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Alliances aux puits

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illustrations_Marie_Pierre_tente_berbere Une lecture comparative de récits bibliques ayant des points communs peut nous faire découvrir, au travers des lectures intertextuelles, une finesse littéraire digne d’un travail d’orfèvrerie…

Pour s’ouvrir à cette lecture comparative, il nous faut accepter tout d’abord l’idée que certaines scènes se répètent. Soit qu’un même personnage vive plusieurs fois la même scène dans un contexte différent, soit que la même histoire soit racontée avec des personnages différents. Il nous faut accepter l’idée que les répétitions ne sont pas fortuites – comme on dit pour les fictions télévisées – ni involontaires, ni le fruit d’une désorganisation de la tradition orale, mais bien une volonté du narrateur biblique, à partir de cadres narratifs prédéfinis, de lancer des signaux au lecteur averti…
Car ‘répétitions’ ne veut pas dire copier/coller ! Une même scène vécue par deux personnages différents (David terrassant le champion des Philistins dans le premier livre de Samuel, au chapitre 17 et Elhanân tuant Goliath en 2 Samuel  21 :19) prend une signification différente, selon ce que le narrateur veut nous communiquer de sa compréhension de la volonté divine. Un même personnage vivant une même scène à divers moments de son existence, et/ou entouré de protagonistes différents nous invite à réfléchir, justement à partir des nuances dans la narration. Ainsi, Robert Culley  met en avant des ‘scènes types’ qui interpellent le lecteur : les annonciations (femmes stériles, héros à naître), les rencontres aux puits (alliances), les épiphanies dans les champs (manifestation divine), les dangers au milieu du désert (survie) et les testaments (mort prochaine du héros).
Alter, dans son livre « L’art du récit biblique »   nous propose de comparer les rencontres auprès des puits. Il constate un schéma type : le futur époux effectue un voyage à l’étranger ; il rencontre une jeune fille au puits ; il abreuve les bêtes et/ou puise l’eau ; son arrivée est annoncée à la famille de la jeune fille ; ils prennent ensemble un repas ; des fiançailles sont conclues.
Voilà la description de la conclusion d’une alliance parfaite, où tout se passe bien et dont le résultat est en quelque sorte ‘une alliance idéale’. Le futur époux est apte à quitter le cocon familial, à fonder sa propre famille ; la jeune fille est promesse de fécondité, de descendance ; par l’action de puiser pour la belle, l’homme lui indique sa volonté d’établir une alliance ; il faut que cela soit annoncé à la famille de la fille et accepté par un rituel de repas ; des fiançailles marquent l’officialisation de cette alliance.
Mais à l’intérieur de ce schéma type, des variations sont possibles. C’est là que se situe tout l’intérêt !

En Genèse 24 : 10-67, Abraham envoie un serviteur chercher une épouse pour Isaac. Le serviteur va en Mésopotamie, dans la ville de Nachor qui est frère du patriarche. On apprend au verset 62 que pendant ce temps, Isaac s’est rendu au puits de Lachaï-Roï. C’est donc un serviteur qui part, envoyé par le père. Isaac serait peut-être aujourd’hui qualifié de « Tanguy » ?!? Et où est-il donc allé ? S’est-il trompé de puits ou alors, de par son intervention, en envoyant un serviteur, Abraham a-t-il changé le cours des choses ?!? Autre nuance : ce n’est pas l’homme qui puise pour la femme, mais bien Rebecca qui a rempli sa cruche et qui abreuve le serviteur et ses bêtes (16 à 20). Le narrateur nous dit même qu’elle court et abreuve tous les chameaux ! Rebecca est dès lors présentée comme une jeune fille active, prenant des initiatives. Ayant reçu des bijoux du serviteur, elle court chez… sa mère. Et s’est son frère Laban qui prend l’initiative d’inviter le serviteur d’Abraham, et de sceller l’alliance. Béthuel, le père, n’est cité qu’en passant au verset 50, très effacé derrière son fils. Le serviteur fait de riches présents à Rebecca, à son frère et à sa mère… Au père, point (53). Ces présents prennent une certaine importance, à plusieurs reprises dans le texte ! Le récit, entre l’annonce de l’arrivée du serviteur par Rebecca au verset 28, et le repas rituel au verset 54, est très lent, car le serviteur reprend mot à mot toute son histoire depuis l’envoi par Abraham… Un peu comme pour dire : « Moi, j’ai fait comme on m’a dit de faire ! » Entre les versets 55 et 59, le narrateur nous confirme le caractère volontaire de la fiancée qui décide de partir sans attendre. Une femme de caractère, à n’en point douter !
Le narrateur, obligé de prendre du large par rapport à son schéma type, introduit encore un laps de temps, nécessaire au retour vers Isaac avant la conclusion officielle des fiançailles au verset 67. Et de conclure par cette phrase : « Ainsi fut consolé Isaac après avoir perdu sa mère » (67). Le pauvre Isaac nous est vraiment présenté comme un personnage dépendant, et dépendant de femmes, en particulier… Il est pourtant bien compté comme patriarche d’Israël.

En Genèse 29 : 1-20, plusieurs éléments nous montrent que l’alliance s’annonce difficile. Tout d’abord, Jacob est fugitif et sans fortune. Il arrive auprès d’un puits, dans un champ, où se reposent des brebis. Le puits est fermé par une grande pierre. Jacob veut à tout pris que les bergers abreuvent leurs bêtes, et encore plus dès qu’apparaît Rachel avec le troupeau de son père ! Il roule lui-même la grande pierre pour abreuver les brebis et se précipite pour embrasser Rachel, sûr que c’est avec elle qu’il est venu conclure son mariage. Tout se déroule presque parfaitement selon de schéma idéal, jusqu’au verset 22. Le rituel du repas est conclu par l’alliance de Jacob avec… Léa, sœur aînée – et moins jolie- de Rachel ! Jacob aurait-il dû se méfier, alors que son oncle Laban ne lui offrait pas directement le repas rituel, et le mettait en position d’employé de sa maison, plus que de fiancé ? N’oublions pas que le futur époux doit apporter des cadeaux à la famille de celle qu’il convoite. Cependant Jacob ayant épousé Léa contre sa volonté doit « finir la semaine » avec elle, après quoi, il obtient enfin Rachel, pour laquelle, alors qu’ils sont déjà unis, il doit encore travailler sept ans. Il est donc bien employé par son beau-père Laban.

Encore une fois, c’est la façon dont les événements sont racontés qui influence la façon dont nous percevons les personnages. Jacob est entreprenant, pugnace et il sait ce qu’il veut, Laban est tricheur, Rachel est belle, mais se tait, Léa subit… Le lecteur pressent des complications pour le futur !

En Exode 2 : 15b-21, le récit est extrêmement court, rapide. La vie privée de Moïse n’intéresse pas le narrateur. On sait que Moïse lui aussi est un fuyard. Il s’arrête près d’un puits, au pays de Madian
Arrivent non pas une, mais sept jeunes filles pour puiser et abreuver le troupeau de leur père. Mais des bergers veulent s’imposer avant elles. Moïse chasse les importuns et entreprend en premier lieu d’abreuver lui-même le troupeau. Les sept jeunes filles vont annoncer ces événements à leur père, le repas est évoqué dans le discours d’invitation du prêtre Reouel (20) et Tsiporah (Séfora), l’une de ses filles, est donnée à Moïse.
Voilà une affaire rondement menée, dans le cadre du schéma type mené jusqu’à la perfection par la présence de sept jeunes filles au lieu d’une. De plus les filles sont sauvées par Moïse puisant l’eau de manière parfaite. Moïse est le candidat idéal pour une alliance !

illustrations_Marie_Pierre_ombre_chameau Prenons encore un exemple, ou plutôt, un contre exemple : dans le premier livre de Samuel, au chapitre 9.
Saül quitte le cocon familial à la recherche d’ânesses perdues. Mais au verset 5, il serait bien rentré sans avoir accompli sa mission si son serviteur ne l’en avait pas découragé…
Voici les jeunes filles au v .11, mais Saül ne puise pas pour elles. La scène est avortée. Puisque cela ne se passe pas comme prévu, Saül est obligé d’aller lui-même s’annoncer (auprès de Samuel). Le rituel du repas est bien présent, et Saül est un invité attendu et honoré qui scelle ses ‘fiançailles’ en mangeant ce que le peuple a mis à part pour lui (24).
Le narrateur biblique, par ce récit où certaines choses se passent comme prévu et d’autres pas, nous donne des indications pour la suite de la royauté de Saül, comme des petits clignotants avertisseurs qui s’allumeraient pour le lecteur attentif…

Tout le livre de Ruth, bien que d’écriture plus tardive et supposant d’autres conventions littéraires que les textes vus précédemment, nous décrit une alliance avec tous les ingrédients nécessaires, bien que bousculés.
Il y a bien un voyage, mais c’est la future épouse qui est en situation de quitter sa terre natale (1 : 16 à 22). La future épouse est veuve. Boaz rencontre Ruth au champ (Allusion à Lévitique 19 : 9-10 et Dt 24 :19) et lui propose (2 :9) de boire à sa soif l’eau que les serviteurs ont puisée. Un repas est pris (2 : 14) où Ruth mange à sa faim avec les serviteurs, et un deuxième repas (3 : 7) où Boaz lui aussi est rassasié. Entre ces deux repas, l’annonce à la famille est décrite avec des allers-retours de Ruth vers Naomi et les conseils de celle-ci. L’alliance est conclue, de façon plus solennelle que dans les récits précédents, avec de nombreuses allusions au livre du Deutéronome et aux lois d’Israël (par ex, Ruth 4 : 7 renvoie à Dt 25 : 8).
Ce récit bourré de variantes aux scènes types évoquées plus haut joue un rôle particulier dans la mémoire d’Israël : il prépare la généalogie du futur roi David. Il faut donc que les étapes de l’alliance se déroulent dans les règles de la convention littéraire, mais aussi et surtout, dans les règles établies dans les livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome). Il s’agit ici de fixer des bases à la légitimité de la royauté de David ! Et pour le chrétien, poser les bases de la légitimité de la royauté de Jésus-Christ (évangile de Matthieu, 1 à 17) !

Dans un autre style encore, nous pouvons lire le chapitre 4 de l’évangile de Jean : Jésus passe par la Samarie pour se rendre en Galilée, il est donc à l’étranger. Une femme vient puiser de l’eau là où Jésus s’est arrêté pour se reposer (4à 7). Il lui demande à boire. Après une longue discussion, personne ne boit ! La femme laisse sa cruche et s’en va annoncer au village la venue de celui qui pourrait être Christ. Un repas est partagé par les disciples, mais Jésus ne mange pas… Il reste deux jours parmi les Samaritains qui entrent dans l’alliance par une confession de foi, au verset 42.
Le texte, rempli au départ d’éléments ‘terre à terre’- les paroles de la femme samaritaine (29-30), le fait d’être fatigué (5), d’avoir soif, d’avoir faim… – se conclut par une déclaration de foi, déplaçant l’urgence matérielle du texte à un niveau spirituel, passant d’un déplacement qui aurait pu être stérile à une alliance inattendue.
 En conclusion :
Tout lecteur biblique sera ainsi attentif aux répétitions, à l’intérieur d’un même livre biblique ou même en comparant plusieurs livres entre eux. Attentif avec prudence, car il ne s’agit pas, et le danger est grand, de vouloir à tout pris comparer l’incomparable, et faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas ! L’intérêt d’une lecture comparative se situe peut-être moins dans la mise en parallèle d’une multitude de textes pour en tirer des conclusions générales, que dans le travail qui reste encore à faire après cette lecture comparative : « J’ai constaté, entre différents textes, ceci et cela. En quoi est-ce que ces éléments de comparaison peuvent m’aider à comprendre le texte particulier sur lequel je me concentre maintenant… ? »
Le texte particulier sur lequel se penche le lecteur sera éclairé par la lecture comparative. Le lecteur se laissera interpeller dans son travail de lecture, par les éléments de comparaison : il devra réfléchir encore plus loin, faire fi des idées préconçues ou héritées d’une précédente lecture, se poser la question « pour quoi… ? », afin de donner du sens à ce qui apparaît comme répétitif et à ce qui apparaît comme différent. C’est, heureusement, un travail sans fin, dont les résultats ne seront jamais figés…

Crédits Marie-Pierre Tonnon

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