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Espérer en Exil – Jérémie 29

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 « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion … »  Nous imaginons bien la tristesse des exilés : transplantés dans un pays ennemi, ils ont perdu patrie, familles et biens, et plus encore leur honneur et la confiance en leur destin. Leur désarroi est total. Où donc est Dieu maintenant ? L’invitation de Jérémie à s’installer dans le pays les surprend, les prend à contre-courant de leur certitude de retour au pays bientôt. « Construisez… plantez… prenez  femme… » Le message est politiquement incorrect. Va-t-on collaborer avec l’ennemi exploiteur ? Pire : « Soyez soucieux de la prospérité de la ville où je vous ai déportés et intercédez pour elle » ! Où Dieu veut-il en venir ? Certains pensent : Jérémie est à côté de la plaque, bientôt nous reviendrons, Dieu ne peut pas nous abandonner à un tel sort…

  • Les circonstances générales

Ce chapitre nous fait entrer dans la première période de l’Exil, entre 597 et 587, et dans les tensions qui agitaient alors les Judéens, tant à Jérusalem qu’en déportation. Il nous montre le prophète aux prises avec un débat qui mêle étroitement la politique et la foi, et dans lequel il s’agit de faire le tri entre la confiance en Dieu et le fanatisme aveugle, entre les illusions et l’espérance vraie.

Comme les chapitres 27-28 de Jérémie, la question concrète qui divise les Judéens est celle de savoir si l’Exil est une épreuve momentanée ou de longue durée, si la domination babylonienne est un accident de l’Histoire ou un fait durable auquel il convient de se soumettre.

La rédaction actuelle de ces chapitres prend, de manière assez naturelle, la défense du prophète Jérémie, parce que les événements lui ont donné raison. Mais pour percevoir le déchirement que sa prédication introduisait tant à Jérusalem qu’en Mésopotamie, il convient de prendre la mesure du caractère profondément religieux de la démarche de ses opposants.

Celle-ci repose en effet sur la conviction que YHWH a choisi Juda et Jérusalem, que le Temple est le signe de sa présence et que rien ne pourra atteindre le peuple qui vit à l’abri de son Dieu. Cette conviction est nourrie par les psaumes de Sion, par la tradition davidique et la promesse de 2 Samuel 7/16 : « ta maison et ton règne seront pour toujours assurés devant toi, ton trône pour toujours affermi. »

Mais aussi par le souvenir d’un événement relativement récent : à la fin du 8è Siècle avant JC, l’empire assyrien avait anéanti le royaume du Nord, qui s’était séparé de la dynastie davidique. Par contre, l’armée assyrienne aurait échoué devant Jérusalem grâce à l’intervention de YHWH en faveur de sa ville : Ésaïe 36-37 = 2 Rois18-19 (cf. Ésaïe 34/4-5). Même s’il est probable que le roi Ezéchias a échappé à la destruction de sa capitale en se soumettant à Sennachérib et en versant un tribut important ( Il Rois 18/13-10), la présentation de l’épisode en Ésaïe 36-37 est une incitation à faire au Dieu d’Israël une confiance aveugle, envers et contre tout.

La position de Jérémie est radicalement opposée. Depuis la mort tragique de Josias en 609, le prophète dénonce la confiance illusoire placée dans le Temple dont il annonce la destruction (voir Jér 7 et 26). La protection salutaire de Dieu ne saurait être acquise sans une fidélité véritable du peuple. Et celle-ci se traduit dans un vécu au quotidien, non dans les célébrations cultuelles.

Ce qui amène Jérémie à lire dans la défaite judéenne l’accomplissement du jugement de Dieu contre son peuple. Mais si Babylone est l’instrument du jugement de Dieu, résister à Babylone, c’est persévérer dans la révolte contre Dieu.

Cette conviction, Jérémie semble l’avoir exprimée de manière très forte à l’occasion d’une ébauche de coalition anti-babylonienne qui, en 594, aurait pris la forme d’une rencontre, à Jérusalem, d’ambassadeurs venus de petits états également soumis à Babylone (Jérémie 27/13). L’échange de correspondance relaté au chapitre 29 peut être situé à la même période.

La traduction concrète, dans une attitude politique sans équivoque, de sa conviction prophétique va faire de Jérémie un « agent de l’ennemi ». C’est en tout cas ce que lui reprocheront ses adversaires dans les derniers mois de Jérusalem (Jér37/1116 ; 38/4). Mais aussi ce qu’il est possible de déduire des propos du prophète (Jérémie 21/8-9 ; 27/4-8,12,17 ; 34/2-5 ; 37/5-10 ; 38/17-23) comme du traitement de faveur dont Jérémie est l’objet de la part des vainqueurs de 587 (39/11-14 ; 40/1-6).

Pour apprécier la position du prophète, il faut encore tenir compte du fait que, dans la situation troublée où nous le rencontrons, il disposait de quelques appuis dans « les allées du pouvoir » de Jérusalem.

On remarque notamment que la famille de Shafan, secrétaire du roi Josias (2 Rois 22/3,8-14), protège le prophète en diverses occasions (Jérémie 26//24 ; 29/3 ; 36/10-13). Ces scribes influents sont assurément du parti pro-babylonien, puisque l’un d’entre eux est désigné comme gouverneur de la province conquise après 587 (Jérémie 39/14 ; 40/5-41/2). On peut bien sûr s’interroger sur les motifs de leur bienveillance envers Jérémie : sympathie personnelle ? Accord de nature religieuse à propos de la réforme cultuelle de Josias ?ou manipulation politique ?

Le caractère fragmentaire des informations qui nous sont conservées ne permettent en aucun cas de conclure. Et l’attitude personnelle de Sédécias, qui consulte Jérémie et lui assure une protection minimum, sans jamais suivre ses avis montre bien qu’il était possible d’avoir pour Jérémie un certain respect sans pour autant adhérer à sa prédication…

  • Le texte du chapitre 29

Jérémie 29 ne nous donne pas le texte intégral et authentique d’une lettre du prophète aux exilés. Les indications fournies aux versets1-3, ainsi que la fin du chapitre, versets 24-32, montrent qu’il s’agit plutôt d’un compte-rendu à propos d’un échange de correspondance assez complexe : Jérémie adresse une lettre aux déportés. Certains d’entre eux réagissent en écrivant à un responsable du Temple (versets 25-28), lequel montre cette lettre au prophète (v. 29) qui réagit oralement, sans qu’il soit précisé que cet oracle soit effectivement envoyé à son destinataire.

L’auteur de ce « compte-rendu » se situe clairement après les événements, puisqu’il est obligé d’en préciser les circonstances à l’intention de ses lecteurs (v. 2). Il n’est pas intéressé seulement par le contenu du message prophétique, mais aussi par les réactions qu’il provoque chez des prophètes adversaires de Jérémie. De ce point de vue, le chapitre 29 forme un ensemble avec les chapitres 26-28, où l’on retrouve les mêmes éléments constitutifs :
– message prophétique
– opposition des adversaires
– confirmation du message prophétique et condamnation des adversaires.

Il est probable que, dans ce processus de rédaction, l’auteur du compte-rendu ait mêlé des éléments divers de la correspondance de Jérémie (les versets 15,21-23, par exemple, pourraient ne pas faire partie de la même lettre que les versets 47) et ajouté ici ou là quelques traits personnels, surtout aux versets10-14.

Il est par contre certain que les versets 16-20 ne font pas partie de la correspondance originale. En effet, la traduction grecque ancienne (La Septante) du livre de Jérémie ne comporte pas ces versets, qui ne se trouvaient sans doute pas dans le manuscrit hébreu utilisés par les traducteurs. Un travail minutieux permettrait d’ailleurs de mettre en évidence que ces versets sont composés de fragments empruntés à d’autres passages du livre de Jérémie.

L’intention de cet ajout est assez claire : à la lettre qui, malgré tout, annonce un avenir aux déportés, il oppose des éléments de la prédication du prophète qui affirment le jugement et l’anéantissement des Judéens restés à Jérusalem. Il s’agit donc de se réclamer de la prédication de Jérémie pour asseoir la prétention des exilés : eux seuls représentent le véritable Israël, le peuple fidèle à Dieu. Tous ceux qui, après 587, ont survécu en Judée, et tous leurs descendants ne peuvent se réclamer d’une appartenance au peuple saint…

Ce n’est certainement pas ce que Jérémie voulait dire, mais, autant cette dérive nous choque, autant il importe d’en prendre conscience, parce qu’elle traduit un risque inévitable : dès lors que la parole de Dieu n’est pas dite de toute éternité, mais s’incarne au fil de l’Histoire dans des situations réelles, la tentation est grande de s’emparer d’une parole dite ailleurs et autrefois pour en faire un usage dévoyé dans des circonstances différentes.

C’est ce qui est arrivé au message de foi et d’espoir d’Ésaïe, devenu prétexte contre l’appel à la conversion lancé par Jérémie. Puis au message de condamnation de Jérémie, devenu prétexte à exclusion.

Découvrir cela dans les textes bibliques eux-mêmes devrait nous inciter à une certaine prudence, quand nous faisons appel à la Bible pour justifier nos prises de position : démarche de foi ou sclérose de la Parole dans un texte figé derrière lequel nous nous réfugions ?
Pour notre parcours avec les enfants nous ne retiendrons que les versets 1-7 et, partiellement, 24-32.

  • Les détails du texte :

À tous les Anciens : ce sont sans doute les vrais destinataires de l’envoi du prophète, les autres destinataires mentionnés constituent en effet une liste « standard » souvent reproduite dans le livre de Jérémie (par ex.en 26/7).

Cette mention des Anciens montre que les exilés gardaient, dans leur résidence forcée, une part d’autonomie et leur administration propre.

 Il la confia à…. Le prophète ne dispose pas de courriers qui porteraient ses missives là où il veut. Il aurait cependant pu confier sa lettre à un marchand ou à une caravane. En fait, il s’agit de personnages importants à la cours royale de Jérusalem : des descendants de Shafan et d’Hilqiya, respectivement prêtre et secrétaire royal du temps de Josias et qui ont participé à la réforme religieuse de ce roi (2 Rois 22).Jérémie est assuré de leur concours. Ils ne lui sont pas opposés.

Que Sédécias, roi de Juda, envoyait à Nabuchodonosor : on peut se demander quelle est la raison de cette mission. Il peut s’agir de la livraison du tribut annuel que l’état de Juda devait au roi de Babylone. Ou d’une ambassade régulière pour rendre compte et recevoir des ordres. Cependant, si cette ambassade peut être datée quelques temps après l’esquisse de coalition anti-babylonienne évoquée par Jérémie 27, il s’agit aussi d’apaiser une éventuelle irritation de Nabuchodonosor.
Dans ce cas, la lettre de Jérémie est à double effet : destinée aux exilés, mais apportée « officiellement », elle sert de témoignage de bonne volonté envers Babylone. Ce n’est pas nécessairement l’intention du prophète, mais une sorte d’échange de service avec les porteurs de la lettre.
 

Ainsi parle le Seigneur : cette formule n’est pas un début de lettre, mais un début d’oracle prophétique ( voir Jérémie 23/16 ; 22/18 ; 19/1 etc…). C’est peut-être Jérémie qui écrit, mais, à travers lui, Dieu s’adresse directement aux exilés.
Cette manière de s’exprimer est commune à tous les prophètes. Elle laisse évidemment ouverte la question : mais comment le prophète connaît-il cette parole de Dieu ?
S’il est possible de donner à ce sujet quelques pistes de réflexion, il faut reconnaître aussi que tout repose, en fin de compte, sur la conviction personnelle du prophète d’exprimer la parole de Dieu qui s’impose à lui.

 

COMMENT DIEU PARLE :
« La parole de Dieu s’imposa à moi » : telle est sans doute la meilleure traduction d’une formule que nous trouvons plus de trente fois chez Jérémie (TOB : « s’adressa à moi ») : Jérémie 1/4,11 ; 2/2 etc..
Elle recouvre deux choses :1 – Le processus par lequel le prophète découvre quelle est la parole de Dieu dans des circonstances données. Le support de ce processus peut-être :
– une vision (Jérémie 1/11-14.18) : le prophète a sous les yeux une image réelle ou une image de rêve (mais voir Jérémie 14/14) qui lui suggère une parole.
– la méditation de la loi, la liturgie du culte dans leur harmonie ou, plus souvent dans leur divergence absolue avec ce que le prophète constate dans la réalité vécue (par exemple : 7/4 ; 8/7-10 ; 5/1-2)
– les paroles des prophètes qui l’ont précédé, dans la mesure où elles s’adaptent à la circonstance présente. C’est ainsi qu’on retrouve chez Jérémie des expressions du prophète Osée qui a vécu les dernières années du royaume du Nord.
– les événements, enfin, qu’ils soient historiques, familiaux (Jérémie 32) ou une rencontre (Jérémie 35). Pour le prophète, il n’y a pas de hasard, Dieu est le maître de l’Histoire, et chaque fait parle.

2 – Le mystère qui fait que la parole de Dieu s’impose comme telle au prophète : « elle devient au-dedans de moi comme un feu dévorant » (Jérémie 20/9).
Il n’y a donc ni moyen ni truc. Ce qui est déterminant, c’est la relation du prophète avec Dieu, relation grâce à laquelle tout peut devenir parole de Dieu pour le prophète.
C’est d’ailleurs ce qui met les auditeurs du prophète en difficile position de liberté : il leur arrive d’avoir à choisir entre des discours prophétiques différents, et, même en face d’un seul prophète, il leur appartient de reconnaître son discours comme parole de Dieu ou de le rejeter.

À tous les exilés que j’ai fait déporter : Dieu prend ici l’entière responsabilité de la déportation. Pas question d’invoquer les hasards de la guerre ou la supériorité momentanée de l’ennemi.
C’est le Dieu des Judéens, celui en qui ils plaçaient leur confiance, qui a fait venir sur eux le malheur. Il s’agit là d’un des thèmes essentiels de la prédication de Jérémie. Insupportable à tous ceux qui comptaient sur Dieu pour apporter un rapide renversement de situation, cette affirmation deviendra, pour les rescapés de la catastrophe finale un des motifs d’espérance et de foi.

Construisez…habitez…plantez, mangez… Ces propos sont de vraies promesses. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Deutéronome 28/30-34, dans la série des malédictions annoncées au peuple qui ne respecte pas l’Alliance. Ici les termes sont inversés : celui qui entre dans la démarche de Dieu envers son peuple profitera pleinement de ses efforts.

« La fiancée que tu auras choisie, un autre couchera avec elle ; la maison que tu auras construite, tu n’y habiteras pas ; la vigne que tu auras plantée, tu n’en cueilleras même pas les premiers fruits. Ton bœuf sera abattu sous tes yeux et tu n’en mangeras pas ; on t’enlèvera ton âne et il ne reviendra pas chez toi ; tes brebis seront livrées à tes ennemis sans personne pour venir à ton secours ; tes fils et tes filles seront livrés à un autre peuple ; et tes yeux s’épuiseront à force de guetter tout le jour, mais tu n’y pourras rien. Le fruit de ton sol et tout le fruit de ta peine seront mangés par un peuple que tu ne connais pas, et tu ne seras jamais qu’un homme exploité et broyé… » (Deutéronome 28/30-34)

Par ailleurs, les notions de construire et planter sont un des thèmes du livre de Jérémie, avec leur contraire, « arracher et démolir ».
Si, pour les exilés, le temps de construire et de planter est venu, c’est que, pour eux au moins, le jugement (arracher et démolir) est passé, et qu’ils peuvent se tourner résolument vers l’avenir.

Prenez femme, ayez des fils et des filles… Cet avenir n’est pas simplement celui des individus. C’est aussi celui du peuple de l’Alliance. Le mariage, les enfants, c’est la poursuite de l’existence du peuple, parce que c’est la vie familiale que de transmettre la culture, la tradition et la foi.

Soyez prolifiques… l’invitation évoque le récit de la Création (Genèse 1/28) et la promesse faite à Abraham (Genèse 16/10). Par delà le jugement et l’Exil, la promesse de Dieu demeure, en tout cas pour ceux qui savent s’en saisir.

Soyez soucieux de la prospérité de la ville… tout en restant une promesse pleine et entière, le discours s’incurve et fait soudain percevoir l’effet de « douche froide » de la prédication de Jérémie adressée à des gens dont l’attente, l’espoir, et la prière (psaume 137 !) sont tout entiers tendus vers l’anéantissement de la ville de l’Exil.

Avec ses promesses de renouveau et d’avenir pour le peuple en Exil, Jérémie balaie toutes les illusions de restauration immédiates. La promesse inclue le jugement. Il est impossible de faire l’impasse sur la colère de Dieu, et sur les raisons qui l’ont provoquée. Et ce n’est qu’en acceptant la démarche de Dieu que les exilés pourront vivre de la promesse.

On peut observer l’habileté (littéraire) du prophète, qui n’accable pas les exilés de jugement ou de reproches. On est loin en effet des diatribes qu’il adresse aux Jérusalémites (Jérémie 15/1-3 par exemple). Ici, c’est la promesse même qui contient le rejet des illusions, c’est la promesse qui, pour être reçue, exige un véritable retournement des pensées et des altitudes…

Mais sans doute n’est-ce pas que de l’habileté dans le mode d’expression. Il  appartient au message même du prophète d’être, non pas ambigu, mais à double face. Il revient aux destinataires de lui donner son vrai caractère en le recevant comme promesse ou comme condamnation.

Intercédez pour elle… II faut être Jérémie, membre du peuple judéen vaincu, pour demander cela à d’autres membres du même peuple vaincu. De la part des Babyloniens ou même d’un spectateur non impliqué, cela ne serait qu’odieux.

Mais, même venant d’un des leurs, cet appel à la prière pour les vainqueurs avait des échos insupportables. Pour eux, il n’était pas même certain qu’ils puissent prier valablement en terre d’Exil, impure et livrée aux divinités étrangères. De sorte que l’invitation à prier est encore un élément de promesse : même loin de Jérusalem, même sans le Temple, le peuple peut continuer à prier. La relation à la terre, à l’état, est rompue, mais cela ne brise pas la relation avec Dieu.

Mais prier pour Babylone, c’est accepter d’être des vaincus. C’est accepter de ne survivre qu’au travers de la bonne volonté pas toujours évidente du vainqueur. C’est dépasser toutes les violences subies, toutes les rancœurs, toutes les souffrances…
On peut se demander combien de temps il aura fallu pour que certains exilés parviennent à franchir le pas que leur propose Jérémie.
Encore qu’il ne demande pas aux exilés « d’aimer leurs ennemis » (Matthieu5/44). Mais simplement d’accepter le fait que, pour un temps au moins, leur sort est lié à celui de Babylone, et qu’il y va de leur intérêt…
 

Quand 70 ans… Il sera sans doute toujours impossible de dire si Jérémie a vraiment lancé ce chiffre ou s’il s’est imposé par la suite et s’est introduit dans les textes.

On peut en effet observer que ce chiffre est très proche de la réalité, qu’il s’agisse de la durée de l’empire babylonien (de 612 à 538 = 74 ans), de la durée de son emprise sur la Syrie-Palestine (de 605 à 538 = 67 ans) ou de la durée de l’Exil de 597-530 = 67 ans).

On peut tout aussi bien relever qu’il s’agit sans doute d’un nombre d’années approchant, mais jamais exact, quel que soit le mode de calcul et considérer que le nombre 70 a surtout une valeur symbolique soulignant à la fois que l’Exil aura un terme, mais que ni Jérémie, ni les destinataires de sa lettre ne verront ce terme.

Plus clairement tardive est la mention du rassemblement du peuple dispersé parmi les nations : ce trait est improbable, avant qu’il y ait eu réellement dispersion, c’est à direavant587.

De toute manière, l’ensemble de ces versets ne modifie pas fondamentalement la prédication du prophète aux versets 4-7.

À Shemayahou le Néhlamite… Le texte enchaine les versets 23 et 24, comme si nous avions là la suite de la lettre de Jérémie aux exilés Cependant, il s’agit nécessairement d’un oracle et, éventuellement, d’un courrier ultérieur. L’enchainement des événements ne peut en effet se comprendre qu’ainsi :
1° lettre de Jérémie aux exilés
2° lettre de Shemayahou à Céfania, citant expressément Jer 29/4-7
3° Céfania informe Jérémie
4° Jérémie réplique.

On ignore tout de Shemayahou. Ce qui est dit de lui ici le montre comme un de ces déportés qui rejettent la prédication de Jérémie au nom de la grandeur du Dieu d’Israël. Il n’était certainement pas isolé.
 

Au prêtre Céfania :

Céfania est mentionné en Jér21/1 comme membre d’une délégation envoyée par Sédécias pour consulter Jérémie. Ce qui indique qu’il avait la confiance du roi et qu’il ne partageait pas l’hostilité de son prédécesseur Pashehour envers le prophète (Jérémie 20/1-6). Ce qui est confirmé dans notre passage : non seulement il ne sévit pas contre. Jérémie, mais il va jusqu’à l’informer des démarches de ses adversaires.

Cela est particulièrement étonnant pour un prêtre, dont le milieu était généralement en conflit avec le prophète (Jér 8/10-12 ; 26/11…). Mais cela est aussi un signe du désarroi de ce temps…

C’est le Seigneur qui t’a installé

La lettre de Shemayahou souligne bien ce qu’a d’anormal aux yeux des exilés l’attitude de Céfania. Sa fonction est de maintenir l’ordre dans le Temple. Cette fonction, il la tient de Dieu, en tant que prêtre né dans une lignée de prêtres. C’est dans le même sens qu’est évoqué le prêtre Yehoyada, prêtre très actif sous le règne du roi Joas (835-796 av JC ; voir 2 Rois 11-12), qui aurait institué cette fonction de surveillance. Il s’agit de dire à Céfania : tu ne fais pas ton travail, celui que Dieu t’a confié ! Critique d’autant plus sensible qu’elle vient des exilés, c’est-à-dire de personnages qui détenaient les responsabilités religieuses et politiques occupées par leurs « remplaçants à titre provisoire ».
De tout homme qui divague… Cette remarque vise directement Jérémie. Il est assimilé aux extatiques et aux personnes à l’esprit dérangé, pour lesquelles on avait à la fois crainte et mépris (voir 1Samuel 9/11 ; Il Rois 9/11…). Il est donc totalement disqualifié pour dire une parole de Dieu et la seule chose à faire est de le mettre au pilori comme l’avait fait Pashehour (Jérémie 20/1-6).

***

Jérémie 29 nous donne donc une image assez précise des tensions qui agitaient les Judéens après 597. Le refus des illusions d’un rapide retournement de situation permet à Jérémie de poser une parole d’espérance vraie. Espérance difficile, qui ne peut être saisie qu’au prix d’un renoncement aux idéologies religieuses et nationalistes entretenues par ses adversaires, de l’acceptation de la défaite comme chemin de la survie du peuple.

Les faits ont montré que la majorité des autorités de Jérusalem a choisi l’illusion qui semblait sans doute plus pieuse et plus courageuse et n’ont pas entendu le prophète.

Mais la fin de Jérusalem en 587 lui a donné raison, et sa prédication, reconnue de fait comme parole de Dieu, a sans doute joué un rôle décisif dans la compréhension des événements et dans la survie d’Israël comme peuple de Dieu.

On peut par contre s’interroger sur la portée à long terme de la prédication de Jérémie. Après la destruction du second Temple, en 70 après Jésus-Christ, les Juifs ont été dispersés dans l’empire romain, puis dans toute l’Europe. Et les historiens soulignent leur étonnante capacité à survivre comme peuple sans pays. Mais ils relèvent aussi toutes les brimades, toutes les humiliations, toutes les violences souvent atroces, toutes les haines qui les ont poursuivis jusqu’à la tentative de « solution finale » du XXe siècle. Et surtout l’espèce de soumission et d’acceptation qu’ils ont presque toujours manifestées : et si c’était parce qu’ils ont trop bien ou trop longtemps écouté Jérémie ?

Cette fiche biblique est en lien avec l’article : Là-bas au bord des fleuves de Babylone