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Jean Baptiste et Jésus en Luc 1 : récits croisés ou destins décroisés ?

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Luc a écrit son évangile dans les années 90 pour un auditoire essentiellement pagano-chrétien. Il tient à démontrer que son texte s’enracine dans la première alliance : l’Ancien Testament. Il mentionne les ancêtres illustres d’Élisabeth et de Zacharie, fait des clins d’œil aux patriarches, énumère le Temple, le prophète Élie, les prophéties de Malachie, le trône de David… Se déploie sous nos yeux toute la galerie des célébrités…Luc situe d’emblée ses récits de l’enfance dans la continuité des promesses du Judaïsme…et aussi en totale rupture ! Certes, la naissance de Jean se tisse tellement à celle de Jésus que les deux sont étroitement entrelacées…Et pourtant, certains nœuds se défont et brisent le schéma généalogique classique. Ils laissent ainsi entrevoir une grande nouveauté dans l’histoire du salut de l’humanité. Notamment les noms, vecteurs d’identité et garants de la stabilité et de la continuité, vont orienter le récit vers de nouvelles perspectives. Dis-moi quel est ton nom et je te dirai qui tu es !

Tableau comparatif des faire-part de naissance

Contexte historique

Jean Baptiste (Luc 1, 8-25)  Hérode le grand est roi de Judée. Son père est un prêtre nommé Zacharie, issu d’une classe sacerdotale importante. Son épouse, Élisabeth, s’inscrit dans la descendance d’Aaron. Ils sont décrits comme « justes » aux yeux de Dieu et irréprochables face à la Loi. Le lieu d’habitation du couple est omis. Les protagonistes font partis de la H.S.J (haute société jérusalémite). Leur foi et pratiques religieuses sont évaluées positivement.

Jésus (Luc 1, 26-38)  L’action se déroule à Nazareth, petite bourgade en Haute-Galilée. Il est question d’une jeune fille, prénommée Marie, promise à un homme appelé Joseph. Ce dernier aurait comme lointain ancêtre le roi David. Marie ne revendique aucune parenté célèbre. Rien n’est dit sur leur degré de piété et de pratique !

Situation familiale

Jean Baptiste Tout comme les matriarches, Élisabeth est avancée en âge, ainsi que son mari. À l’instar d’autres grandes figures, elle est stérile ! Impasse en perspective… Malgré sa piété remarquable, Élisabeth est vieille et stérile…

Jésus Marie est une jeune fille. Cela n’a rien à voir avec l’idée de virginité. Elle est une betulah, terme évoquant une très jeune fille en âge de procréer (12 ans). Elle est fiancée à Joseph, mais n’a pas encore eu de relations conjugales. Scandale en perspective… Marie est tout juste pubère et respire la jeunesse. Chez elle, c’est sa « relation » avec son futur mari qui pose problème.

L’ange 

Jean-Baptiste. Zacharie exerce sa fonction de prêtre dans le Temple et pénètre dans le Saint de Dieu. Au moment de brûler l’encens et des célébrations à extérieur de la foule, Zacharie se retrouve nez à nez avec « l’ange du Seigneur » qui se tient à droite de l’autel. Il se présente comme Gabriel qui se tient devant Dieu.L’ange donne son nom après avoir délivré son message.

Jésus  L’ange Gabriel pénètre dans le secret de la chambre de Marie par ces paroles : « Sois joyeuse, toi qui a la faveur de Dieu. Le Seigneur est avec toi ! » L’ange s’identifie avant de délivrer son message.

Des réactions contrastées

Jean-Baptiste.  A la vue de l’ange, Zacharie est troublé, voire ému…Il prend peur… Il voit et craint… La vision de l’ange fait craindre à Zacharie le pire…

Jésus. Marie entend et s’interroge sur le sens énigmatique de la salutation de l’ange et non sur son irruption dans son intimité. L’écoute de la salutation intrigue Marie, et non la présence soudaine de l’ange.

Message de Gabriel

Jean-Baptiste. « Sois sans crainte, Zacharie. Ta prière est exaucée. Ta femme enfantera un fils du nom de Jean. Tout le monde se réjouira. » Les prières de Zacharie sont exaucées !

Jésus  « Sois sans crainte, Marie, tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Tu auras un fils du nom de Jésus. » Il n’est pas question de prière, mais d’une faveur spéciale. L’aurait-elle demandée ?

Mission du fils

Jean-Baptiste. « Il sera important. Il deviendra un nazir consacré à Dieu, faisant vœux de ne boire aucune boisson fermentée. L’esprit de Dieu le saisira dès le sein maternel. Il sera un messager dans la continuité d’Elie hâtant la réconciliation entre les générations, convertissant les cœurs, et préparant la voie au Seigneur et le peuple à le recevoir. » Sa feuille de route est tracée en détail. Les étapes de sa mission sont spécifiées.

Jésus « Il sera illustre, appelé fils du Très-Haut et héritera du trône de David. Il régnera pour toujours sur la famille de Jacob. » Aucun mot sur le contenu de son message. Tout est dans les titres…

Expression d’un doute

Jean-Baptiste. Zacharie répond à l’ange : « Comment cela se fera-t-il ? Je suis vieux ainsi que ma femme ! ». Il doute parce que, comme Abraham et Sarah, ils sont trop vieux et ce n’est pas faute d’avoir essayé !

Jésus Marie dit à l’ange : « Comment se fera-t-il ? En effet, je n’ai encore eu aucune relation conjugale. (je ne vis pas encore avec mon futur mari). Elle doute parce qu’elle est trop jeune et ils n’ont pas encore essayé…

Il n’y a plus de place pour le doute !

Jean-Baptiste L’ange réitère sa position de messager devant Dieu qui l’avait mandaté pour annoncer cette bonne nouvelle. Mais comme Zacharie n’a pas cru à ses paroles, il va devenir muet jusqu’au jour où cela se réalisera. Zacharie reste sur un échec. Son doute lui est reproché. Il le portera comme une marque dans sa chair… L’ange réitère sa position de messager devant Dieu qui l’avait mandaté pour annoncer cette bonne nouvelle. Mais comme Zacharie n’a pas cru à ses paroles, il va devenir muet jusqu’au jour où cela se réalisera. Zacharie reste sur un échec. Son doute lui est reproché. Il le portera comme une marque dans sa chair…

Jésus « L’esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. L’enfant à naître sera saint. On l’appellera fils de Dieu. Comme preuve, Élisabeth ta cousine, est enceinte et aura aussi un fils elle que l’on qualifiait de stérile. Rien n’est impossible à Dieu ! ». Marie répond : «Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit ! ». L’ange la quitte ! Marie accepte et ne doute plus.

Épilogue

Jean-Baptiste. Le peuple attend que Zacharie ait fini son service dans le Temple. Ce dernier tarde. Lorsqu’il en ressort enfin, il ne peut parler. A travers ses signes, le peuple comprend qu’il a eu des visions dans le Saint du Temple. Il rentre ensuite chez lui. Elisabeth devient enceinte. Elle cache sa grossesse pendant cinq mois chez elle comme si elle voulait garder pour elle ce retournement de situation. Dieu a transformé la honte qu’elle portait en bénédiction à venir… Tout comme Zacharie devient muet. La parole reste bloquée en lui. Elisabeth se terre chez elle pour ne pas se montrer !

Jésus Rien n’est dit sur Joseph ! On ne connait pas ses sentiments ni sa réaction…

Des noms qui désorientent et réorientent

Un homme et une femme droits et justes suivent, d’une manière irréprochable, les commandements divins. Ils sont tous deux issus d’une « bonne famille» de notables, voire de prêtres, qui ont joué un rôle primordial dans l’histoire de leur peuple. Élisabeth et Zacharie auraient tout pour être heureux après une longue vie. Et pourtant, il y a une ombre de taille au tableau ; ils n’ont pas de descendance. Eux, les pieux, sont frappés par la malédiction divine, d’un châtiment terrible qui augmente leur souffrance. La réponse à cette détresse n’a que trop tardé, mais va venir du Temple lorsqu’ils ne s’y attendaient plus. Du lieu de présence divine, la promesse d’un fils est annoncée, et voici que toute la symbolique du nom de Zacharie se vérifie enfin car : « Dieu s’est souvenu ».

Assommés, Zacharie et Élisabeth se retirent pour digérer cela. C’est ainsi qu’Élisabeth, dont le nom signifie « Dieu est plénitude ou maison de Dieu » remplit finalement sa fonction. Se tenant cachée à l’abri dans son foyer, elle se remplit de cette présence durant ses cinq mois de grossesse. Et chacun des époux, porte cet enfant dans le secret. Mais ils sont d’accords, contre l’avis de leur entourage, pour prénommer leur fils Jean. C’est d’ailleurs après avoir « prononcé » le nom de son fils que Zacharie arrive à faire remonter la parole de son for intérieur et à l’exprimer au dehors. Auparavant, Zacharie était le prêtre, le garant de la tradition, l’homme du rite qui lie avec l’histoire. Il devient l’homme de la parole, le prophète, celui qui rend possible l’irruption d’une parole de vie. Et c’est précisément sur ce point, qu’intervient la nouveauté. Selon l’habitude, l’enfant aurait du s’appeler Zacharie, comme papa, et éventuellement devenir prêtre. Toutefois, il n’en sera rien ! Il s’appellera Jean : « Dieu fait grâce » et deviendra prophète itinérant. Celui qui inaugurera le royaume, le dernier de la première alliance et le premier d’un monde nouveau.

De Marie, nous ne savons rien de son arbre généalogique. Sinon que cette jeunette porte le même nom que la sœur de Moïse, Myriam : aimée de Dieu ? Joseph, plutôt inexistant dans l’histoire, exprime la prospérité et le fait que Dieu ajoute des bénédictions. Il n’est cité ici qu’en fonction de son pédigrée : n’est-il pas de la branche de David ? La symbolique de Joseph est également importante. Comme l’identité du père est floue, le nom même du fils aîné laisse à penser qu’un doute plane sur la question. Au lieu de Joseph, Jésus « Dieu sauve » est mis en parallèle avec le premier récit. Après avoir fait grâce, Dieu sauve ! Ainsi, autant les récits sont liés, autant ils sont contrastés : autant Zacharie et Élisabeth sont avancés en âge, symboles d’une époque qui lentement se meurt, autant Marie est jeune et prémices d’un nouvel âge ; autant les premiers souffrent de la stérilité, autant la seconde semble porter profusion de vie ; autant Zacharie est l’instigateur de la naissance de Jean, autant Marie est le principal réceptacle de la naissance de Jésus ; autant Élisabeth se place volontiers en retrait, autant Joseph n’est que le garant d’une certaine ascendance royale, autant les plus religieux ont le plus de mal à accepter l’irruption de la nouveauté divine, autant la plus anonyme est prête à tout risquer et à tout accepter…

N’oublions pas l’ange de l’histoire. Son nom : « Dieu se montre fort » se vérifie. Il frappe d’abord un grand coup dans l’histoire de Zacharie, jusqu’à le frapper de mutisme parce qu’il n’a pas cru. Sous le choc d’une telle nouvelle, Zacharie reste sans voix. Ce mutisme devient un signe prophétique pour le peuple qui constate que quelque chose d’extraordinaire vient de se passer. La punition de l’ange n’est-elle pas finalement une grâce pour Élisabeth et Zacharie qui ont véritablement réussi à intérioriser cette bonne nouvelle ? Tout le contraire chez Marie, qui s’ouvre immédiatement à la proposition de Dieu et s’abandonne totalement à cette nouveauté. Après tant d’années Élisabeth et Zacharie laissent se déployer en eux cette promesse qui se fait chair.

Des noms porteurs d’identité

Matthieu avait déjà choisi le modèle généalogique pour retracer un lien théologique entre Abraham et Jésus. Une sorte de récapitulatif de l’histoire du salut. Dans cette généalogie, se sont les femmes, à la réputation douteuse, qui créent le lien (Thamar, Ruth, Béthshéba…). Et l’on égrène les noms des fils comme autant de balises vers le Christ. Luc a décidé de rompre avec ce schéma généalogique pour s’inscrire dans une autre visée. Ce ne sont cette fois ni les pères, ni les mères qui décident des noms, mais Dieu. Jean et Jésus, synonymes de rupture, d’innovation deviennent des manifestations du royaume à venir. Jamais noms n’ont été aussi décisifs pour leur propre quête d’identité mais également pour la nôtre. Exemples à méditer, lorsque nous choisissons les noms de nos enfants ! Il y a peut-être mieux à faire que de s’inspirer de modèles de voitures ou de stars des séries américaines !

Frédéric GANGLOFF, pasteur et bibliste de l’UEPAL, pour Point KT. Photo Pixabay