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Le jeûne : mille et un régimes

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ImageLa période qui précède Pâques est précédée du temps de carême. ce dernier se caractérise par un temps de jeûne. La privation volontaire de nourriture est une pratique bien répandue dans l’humanité.

Le jeûne : mille et un régimes 
Les diététiciens semblent à l’origine du boum du jeûne dans les sociétés d’abondance. Les régimes alimentaires font bon ménage avec les jeûnes religieux qui continuent de nos jours à susciter l’intérêt. Dans ce domaine les religions (re)découvrent qu’elles s’adressent à des humains, des êtres fait de chair autant que de pensées.
Une modification de l’alimentation peut procurer un mieux-être physique, permettant à la pratique religieuse qui le prône, d’avoir un effet immédiat sur le croyant. Ainsi la religion propose un « salut physique » dans ce monde, sorte de parabole du salut éternel.

Certaines pratiques alimentaires communes aident également à la communion dans le groupe. Elles fournissent alors un mieux-être relationnel. Ici la religion procure un « salut social », sorte d’anticipation du salut éternel.
Le jeûne permet aussi au corps de participer à l’effort de prière ou de méditation, sortant ainsi le religieux du ghetto cérébral. Il permet à la spiritualité d’avoir un aspect concret et immédiat. La religion prend alors un visage tangible et propose un « salut palpable », sorte d’image du salut éternel.

Ces trois aspects relèvent toutes d’une tendance actuelle : les gens cherchent à se réconcilier avec la Vie avant la mort, bien plus qu’avec Dieu après la mort. Le salut doit avoir des effets dans notre existence et ne plus être rejeté dans l’au-delà. La théologie de la grâce, si chère aux protestants, n’en demeure pas moins pertinente. La Vie avant la mort vient de Dieu autant que le vie après la mort. Il s’agit simplement de donner à la grâce des contours pour ce monde.

Le jeûne de nos jours
Le jeûne délibéré peut avoir de nos jours plusieurs motivations : esthétique, politique, thérapeutique, religieuse.
La popularité des jeûnes esthétiques à notre époque n’est plus à prouver. Chacun y va de son régime.
La grève de la faim est une forme de jeûne, sa motivation est politique, au sens large de « défendre une cause ».
Le jeûne thérapeutique, lors de fièvre ou pour laisser l’appareil digestif au repos est prisé dans les sociétés opulentes de notre temps.
Notre époque a vu également une évolution du jeûne religieux qui revêt trois formes :
  • il accompagne des activités mystiques (prières…) ;
  • il peut faire partie du mode de vie d’une communauté (groupes végétariens…) ;
  • il impulse pour un temps un mode de vie différent (abstinence temporaire de tabac…).
Le jeûne esthétique
Le jeûne « esthétique » est sans doute la forme de diète la plus répandue à l’aube du troisième millénaire. Il suffit de regarder la « une » des magazines féminins pour s’en rendre compte. En général il s’agit d’un jeûne sélectif consistant à se priver de certaines nourritures. Sa motivation est souvent subjective : bon nombre de personnes décrètent être trop lourdes sans pour autant l’être davantage que la moyenne de la population. Il arrive que des gens se privent par peur d’avoir du poids plus tard, d’autres ne s’arrêtent pas de fumer par peur de prendre des kilos etc. Il s’agit d’un véritable phénomène de société puisque dans d’autres civilisations dans les siècles passés, les formes féminines généreuses étaient davantage prisées. Il suffit de regarder un tableau de Rubens pour s’en apercevoir.
Le jeûne politique
Le phénomène du jeûne politique débute au XXe siècle. Gandhi a popularisé cette pratique. Pour être efficace, elle a besoin d’une médiatisation importante d’où son apparition au cours du siècle qui vit naître les médias de masse. Il s’agit également d’un fait de société. Il ne peut fonctionner que grâce à la sympathie d’une partie importante de la population. Le jeûne politique, appelé en général « grève de la faim », consiste à se priver totalement de nourriture pour une durée illimitée, en courant le risque d’un décès par malnutrition. Il se différencie ainsi du jeûne esthétique qui se manifeste par une alimentation certes réduite, mais surtout sélective. Il se différencie également du jeûne religieux dont la durée est, en principe, limitée. Il constitue une des formes non violente de protestation et permet parfois d’attirer l’attention du public, puis des autorités, sur une situation jugée inhumaine.
Le jeûne thérapeutique
La diète thérapeutique a pour modèle la nature. Les animaux qui hibernent ne se nourrissent pratiquement pas durant cette période. Les oiseaux migrateurs ne mangent que très peu durant leur voyage. Un animal malade se couche dans sa tanière et attend, sans manger, une amélioration. Les humains font tous cette expérience : lorsqu’ils ont de la fièvre, ils n’ont pas faim. Les vertus médicales du jeûne sont connues depuis des siècles. Au cours du XXe siècle s’est développé un jeûne thérapeutique préventif, destiné aux biens portants ayant pour objectif, à long terme, de leur éviter des maladies futures. Il s’agit de s’abstenir de certains aliments réputés mauvais pour le cœur, la tension etc. Au-delà de la projection dans l’avenir, l’intérêt pour le jeûne comme moyen de purification de l’organisme s’est développé dans les sociétés d’abondances. Il est possible de parler d’un mouvement dynamique de renaissance du jeûne diététique.
Le jeûne religieux
La première forme de jeune religieux renforce, dans le psychisme de la personne l’impact d’activités de type liturgiques, individuelles ou collectives.
La seconde forme se vit dans des communautés proposant une approche du religieux par le biais de tout l’individu : de sa pensée mais également de son corps.
La troisième forme, plus récente, propose un engagement personnel, limité dans le temps (période de carême). Il dépend du mode de vie de chacun et a pour but de le changer, au moins pour un temps.
La forme traditionnelle
La première reprend la forme traditionnelle du jeûne religieux : se priver de nourriture provoque des modifications psychiques. Accompagnée de prières ou d’autres exercices mystiques, cette pratique se développe dans des groupes parfois sectaires, parfois intégrés dans les Eglises multitudinistes. Ils basent leur spiritualité sur les traditions des trois grands monothéismes, mais peuvent également se référer à des ascétismes issus du bouddhisme ou de l’hindouisme. Le jeûne demande pour la plupart des gens une certaine volonté que la fréquentation d’un groupe permet de soutenir.
Un mode de vie différent
Dans un ordre d’idée semblable, des mouvements religieux prônent des formes de jeûnes sélectifs sur certains aliments, le plus souvent la viande. Ils s’inspirent de religiosités extrême-orientales (bouddhisme, hindouisme…) Cette tendance associe de fait, jeûne religieux et jeûne thérapeutique. Elle propose une hygiène de vie permettant au croyant de sentir concrètement et immédiatement, dans son corps, les bienfaits de sa nouvelle vie religieuse. Elle correspond également à l’évolution des mentalités n’acceptant plus de repousser dans l’au-delà, après la mort, le bien être apporté par la foi. Il peut s’apparenter au jeûne diététique, la foi donnant une motivation supplémentaire au jeûneur.
Un engagement à durée déterminée
Certaines Eglises protestantes proposent une troisième évolution. Il s’agit d’utiliser la période de carême, pour tenter de se libérer d’une dépendance. Ne pas fumer ou ne pas boire d’alcool (ou ne pas manger de chocolat !), pendant quarante jours, permet de se prouver à soi-même que cela est possible. Cela revient en fait, à changer une habitude de vie et peut dépasser les questions alimentaires. Il est possible également de passer moins de temps devant son écran ! Cette pratique vient en complément d’autres activités proposées par les Eglises durant cette période (conférences…). Elle confirme la tendance générale consistant à vivre la foi dans tout son être, donc également avec son corps. Elle relève à la foi du jeûne thérapeutique, du jeûne religieux traditionnel, et peut, selon les cas, rejoindre également le jeûne esthétique ! Associé à des dons pour des œuvres humanistes, elle ressemble même aux jeûnes politiques.
Le jeûne dans les trois monothéismes

L’origine de la pratique du jeûne religieux remonte à la nuit des temps.

Le jeûne religieux peut être collectif, lors de certaines fêtes, ou individuel pour des raisons personnelles. Il fait partie de la série de rites des mystères d’Eleusis (près d’Athènes) qui se déroulent durant le premier millénaire avant l’ère chrétienne. Le manichéisme, qui connut une assez grande expansion durant le premier millénaire de l’ère chrétienne, développera une pratique du jeûne relativement importante. Le jeûne individuel concerne certaines personnes, les chamans par exemple qui jeûnent lors de leur initiation. Les individus peuvent également être amenés à jeûner sans pour autant devenir des personnes à part. Leur jeûne peut constituer une des pratiques de repentance, de deuil, de demande de guérison…

Le jeûne fait partie des rites des deux testaments, mais Jésus et le christianisme naissant, relativisent son importance.
Le jeûne chrétien se pratique essentiellement pendant la période de carême, 40 jours avant Pâques.
Le judaïsme se caractérise par des prescriptions alimentaires strictes qui renforcent la vie communautaire.
L’Islam prescrit un jeûne annuel, occasion pour changer le rythme de vie habituel.

Dans la Bible

Dans la Bible, le jeûne semble avoir d’abord été individuel en cas de deuil, de demande de pardon ou à la veille d’une tâche difficile. Le jeûne fait partie des manifestations de repentir du roi Akab (1 Roi 21.27). Dès le VIe siècle avant l’ère chrétienne plusieurs jeûnes annuels sont institués. Le jeûne du jour du grand pardon date sans doute de la période d’Esdras (5ème siècle avant l’ère chrétienne). Le jeûne a une valeur symbolique et permet de manifester l’importance d’un événement. Moïse jeûne 40 jours dans la montagne avant de recevoir les dix commandements (Exode 34.27). Deux évangiles (Matthieu et Luc) montrent Jésus jeûnant pendant 40 jours dans le désert au début de son ministère. Matthieu surtout, présente Jésus comme un nouveau Moïse, le parallèle entre le jeûne de Moïse et celui de Jésus fait partie du projet littéraire de notre évangéliste. Le Jésus historique par contre, ne semble pas avoir jeûné (Luc 7.33 et 34). Il se distingue ainsi de Jean-Baptiste dont les évangiles mettent l’ascétisme en avant.

Les restrictions sur certains aliments, le porc par exemple, constituent la seconde forme de jeûne dans le premier testament. Il s’impose à tous et permet au judaïsme de se distinguer des autres peuples, mais surtout de la société ambiante, lorsqu’il se retrouve en situation de diaspora. Le second livre des Maccabées (chapitres 6 et 7) raconte comment des juifs pieux allèrent jusqu’au martyre pour ne pas manger de viande de porc. Dans le Nouveau Testament, Paul prendra des distances avec les restrictions alimentaires du judaïsme de son temps. Le jeûne sélectif, par interdit total sur certains aliments, disparaît dans le christianisme dès le Ier siècle.

Dans le christianisme
Le jeûne dans la tradition chrétienne se pratique essentiellement durant la période dite du carême. A l’origine, un jeune strict est observé dans bon nombre de communautés le samedi précédent pâques. Elles accompagnent ainsi les catéchumènes qui jeûnent avant leur baptême, le dimanche de Pâques. Petit à petit un jeûne plus long mais moins rigoureux s’est mis en place. Il s’agit de ne prendre qu’un repas par jour, en général des légumes. Il dure quarante jours et commence le mercredi des cendres car il est interrompu le dimanche. Le poisson, symbole chrétien, est toléré ce qui permet d’adoucir le jeûne et de développer le commerce de cet aliment. En religion « la partie vaut pour le tout », une phalange de saint par exemple, symbolise le saint « tout entier ». Ainsi une souffrance partielle (la faim volontaire) permet de vivre symboliquement les souffrances du Christ, d’être en quelque sorte davantage en communion avec lui. A cet aspect psychologique, s’ajoute la dimension théologique : le jeûne se fonde sur ceux de Moïse au Sinaï et de Jésus dans le désert. Enfin, la faim volontaire peut favoriser la méditation ou induire une meilleure hygiène de vie pendant quelque temps. Ce dernier aspect, motive bon nombre de jeûneurs contemporains.
Dans le judaïsme

Le judaïsme connaît deux types de jeûnes :

  • sélectif et permanant avec l’interdit pesant sur certaines nourritures (le porc etc.),
  • cyclique et total lors des grandes fêtes.
Le jeûne cyclique le plus connu est celui du jour du Kippour (le Grand Pardon). Le jeûne dure 25 heures et il s’agit de la fête la plus largement observée chez les juifs. Le judaïsme connaît plusieurs autres jours de fêtes comprenant une pratique de jeûne mais avec un moindre rayonnement.
Plus caractéristique, les interdits alimentaires permanents : la nourriture doit être « kacher ». Ces prescriptions concernent les aliments eux-mêmes mais également la liturgie président à leur utilisation. Une bouteille de vin, par exemple ne sera plus « cacher » si elle est ouverte par une personne non agréée. Dans la pratique, ces interdits obligent à une vie sociale tournée vers la communauté. Les repas ne peuvent se faire qu’entre membres de la communauté, ce qui favorise en particulier les mariages endogamiques. De ce fait les interdits alimentaires aident au développement interne de la communauté.

Dans l’islam

L’islam connaît, comme le judaïsme, les deux types de jeûnes :

  • sélectif et permanant avec l’interdit de certaines nourritures (le porc) ou de boissons (l’alcool) ;
  • cyclique durant la période du ramadan.
Le jeûne sélectif peut s’apparenter aux habitudes alimentaires. Certaines personnes ou sociétés s’abstiennent d’alcool sans fonder cette abstinence sur des motifs religieux. La répulsion pour certains aliments est chose partagée par bon nombres d’humains. Le jeûne annuel du ramadan s’inscrit quant à lui dans le cycle de vie des familles. Il s’agit en effet d’une privation de nourriture et de boissons au cours de la journée (entre le lever et le coucher du soleil), d’un jeûne total mais limité dans le temps. Cette abstinence entraîne un mode de vie plus sain et facilite la réflexion éthique. L’abstention d’aliments va de pair avec l’abstention des actions ou pensées mauvaises, des efforts plus grands pour fréquenter les prières à la mosquée etc. Cette période favorise également la vie familiale et sociale. Il s’agit en fait d’une rupture du rythme de vie. A la tombée de la nuit des activités conviviales, font du ramadan une période de relations plus intenses avec Dieu mais également avec les autres.
Crédit : Claude Demissy