’ont rien voulu entendre et comme cette ceinture, ils vont moisir en exil,
– Dieu lui interdira le mariage et de fonder une famille. Comme de prendre part à toute cérémonie de deuil. Cette manière de l’exclure de toute vie sociale préfigure la stérilité et la mort de Juda (Jr 16, 1-7),
– Tout comme le potier brise son œuvre ratée, Jérémie brise une cruche, signe que le peuple va être brisé irrémédiablement (Jr 19, 10-12),
– Il se promène avec un joug, symbole de la domination babylonienne à venir (27, 1-11),
– Alors qu’il était enfermé, et pendant que les troupes babyloniennes assiègent Jérusalem avant l’assaut final, il achète un champ pour ouvrir un avenir à la terre de Juda à l’orée de la fin d’un monde…
Nous constatons que l’acte prophétique est un mode de communication direct très connu dans le monde oriental. Le geste accompli est en rapport avec la réalité. Ces actes comportent des éléments provocateurs. C’est une transgression volontaire des usages et des traditions destinée à choquer, à attirer l’attention et à frapper les mémoires…. L’action divine devient réalité immédiate à travers l’acte du prophète. On peut ainsi mesurer le degré d’antipathie et les risques encourus par Jérémie lors de ses actes. Il ne s’agit plus simplement de paroles mais d’engagements de toute une vie. Un exemple peut-être à méditer pour ceux qui prononcent de belles paroles, mais dont les actes sont étrangement inexistants…
5. « Voici ce que tu lui diras- ainsi parle le Seigneur : Ce que je bâtis, c’est moi qui le démolis ; ce que je plante, c’est moi qui le déracine, et cela par toute la terre. Et toi, tu cherches à réaliser de grands projets ! N’y songe plus ! (…) » : Les dernières paroles de Dieu à Jérémie vieillissant (Jr 45, 4-5)
« La dernière parole que Jérémie vieillissant reçoit de Dieu est désespérante. Dieu lui-même souffre, comment un homme peut-il dès lors se plaindre de souffrir ! Une saisissante oraison funèbre sur toutes les espérances que le prophète avait pourtant nourries. Le cœur de Dieu est lui-même brisé, et cela ne devrait-il pas briser son disciple ? C’en était fait. Les prophètes étaient vaincus. La tragédie de leur vie était jouée. Le rideau tombait. Le 5ème acte était terminé. Et pourtant- dans la nuit qui était tombée s’annonçait de loin l’aube d’un jour, et c’était comme si, invisibles, les figures ombrées des grands prophètes étaient pour toujours au milieu de leur peuple ; s’ils avaient versé le sang de leur cœur, à cause de leur peuple, cela ne pouvait pas rester perdu pour toujours. Non, cette semence répandue devait germer, et elle a germé. »
D. Bonhoeffer, « Détresse et espérance dans la situation religieuse présente. La tragédie du prophétisme et son sens permanent », conférence paroissiale à Barcelone, novembre 1928, in : Gesammelte Schriften, Tome V, 1972, p. 132-133.
Jérémie et Jésus
Jérémie est devenu un personnage populaire dans le Nouveau Testament qui le cite jusqu’à 74 fois. Les évangélistes ont interprété la Cène comme l’instauration d’une nouvelle alliance par l’entremise de Jésus. L’acte symbolique des vendeurs chassés du Temple s’inspire du modèle de Jérémie. Matthieu a même choisi d’intégrer des motifs de Jérémie aux épisodes stratégiques de son livre : les récits de l’enfance (2, 17), l’annonce de la passion (16,14), la mort de Juda (27, 9). Sans compter le débat sur la légitimité du prophète. Jérémie sert de filigrane à la figure de Jésus. Tout être humain peut ainsi venir confesser ses misères et crier ses souffrances à Dieu, par l’intermédiaire de Jésus, dont la parole guérit les corps et libère les âmes. Finalement c’est cela qui relie le prophète d’Anatoth au Nazaréen et qui contraint les démons à confesser ouvertement : Jésus est vainqueur ! Et du coup, même Yahu en sort grandi voire élevé !