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La double fin de la saga de Joseph

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La fin d’une saga pleine de rebondissements, Genèse 50. 15 à 21

La genèse se  termine par une saga pleine de rebondissements narrant les aventures de Joseph. Derrière cette histoire dont l’origine est très ancienne se cache un message existentiel fondamental : Dieu peut transformer le mal en bien. L’humain peut participer à cette transformation en sachant pardonner le mal commis. Le cycle de Joseph est sans doute l’ensemble le mieux adapté à une approche narrative de l’Ancien Testament.

1. Introduction au cycle de Joseph
Pour bien différencier les analyses historique et littéraire de la Bible.

2. La fin de la saga de Joseph
Pour voir comment l’art de la répétition met en valeur le message essentiel.

3. Résumé de la saga de Joseph
Pour situer le texte dans l’ensemble de l’œuvre.

4. La fiction : porteuse de vérité
Pour distinguer une vérité existentielle d’une simple vérité historique.

5. Une bibliographie
Pour aller plus loin dans la compréhension du cycle de Joseph, de la Genèse et du pentateuque.

1. Introduction à la saga de Joseph


Pour bien différencier les analyses historique et littéraire de la Bible.

Commençons par l’analyse historique. Les historiens peuvent reconstituer trois étapes dans la constitution du roman de Joseph. Sa création proprement dite, remonte sans doute à la période orale, et nous est inconnue. Ensuite les savants peuvent identifier deux traditions écrites.

L’une s’est constituée vers le XIe siècle avant l’ère chrétienne, sans doute à la cour des rois David ou SalomonIls règnent sur un territoire correspondant à la Palestine actuelle, avec Jérusalem pour capitale. Ce royaume éclate après la mort de Salomon, en 933 avant l’ère chrétienne. Jérusalem reste la capitale du royaume du Sud.

L’autre, est rédigée un peu plus tard, dans le [royaume du Nord. Samarie devient la capitale du royaume du Nord après la mort de Salomon, en 933 avant l´ère chrétienne et une tradition littéraire indépendante de Jérusalem s´y développe.

Ces deux récits sont fusionnés par la suite et, vers les VIe-Ve siècles avant l’ère chrétienne, ils acquièrent une forme proche de celle que nous connaissons actuellement.

a. Un lien entre les patriarches et Moïse

Ce récit romanesque explique les raisons pour lesquelles des Hébreux se trouvaient en Egypte à l’époque de Moïse. En effet, la Genèse commence par les récits symboliques sur l’origine du monde (Chapitres 1 à 11), puis par l’histoire des patriarches (Abraham, Isaac et Jacob). Le récit de l’Exode débute lorsque le peuple est esclave en Egypte. Le roman de Joseph, clôturant la Genèse, permet de faire la liaison entre les patriarches et Moïse.

Ainsi l’analyse historique reconstitue les étapes de la création du récit et  les raisons pour lesquelles il a été retenu et inséré à cet endroit.

b. Dieu change le mal en bien

L’étude littéraire, quant à elle, permet de comprendre le message central du livre, tel qu’il peut encore parler à nos contemporains. Les derniers versets du roman en donnent, en effet, la clef théologique : « Dieu peut changer le mal en bien ». Au delà de la réalité historique, le roman exprime cette vérité philosophique à caractère universel. Son intrigue se déroule depuis le complot des frères, jusqu’au pardon final. Des épisodes dramatiques tiennent l’attention en suspens. Ils culminent dans la grande scène où Joseph se fait connaître (Gen. 45). Toutes ces péripéties concourent à énoncer un message essentiel : grâce à Dieu, les (més)aventures humaines suscitent un mûrissement progressif des protagonistes, permettant au bien de triompher du mal, après un long processus d’évolution.

c. Une épreuve qui ouvre les yeux

Au début du roman (Gen. 37.5 à 8) Joseph excite la jalousie de ses frères. Il leur annonce les avoir vu dans un rêve où ils s’inclinaient devant lui. Joseph n’a que dix-sept ans et sans doute avait-il effectivement ce désir de les dominer. Son rêve se réalise vingt deux ans plus tard, mais pour Joseph, cela n’a plus d’importance. Sa vie n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était deux décennies plus tôt, lorsqu’il vivait dans sa famille. Il pardonne à  ses frères car il ne désire plus la prééminence sur la fratrie, mais l’harmonie dans la famille. Les frères, quand à eux, comprennent la gravité de leur méfait. L’épreuve qu’ils ont subie leur a ouvert les yeux. Tous les personnages sont donc transformés. Les épreuves et les multiples rebondissements ont servi le dessin de Dieu : permettre aux personnages d’évoluer vers une meilleure vision de la vie.

 

2. La double fin

(Genèse 50.15 à 21)
Pour voir comment l’art de la répétition met en valeur le message essentiel.

Nous utilisons la traduction de la T.O.B. Edition intégrale, Ancien Testament, Les Editions du Cerf, Les Bergers et les Mages, Paris, 1979, Traduction Œcuménique de la Bible Elle rend bien la double fin. Certaines traductions atténuent en effet le doublon ne respectant pas ainsi la structure littéraire du texte.

Voyant que leur père était mort, les frères de Joseph se dirent : « Si Joseph allait nous  traiter en ennemis et nous rendre tout le mal que nous lui avons causé. » Ils demandèrent à Joseph : « Ton père a donné cet ordre avant sa mort : Vous parlerez ainsi à Joseph : ‘De grâce pardonne le forfait et la faute de tes frères. Certes, ils t’on causé bien du mal mais, de grâce, pardonne maintenant le forfait des serviteurs du Dieu de ton père’ ». Quand ils lui parlèrent ainsi, Joseph pleura.Ils ponctuent les moments importants du roman : lors de la première rencontre en Egypte (42.24), lorsqu’il revoit Benjamin (43.30) et lorsqu’il se fait reconnaître à ses frères (45.2).

Ici les frères invoquent l’autorité de leur père pour demander pardon. Ils reprennent le discours de Juda du chapitre 44, où il avait pris conscience du mal commis en privant le père de son fils Joseph. La demande de pardon est liée à la compréhension de l’ampleur du préjudice commis.

Transformer le mal en bien

Alors que les frères se sont déjà entretenus avec Joseph le rédacteur indique qu’ils vont le voir. Certains estiment que le rédacteur final n’a pas su harmoniser les deux récits par maladresse. D’autres pensent qu’il a voulu respecter les deux traditions (voir Le roman de Joseph) et les reproduire tel quel. Les exégètes pratiquant l’étude littéraire préfère voir dans cette juxtaposition un message du rédacteur : les humains et les faits sont complexes et souvent ambigus. Tout personnage possède une profondeur empêchant d’anticiper « à coup sûr » ses réactions. Tout événement peut être interprété de plusieurs manières. Il ne peut, ni ne doit y avoir d’explication unilatérale des destinées humaines.

Ses frères allèrent d’eux-mêmes se jeter devant lui et dirent : « Nous voici tes esclaves ! » Joseph leur répondit « : «  Ne craignez point. Suis-je en effet à la place de Dieu ? Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien : conserver la vie à un peuple nombreux comme cela se réalise aujourd’hui. Désormais, ne craignez pas, je pourvoirai à votre subsistance et à celle de vos enfants. » Il les réconforta et leur parla cœur à cœur.

Ce passage reprend le discours de Joseph du chapitre 45, versets 4 à 8. Les répétitions constituent un procédé littéraire très important dans la littérature biblique. Souvent de légères différences sont voulues par le rédacteur. Les détecter permet de mieux saisir le projet de l’écrivain.Ici Joseph indique la réalisation de la prévision faite en 45.7 (permettre à beaucoup d’entre vous d’en réchapper). Nuance importante : ce « beaucoup d’entre vous » est devenu « conserver la vie d’un peuple nombreux ». »  Il rappelle le message déjà exprimé au chapitre 45. Dieu transforme le mal en bien. Sans le mal commis contre Joseph, ce dernier n’aurait pas pu faire carrière en Egypte, et permettre finalement, à sa famille d’échapper à la famine. Au verset 19 Joseph dit clairement qu’il interprète les faits comme relevant de la volonté de Dieu. Dans le discours du chapitre 45 il avait précisé « ne soyez pas tourmentés de m’avoir vendu ici, car c’est Dieu qui m’y a envoyé avant vous pour vous conserver la vie » (45.5). Ainsi Joseph pardonne totalement à ses frères en leur ôtant toute responsabilité dans le forfait commis jadis. Au contraire, ils agissaient pour le bien de tous !

Ce roman veux montrer comment Dieu peut changer un mal en bien, mais cette transformation n’est possible que grâce à la repentance et au pardon.

3. L’histoire de Joseph

Pour situer le texte dans l’ensemble de l’œuvre.

Chapitre 37
Versets l à 11 : Joseph fait deux songes qui lui annoncent son futur règne. Ses frères sont jaloux.
v.12-36 : Ses frères se vengent en le jetant dans une fosse; il est récupéré par une caravane, emmené en Egypte, vendu comme esclave à Potiphar.
Chapitre 38
Récit avec Juda un des frères de Joseph et Tamar, veuve des fils de Juda.
Chapitre 39
v.1-6 : Joseph est élevé au rang de majordome.
v.7-20 : La femme de Potiphar accuse Joseph d’avoir voulu abuser d’elle. Joseph est emprisonné.
Chapitre 40
Joseph interprète les songes de l’échanson et du panetier emprisonnés avec lui. L’échanson, libéré, promet de défendre la cause de Joseph, mais Joseph reste en prison.
Chapitre 41
v.1-36 : Joseph est amené auprès de Pharaon afin qu’il interprète ses songes.
v.37-57 : Joseph est rétabli dans sa charge de majordome. La famine est gérée selon sa
proposition. Il se marie avec une égyptienne.
Chapitre 42
v.1-5 : Les israélites doivent venir se ravitailler en Egypte.
v.6-24 :Première rencontre entre Joseph et ses frères; il exige la venue de Benjamin en gardant Siméon en otage.
v.25-38 :Les frères reviennent en Canaan, trouvent l’argent dans les sacs; Jacob refuse de
laisser partir Benjamin.
Chapitre 43
v.1-15 : La famine s’aggrave; Jacob accepte le départ de Benjamin.
v.16-34 : Seconde rencontre: un repas est servi aux frères chez Joseph.
Chapitres 44 et 45
Benjamin est accusé de vol d’argenterie. Joseph se fait reconnaître. Demande de faire venir son père. Retour des frères en Canaan.
Chapitres 46 et 47
Retrouvailles familiales. Avec l’accord de Pharaon, le clan s’installe dans la région de Goshen.

  La victoire contre le serpent

La fin du roman de Joseph expose la victoire contre le serpent de Genèse 3. Dieu avait annoncé que les descendants d’Eve écraseront la tête du serpent (Gen. 3.15). C’est chose faite lorsque Jacob annonce à ses frères que Dieu a transformé le mal en bien (Gen 50.20). A l’origine le serpent tourne le bien en mal. Lorsqu’il apparaît (Gen. 3.1) il utilise la parole de vie de Dieu (Gen. 2.16 et 17) pour écarter l’humain de la vie en l’amenant à se plier à la logique « animale » de l’envie et de la convoitise.]}Selon André WENIN : « Lire la Genèse comme un récit. Quelques clefs. « , dans : Daniel MARGUERAT (sous la direction de), Quand la Bible se raconte, Editions du Cerf, Paris, 2003, page 46. » }La fin de la Genèse montre comment Joseph parvient à maîtriser la part d’animalité tapie aux profondeur de l’humanité en rendant le bien pour le mal, au lieu de rendre le mal pour le mal. C’est l’interprétation centrale de la genèse proposée par André WENIN. Renoncer à la maîtrise de tout, consentir aux limites, tel semble bien être, dans la genèse, la voie  de ceux que Dieu élit pour être porteurs de sa bénédiction.André WENIN : « Lire la Genèse comme un récit… », page 47. Il s’agit de l’anti-dote du poison du désir de « tout savoir », décrit dans Genèse 2.17, où « le fruit défendu » c’est celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Le roman présente une intrigue qui se déroule depuis le complot des frères, jusqu’au pardon final, et des épisodes dramatiques qui tiennent l’attention en suspens et culminent dans la grande scène où Joseph se fait connaître (Gen. 45). Il présente une analogie avec les sagas islandaises où un héros jalousé par ses frères doit s’exiler, réussit dans son pays d’adoption et revient riche pour devenir le bienfaiteur de ceux qui l’avaient rejeté. »Culture Biblique, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, page 124. »

Nous apprenons par la fiction.

 

4. La fiction porteuse de vérité

Pour distinguer une vérité existentielle d’une simple vérité historique.
Une vérité historique n’a d’intérêt que si elle devient une vérité existentielle.
Une vérité historique relate des faits. La vie de nomades sémites au second millénaire avant l’ère chrétienne ressemblait sans nul doute à ce qui est décrit dans le roman de Joseph. Mais la vie « historique » de Joseph n’a en soit guère d’intérêt. Des milliers d’hommes et de femmes ont vécu à cette époque toutes sortes d’aventures sans doute passionnantes. Mais la Bible est un témoignage de foi. Les faits bruts doivent s’effacer car c’est leur sens pour la foi qui doit être mis en valeur. De ce point de vue, seule la fiction peut donner à des faits une valeur universelle. En effet toute vie concrète est trop datée dans l’espace et dans le temps pour acquérir une valeur universelle. Seule la fiction peut rendre compte de vérités aussi complexes que la relation entre Dieu et les humains.

C’est ce qu’exprime avec brio Robert ALTER »L’art du récit biblique, Traduit de langlais par Paul LEBEAU et Jean Pierre SONNET, Editons Lessius, Collection : Le livre et le rouleau, Bruxelles, 1999, 265 pages. Nous reproduisons des extraits des pages 238 et 239.lorsqu’il écrit « La fiction sert de loupe à l’écrivain biblique ».

 

La fiction sert de loupe

« Que signifie exister lorsque l’existence est à ce point partagée ? Capable d’aimer son frère par intermittence, l’homme peut, davantage encore, le haïr ; il est à même d’éprouver du ressentiment, voire du mépris à l’égard de son père, mais aussi de lui témoigner le plus profond respect final ; d’osciller entre une ignorance désastreuse et une connaissance imparfaite ; d’affirmer farouchement sa liberté, mais aussi de se reconnaître inséré dans une trame d’événements qui est l’œuvre de Dieu ; d’apparaître extérieurement comme un « caractère » bien défini, et d’être agité intérieurement par des courants tourbillonnants de cupidité, d’ambition, de jalousie, de lascivité, de piété, de courage, de compassion, et de combien d’autres choses encore. La fiction sert de loupe à l’écrivain biblique, elle lui permet de percevoir et de faire percevoir de manière plus nette les paradoxes sans fond de la condition créée de l’homme.

 

Penser la réalité humaine

Ceci explique pourquoi les anciens récits hébraïques nous donnent aujourd’hui encore une telle impression de vie, et pourquoi il vaut la peine d’apprendre à les lire en tant qu’œuvres d’art littéraire. Ce fut un défi de penser la réalité humaine à la lumière, radicalement nouvelle, de la révélation monothéiste. L’imagination fictionnelle en disposant d’une gamme étendue de procédés narratifs, soulignant tantôt la complexité des choses et tantôt leur unité, a ouvert une voie en ce sens, précieuse entre toutes. En recourant à la fiction, en effet, les auteurs de la Bible ont légué à notre tradition culturelle un lieu indépassable d’intelligence des voies de l’esprit humain. Et c’est en nous efforçant de mieux comprendre la singularité de l’art de ces auteurs que nous parviendrons à mieux entrer dans celle de leur vision.

Sur la question de la vérité de la fiction dans un document pédagogique, voir Sophie ZENZ-AMEDRO, Jonas, un conte philosophique et humoristique, Paris, SED, 2002, Dossier du catéchète et livre catéchumène.

 

5. Une bibliographie
Pour aller plus loin dans la compréhension du cycle de Joseph, de la Genèse et du pentateuque.

Etude historique :
En bref : Bernard GILLIERON, La Bible n’est pas tombée du ciel, l’étonnante histoire de sa naissance, Editions du Moulin, Aubonne, 1988, pages 17 à 38 ; Daniel BACH, L’Ancien Testament dans tous ses états, Editions du Moulin, Poliez-le-Grand, 1997, pages 20 à 23.
Plus copieux : Henri CAZELLES (sous la direction de), Introduction à la Bible, édition nouvelle, Tome II, Introduction critique à l’Ancien Testament, Desclée, Paris, 1973. Cette étude présente une analyse historique de la Genèse pages 177 à 204 pour le récit du XIè siècle, pages 206 à 215 pour le récit du Royaume du nord et pages 223 à 237 pour la forme actuelle. Pour la chronologie de l’histoire biblique il suffit de se reporter au tableau figurant à la fin du tome 1 de la Traduction Œcuménique de la Bible, édition intégrale, Editions du Cerf et Edition Les bergers et les mages, Paris, 1975,  .

Etude littéraire
Olivier MILLET et Philippe de ROBERT, Culture Biblique, Presses Universitaires de France, Paris, 2001. Les auteurs présentent le cycle de Joseph comme un « récit romanesque » et le comparent aux sagas, page 124 et 125.
A notre connaissance il n’existe pas actuellement d’étude littéraire du roman de Joseph. L’étude littéraire de la Bible ne se développe en effet que depuis une vingtaine d’années. Seul Robert ALTER, propose une lecture attentive du chapitre 42 de notre roman, L’art du récit biblique, Traduit de l’anglais par Paul LEBEAU et Jean Pierre SONNET, Editons Lessius, Collection : Le livre et le rouleau, Bruxelles, 1999,pages 216 à 239.
La dernière publication en langue française reprenant l’ensemble des recherches sur l’étude littéraire de la Bible a été dirigée par Daniel MARGUERAT, La Bible en récits, l’exégèse biblique à l’heure du lecteur, Labor et Fides, Genève, 2003. L’introduction de MARGUERAT présente bien l’état de la réflexion sur cette nouvelle façon de lire la Bible (pages 15 à 40).
Pour débuter dans cette forme d’étude de la Bible utiliser : Daniel MARGUERAT et Yvan BOURQUIN, Pour lire les récits bibliques, Les éditions du Cerf, Labor et Fides,  Novalis, Paris, Genève, Montréal, 1998, 240 pages.

Crédit : Claude DEMISSY, Service de la catéchèse de l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Lorraine, 2006.