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Les repas dans la Bible

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Les récits bibliques s’ouvrent dans un jardin rempli d’arbres « d’aspect attrayant et bons à manger » (Genèse 2, 9) et se concluent sur la vision d’une ville descendant du ciel avec, au cœur de cette cité, un arbre de vie produisant douze récoltes par an et donnant son fruit chaque mois (Apocalypse 22, 2).

On mange beaucoup tout au long de la Bible et les repas sont souvent le théâtre d’actions décisives, le lieu où il se passe quelque chose d’essentiel.
On y mange rarement seul et même lorsque c’est le cas, c’est souvent le prélude à une rencontre (comme Élie ravitaillé par les corbeaux avant d’aller rencontrer la veuve de Sarepta : 1 Rois 17) ou à un changement dans les relations (comme David qui rompt son jeûne après la mort de son premier enfant, acceptant la décision du Seigneur).

Le repas est le lieu du quotidien, où la vie passe, tourne, surgit avec toutes ses contradictions. II marque des séparations (le dernier repas de Jésus avec ses disciples : Jean 13) comme des retrouvailles (celles de Joseph avec ses frères : Genèse 43,15-34, celles du fils retrouvé par son père : Luc 15, celles des disciples d’Emmaüs avec Jésus ressuscité: Luc 24, ou des onze avec Jésus en Mc 16), même si ces retrouvailles ne sont parfois qu’éphémères.

Lieu de rencontre, de proximité, d’accueil, d’hospitalité (comme Abraham qui reçoit les visiteurs à Mamré en Genèse 18, ou Abigaïl voulant effacer la colère de David à qui son mari refuse l’hospitalité en 1 Samuel 25 ou le père de la concubine du lévite retenant plusieurs jours le couple chez lui en Juges 19), il peut devenir lieu de concurrence et de rivalité (Qui a la bonne place de Marthe ou de Marie en Luc 10, 38-42 ?, qui réussira de Jacob ou d’Ésaü à faire manger un plat de gibier comme il l’aime à leur père en Genèse 27 ? et peut-être aussi qui de son père ou de son mari réussira à garder la concubine de Juges 19 ?).

Dans la Bible aussi, les repas de famille sont parfois des lieux redoutables !

Le repas est aussi un lieu d’intrigue, où les rôles secrets sont dévoilés, les jeux de pouvoir et les manigances dénoncés (comme dans le festin où Haman révèle son vrai visage devant le roi et Esther en Esther 7, ou comme l’annonce de la trahison de Judas durant le dernier repas de Jésus avec les disciples). II y a des façons de boire et de manger qui sont l’image de l’irresponsabilité devant Dieu comme dans la parabole du riche et de Lazare (Luc 16,19-31) ou dans celle du riche insensé (Luc 12,19).

Le repas peut être lieu de dévoilement de l’injustice (comme en 1 Corinthiens 11,20-22 où le repas révèle l’absence de souci des riches pour ceux qui ont faim, où en Actes 6,1 où c’est le problème du repas des veuves qui fait émerger le conflit entre hébreux et héllénistes) ; scène de jugement (pour Haman en Esther 7, pour Nabal, le mari d’Abigaïl en 1 Samuel 25,36-38), il peut être aussi lieu de remise à égalité (Jésus mange chez des exclus comme dans la maison de Simon le lépreux (Matthieu 26), ou se fait inviter chez les collecteurs d’impôts comme Zachée (Luc 19).

Mettre en scène des repas permet de poser des questions sur qui invite et est invité, qui ouvre et ferme les portes des maisons (en particulier chez Luc, l’image du repas partagé au centre de la maison est très importante), qui contrôle les normes de pureté.

II est d’ailleurs intéressant de noter que c’est un moment où apparaissent souvent des femmes, marginalisées à différents points de vue et prenant des initiatives particulièrement courageuses, comme la femme au parfum de l’onction à Béthanie en Marc 14, ou Abigaïl allant à la rencontre de David fâché en 1 Samuel 25 avec de quoi faire un grand festin.

C’est également dans le récit de Jean 6 de la multiplication des pains qu’un enfant a un rôle actif ; c’est lui qui fournit les pains d’orge et les poissons qui seront distribués.

Le repas peut être un cadeau, signe de la grâce de Dieu, comme la manne au désert pour un peuple affamé (Exode 16) mais il peut aussi être une épreuve (la même manne qui lasse le peuple par sa fadeur ou suscite la convoitise de certains qui cherchent à l’amasser au-delà de leur besoin journalier en Exode 16 ou les cailles de Nombres 11 envoyées aux Israélites qui manifestent leur désir de viande et deviendront tellement abondantes qu’elles leur ressortiront par les narines…).

Ancrés dans le quotidien, apportant chaque fois une réponse fragile et partielle, culturellement située, à des questions essentielles comme celle de savoir si Dieu nourrit son peuple, les repas sont toujours à refaire, à recommencer. Un des exemples les plus frappants est l’abondance des récits de multiplication des pains, six au total dans les quatre évangiles, dont deux récits chez Marc et deux chez Matthieu. Pour ne reprendre que l’exemple de Marc, après une première multiplication des pains en Galilée en territoire juif (Marc 6,30-44) réalisée selon les coutumes juives, il semble nécessaire de recommencer d’une autre façon, en territoire païen (Marc 8,1-10) après avoir traversé le lac et discuté avec les pharisiens sur ce qui rend l’homme impur puis avec une femme syro-phénicienne sur le droit des petits chiens à manger les miettes des enfants (Marc 7).

On pourra noter aussi que d’après Marc, la stratégie de Jésus est de faire manger les foules après les avoir enseignées, alors que dans le récit de Jean 6, on mange d’abord, il parle plus tard.

Donc, qu’il soit repas familial ou de fraternité, sacrifice de communion, festin de couronnement, le repas permet de mettre à nu les appétits de tous ordres, les manques et les trop-pleins de chacun. Et comme le souligne l’Écclésiaste, une des caractéristiques de l’être humain, c’est d’avoir des activités et un estomac beaucoup trop petit, qui ne soit pas à la mesure de son appétit (Qo 6,7-9).

Lieu révélateur de la réalité, le repas est aussi le lieu du rêve, de l’utopie. L’image par excellence du royaume de Dieu, c’est un banquet, une table autour de laquelle tous sont invités au nom de nouvelles valeurs de réciprocité et de fraternité qui émiettent l’ordre social établi (c’était déjà un peu la proposition de la femme Syro-phénicienne à Jésus de manger les miettes du repas jetées aux chiens en Mt 15,21-28).

Beaucoup de visions prophétiques s’arrêtent sur un festin de la fin des temps comme Ésaïe 25,6-9, festin que l’on retrouve dans plusieurs paraboles du royaume des évangiles. Symbole de la vie, de l’abondance face aux difficultés des expériences humaines pour se procurer de la nourriture, cette image reprend une longue tradition orientale et pluriculturelle.

Mais le festin des dieux et les nourritures célestes réservées aux élus de l’immortalité se démocratisent. Mauvaise nouvelle pour ceux qui n’aiment pas passer des heures à table ! Mais n’oublions pas que d’autres traditions associent aussi manger et marcher, en particulier autour de la sortie d’Égypte et de la Pâque. Alors, mangeons, il en restera bien quelque chose !

Crédit : Corinne Lanoir, bibliste EPUdF, Point KT