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Moi, fille de la femme syro phénicienne

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Voici l’histoire de la syro phénicienne, appelée également la cananéenne, racontée d’un point de vue à la fois extrêmement proche et pourtant lointain, celui de sa fille, celle qui avait été possédée et malade. Narration d’Evelyne Schaller.

Je me présente : Je suis la fille de cette étrangère au peuple d’Israël, qu’on appelle la cananéenne ou parfois la syro phénicienne. Nous habitons dans ces parties frontalières au nord du pays d’Israël. Nous sommes à la fois proches et différents, par notre culture, notre religion. Mais les frontières restent floues et ce que vous appelez le téléphone arabe, marche relativement bien.

Ce pourquoi je vous parle, à vous qui vous situez peut être de l’autre coté de ma frontière, ou tout simplement de l’autre coté d’une tout autre frontière. Je suis souffrante depuis des années, agitée par de terribles convulsions. Ma mère me soulage avec des compresses fraiches auxquelles elle ajoute diverses plantes. Nous avons déjà cherché l’un ou l’autre guérisseur mais rien n’y fait. Mais comme les rumeurs passent souvent bien mieux que tout le reste, nous avons entendu parler de lui. Et c’est sur lui, le Rabbi Jésus, que s’est porté notre attention ces dernières semaines.

Certains de nos amis nous disaient qu’il enseignait dans des régions proches de la frontière. Et puis c’est arrivé ! Brusquement. Un petit écart, un pas au dessus du trait, au dessus de la limite imposée et ce qui paraissait jusqu’alors impossible, s’est produit. Je ne parle pas seulement de ma guérison mais de tous ces passages de différentes frontières qui se sont faits à ce moment là.

Le récit de ma guérison se situe exactement entre les deux miracles de multiplication des pains et ce n’est pas un hasard ! Il s’agit, du début jusqu’à la fin d’une histoire de pain et de ses miettes ! A la première de ces multiplications, souvenez-vous en, il restait douze paniers de miettes. Douze ! Les douze tribus d’Israël ! A la deuxième multiplication, on ramassa sept corbeilles de restes de pain : sept ! C’est le symbole des sept ethnies païennes.

Certains disent que la rencontre entre Jésus et ma mère, la cananéenne, y est pour quelque chose, dans cette ouverture de la Parole de Dieu aux païens, ce passage du pain pour les juifs au pain pour les nations… Mais ces thèses, ou ces hypothèses me dépassent…

Bien sûr, je n’étais pas présente lors de cette rencontre entre ma mère et ce rabbi, mais j’étais là, malgré tout. Oui : car je savais qu’elle était allée le voir, afin de l’implorer pour ma guérison. Nous avions tant entendu parler de lui et nous étions persuadées, toutes les deux, qu’il pourrait m’aider, à condition qu’il le veuille bien !

De ce fait, je suis donc le détonateur de cette rencontre et peut être de tout son enchainement des faits. Pour parler en image, je suis celle qui a provoquée l’étincelle. Lorsque cette rencontre eut lieu, j’étais chez moi, dans ma petite chambre fraiche grâce à la pénombre qu’un petit rideau préservait, alitée sur mon lit, mais terriblement impatiente. Et, bien que secouée de temps en temps par mes convulsions habituelles, ma conscience, mon  « intérieur », oui, mon âme, était extrêmement calme, entièrement concentrée sur ce rabbi et sa force de guérison. Je souhaitais de tout cœur, de toute mon âme, de toute ma force, que ma mère posa en ce jour sa dernière demande pour moi : je voulais enfin la voir libérée de cette charge que j’étais, pour enfin m’assumer toute seule. Oui, m’assumer !

Vous le savez sans doute aussi bien que moi : ma mère, comme beaucoup de femmes seules, devait travailler péniblement. Ici et là quémander un peu de travail, un peu de justice, un peu d’argent, un peu d’aide ; glaner ainsi, à gauche, à droite quelques miettes de tout cela. Son salaire était semblable à ces miettes de pain qui tombent de la table des bien pourvus. Cela nous suffisait pour survivre, certes. Mais qu’est ce qui est réellement nécessaire pour vivre en dignité : de la considération, de l’attention, ce regard du cœur de l’autre vers toi pour que tu puisses te respecter toi-même et te regarder avec considération.

Cette vie digne, ma mère ne pouvait pas la gagner, ni la quémander, ni la recevoir ! Elle quémandait des miettes, et j’en étais la cause et la raison  !  Quémander… c’est en fait de cette manière si habituelle, et dont elle usait jour après jour, que ma mère a abordé le Rabbi. Elle l’a même harcelé, en le poursuivant de ses cris et de ses supplications. Un regard de sa part ? Un geste de pitié ? Non ! Même de sa part, elle n’a récolté que les réactions habituelles : de l’ignorance et des propos peu engageants. Bien sûr, ma mère s’en est trouvée blessée ! Elle avait tant espéré que lui, ne réagirait pas comme tous ces autres, méprisants ou indifférents. On en avait si souvent parlé ensemble, après les rumeurs que nous entendions sur ce Rabbi appelé Jésus. Aussi, cette attitude si inattendue aurait pu la faire vaciller, la faire glisser un peu plus vers le désespoir, en somme il était un peu notre dernière chance. Mais elle n’a pas glissé, elle a tenu bon, elle s’est accrochée de toutes ses forces, de toute la ténacité dont elle est capable, ma mère.

La femme syro phénicienne (Les Très Riches Heures du Duc de Berry, environ 1410)

Car elle savait exactement ce qu’elle voulait et de qui elle pouvait encore l’espérer. C’est peut être là que le miracle a commencé à se produire. Son opiniâtreté, sa ténacité souvent si agaçante a déclenché quelque chose de quasi mystérieux, un retournement total de la situation. Alors, devant l’interdiction qui lui est faite de demander le pain, à celle qui n’était que ventre affamé, elle tente sa dernière chance, elle accepte sa vie, sa quête, son quotidien : demander les miettes !

Et c’est ce qu’elle ose, presque impertinente. Et la rencontre se fait ; ce n’est plus un dialogue de sourd, ni d’étrangers. Elle le rejoint dans son sens des paraboles, dans sa manière à lui de se saisir d’images. Elle lui rappelle peut être ce qui vient de se passer, cette multiplication des pains où il reste tant de miettes à distribuer ! Alors il se laisse contaminer par sa manière à elle de dépasser les frontières, de demander au-delà de ce qui lui revient. Il entend son cri, son droit au salut. Car ce qu’il a à donner n’est pas une maigre mesure, mais une mesure débordante, et que les miettes sont autant de multiplications de pains pour le salut de tous.

Et elle a compris, avec fierté, ce qui venait de se passer pour lui, et par lui, pour elle et pour moi. Pour la première fois de sa vie, elle a senti ce que cela peut signifier lorsqu’une espérance, lorsqu’une demande, lorsqu’une prière est exaucé ! Et pas seulement par des vaines promesses dégradantes, humiliantes, ou par une facile aumône, car elle venait d’obtenir exactement ce qu’elle demandait : la miette qui serait ma guérison, qui allait opérer en même temps la sienne.

Je l’ai sentie de suite : le calme intérieur que j’avis su garder au cours de cette rencontre à commencer à se répandre au-delà de mon âme et de mes pensées, d’abord dans mon ventre et puis dans mes membres, les bras, les jambes. J’attendais une convulsion. D’abord je l’ai encore sentie germer en moi, me menacer de l’explosion puis du vide qu’elle provoque après son passage. Mais c’était comme une bulle d’air qui monte à la surface puis éclate sans rien produire ou pas grand-chose. Une deuxième puis une troisième alerte ont suivies ; mais mon âme est restée si tranquille, si paisible, que j’ai senti au fond de mon être la rencontre qui venait de se passer.

Quelque temps après, elle est rentrée, ma mère. Vous l’auriez aimée, si rayonnante de joie, de force et d’espérance. Elle aussi a compris en me voyant, avec le même sourire, la même force d’espoir dans mes yeux : c’était fini, j’étais guérie ! Il y aurait de quoi manger et de quoi boire, de quoi vivre et de quoi rire. Les miettes étaient le pain de l’abondance pour notre vie.

Et il y a plus encore : ce qui m’a vraiment sauvé, c’est de comprendre qu’il n’y a rien de repoussant, rien d’impudique dans le fait d’exprimer ses besoins les plus vitaux, et les plus secrets. Il faut les crier, les dire, les exprimer haut et forts ; il faut oser dire sa souffrance. Bien sûr, cela nécessite du courage, car montrer ses plaies cela rend encore plus vulnérables, mais c’est la seule chance d’obtenir ce qui nous est vraiment nécessaire : le pain pour la vie, une vie digne d’être vécue.

Et que Jésus ait compris, à travers ce dont j’avais besoin pour vivre, par les cris de ma mère, combien large était le royaume de Dieu et son salut offert à tous, cela me donne le courage nécessaire et même la mission de crier mes besoins, à mes frères et à mes sœurs ; de leur donner ainsi une chance de dépasser leurs propres frontières et d’ouvrir leurs cœurs, leurs mains et leurs prières au monde.

Évelyne Schaller,
réécriture à partir d’une approche biblique de Marc 7 versets 24 à 30
Utilisé lors d’une Journée Mondiale de Prière,