Les textes bibliques – qui sont pour nous, et dans la foi, Parole de Dieu – ne nous appartiennent pas…
Nous n’en avons pas l’exclusivité. Prenons par exemple la sourate XII du Coran.
« La sourate XII du Coran ? » Ben oui, Genèse 37 à 50, quoi !
Comment imaginons-nous Joseph ? Le Joseph que nous – chrétiens – connaissons : un hébreu du livre de la Genèse (chapitres 37 à 50), un sémite en Égypte… Comment l’imaginons-nous dans cette Égypte où il est d’abord amené et malmené comme esclave, vendu, emprisonné ? Comment l’imaginons-nous dans ce pays a priori inhospitalier où il devient le conseiller du Pharaon ?
Comment les lecteurs du Coran imaginent-ils Yussuf ?
Comment son histoire est-elle transmise, par exemple dans le récit de Ibn CIsa Ahmad (en 973 de l’Hégire, c’est-à-dire 1565 de l’ère chrétienne ) ?
Et comment serait-elle écrite aujourd’hui, comment s’inscrirait-elle dans le contexte que nous connaissons à propos du pays de Canaan… et de l’Égypte actuelle ?
Et comment les croyants d’Amérique latine, d’Inde ou de Madagascar lisent-ils et interprètent-ils le récit concernant Joseph, dans leurs réalités propres ?
Autant de questions dont les réponses nous confirment que les textes bibliques ne nous appartiennent pas.
Bible, Genèse 39, fin du verset 6 : « Et Joseph était beau/élégant/racé, bien formé/favorisé de forme »
Coran, Saurate XII.30. Et dans la ville, des femmes dirent : « La femme d’Al-Azize essaye de séduire son valet ! Il l’a vraiment rendue folle d’amour. Nous la trouvons certes dans un égarement évident. » 31. Lorsqu’elle eut entendu leur fourberie, elle leur envoya [des invitations,] et prépara pour elles une collation [des oranges] ; et elle remit à chacune d’elles un couteau. Puis elle dit : « Sors devant elles, [Joseph!] » – Lorsqu’elles le virent, elles l’admirèrent, se coupèrent les mains et dirent : « à Allah ne plaise ! Ce n’est pas un être humain, ce n’est qu’un ange noble ! »
(Vous trouverez l’ensemble de la Sourate XII sur internet)
« Le récit de Joseph, qu’il soit en paix », de Ibn CIsa Ahmad : (Zulaykha lui dit) : « Oh Joseph, rien n’égale le noir de tes yeux, ni le noir de tes cheveux, ni les fossettes de tes joues. Aucun parfum n’est aussi pur que le tien, aucune démarche aussi innocente. […] Soumets-toi à moi et je me convertirai à l’Islam avec ton aide » […] La nouvelle se répandit dans Misr parmi toutes les dames qui s’écrièrent : « Zulaykha aime un des adolescents ! » Zulaykha invite alors l’épouse du ministre du Souverain, l’épouse de son chancelier, l’épouse de son vicaire et l’épouse de son trésorier. À chacune elle présente un citrus et un couteau et leur dit : « Jurez-moi toutes que si Joseph venait à vous et vous le demandait, vous lui donneriez chacune une part de citrus… » […] Il ressemblait à l’astre lunaire dans sa nuit de plénitude. Quand les femmes le virent, elles se troublèrent et perdirent la raison à la vue de sa beauté. « Ce n’est pas un être humain, on dirait un ange par son essence ! » Elles ressentirent un tel trouble qu’elles se tailladèrent les mains…
Le récit d’Ibn CIsa Ahmad, inspiré de l’histoire de Joseph, et étudié par Faïka Croisier*, est écrit à la fin du règne de Soliman le Magnifique, Soliman le Législateur. L’empire ottoman est à son apogée (agrandir la carte) et Soliman, tout en étant lié à l’Islam et à la loi suprême de la Charia, promulgue des lois pour soulager le sort des rayas, serfs chrétiens, et le sort des réfugiés juifs qui fuient l’Espagne et l’Europe centrale. En résumé, en ce temps-là, le vaste empire ottoman est une terre d’accueil pour les trois religions monothéistes, et l’Égypte en particulier est une province d’abondance et de bénédictions… Eh oui… !
Ce qui transparaît dans la narration d’Ibn CIsa Ahmad.
* « L’histoire de Joseph, d’après un manuscrit oriental », un ouvrage de Faïka Croisier aux Éditions Labor & Fides, Arabiyya 10, avec la préface du Professeur Robert Martin-Achard, 1989.
Joseph dans son récit est tout de suite apprécié par son maître égyptien Al-CAzïz qui est tenté de l’adopter.
L’auteur, au XVIe s., est l’héritier d’une succession de narrateurs, dans une tradition orale et écrite qui ne s’appauvrit pas. Dans sa culture, il est normal d’en apprendre autant des commentateurs des histoires que des récits eux-mêmes…
Et il a une intention, tout comme nous-mêmes nous désirons porter, transmettre et/ou recevoir un enseignement lorsque nous partageons un récit biblique. Dans la version étudiée ici, le narrateur musulman met l’accent sur l’homme éprouvé mais triomphant des difficultés au moyen de la foi, et sur l’accomplissement de la volonté de Dieu le Tout Puissant et Miséricordieux. Qu’est-il dit là que nous ne puissions partager ?
Le narrateur place aussi le lecteur devant un choix : qui doit gouverner nos vies ? Est-ce Joseph, un homme exemplaire ? Est-ce Pharaon (ou le Sultan, ou n’importe quel homme politique, fut-il « religieux »), qui utilise l’homme exemplaire comme prétexte pour assoir son gouvernement ? Ou est-ce Dieu, auquel tout homme peut s’abandonner avec confiance en toute circonstance ?
Dans son (long) récit de l’histoire de Joseph, Ibn CIsa Ahmad aménage régulièrement des pauses dans lesquelles il invite les auditeurs à la prière : « Nous reprendrons le récit lorsque tous ceux ici présents auront prié pour le Pur. »
Nous avons déjà beaucoup de travail, comme moniteurs et catéchètes, à témoigner de notre foi chrétienne sur base de la Bible que nous connaissons (un peu). Peut-être à certains moments, pourrons-nous lire certains textes dans le Coran, juste pour voir… Peut-être aurons-nous l’occasion d’entrer dans un groupe de dialogue interreligieux ? Peut-être pourrons-nous nous pencher sur l’Histoire, celle du passé qui précède notre actualité et qui bien souvent nous éclaire sur le présent ?
En tant que témoins et enseignants, dans le contexte actuel, il est de notre difficile responsabilité de partager la foi en Dieu sans prétendre aveuglément en avoir le monopole… Partager sa Parole, sans en avoir le monopole… C’est un point important de notre mission, et un défi vis-à-vis des enfants avec lesquels nous souhaitons partager notre identité chrétienne, dans le contexte européen d’aujourd’hui.
« A présent, nous ne voyons qu’une image confuse, pareille à celle d’un vieux miroir ; mais alors, nous verrons face à face. A présent, je ne connais qu’incomplètement ; mais alors, je connaîtrai Dieu complètement, comme lui-même me connaît. Maintenant, ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour ; mais la plus grande des trois est l’amour. » 1 Cor 13.12-13
« Pas de monopole » : voilà ce que nous dit l’apôtre Paul, voilà ce que nous dit aussi le beau Joseph !
Crédits Marie-Pierre TONNON