Point KT

Fêtons Noël: Le jeu symbolique de Noël

image_pdfimage_print

Image

 » Il est impossible de reconnaître Dieu sans dommage, ni par ton imagination et par tes spéculations, sinon en te tenant à sa crèche. Si tu suis le chemin inverse, si tu commences à réfléchir sur sa divinité, à la manière dont elle gouverne le monde, à la façon dont elle a détruit Sodome et Gomorrhe, si tu cherches à savoir si elle a prédestiné ou non tel ou tel homme, tu te casseras aussitôt le cou et tu tomberas du ciel comme l’esprit malin. Mon cher n’escalade pas le ciel ! Va d’abord à Bethléem !  » Martin Luther

LE JEU SYMBOLIQUE DE NOËL

La fête de Noël, telle qu’elle apparaît dans les pratiques sociales, représente une étroite combinaison du mystère, de la légende et du merveilleux. Nulle autre fête ne donne lieu à un imaginaire aussi développé. Nulle ne témoigne d’une imbrication aussi subtile des plans et des thèmes. Le souvenir, la fiction, la féerie y semblent inextricablement mêlés. C’est cet enchevêtrement qui fait question pour la communauté chrétienne et l’interroge sur la rectitude de sa célébration.

Une réflexion sur la célébration de Noël ne saurait négliger l’apport de l’analyse sociologique. En ce domaine, l’intérêt de l’enquête que F.A. Isambert  a consacrée aux fêtes de fin d’année mérite d’être souligné : cette brève note n’a d’autre but que de marquer la richesse de cette interprétation du Noël vécu, en reprenant quelques-uns des thèmes majeurs de cette recherche.

Noël et Nouvel An : deux fêtes complémentaires ?

Le calendrier rapproche Noël et le jour de l’an, « fêtes à la fois antithétiques et jumelles ». Le Nouvel An ne serait-il qu’un doublet profane de Noël, un écho appauvri, parce que privé de toute l’enveloppe mythique qui auréole la fête religieuse ? Au plan des comportements, les deux fêtes paraissent en écho (même importance de la veillée, du repas, parallélisme des cadeaux et des étrennes, etc.) mais, au plan des représentations, elles s’opposent comme un jeu de miroirs : à l’intériorité toute familiale de Noël, centrée sur l’enfant, répond l’exubérance extravertie du Nouvel An, fête d’adultes vécue entre amis, scellant un renouvellement des relations sociales. Plus encore que cette symétrie inversée, ce qui articule les deux fêtes, c’est une certaine manière de rythmer un passage en un cérémonial de transition. Tout se passe en effet dans le calendrier français, et la culture qu’il traduit, comme si à chaque fête religieuse devait correspondre une fête profane, et comme si la profusion de la fête ne pouvait se vivre que dans ce fractionnement de la festivité. Au resserrement domestique et à l’intériorisation de Noël fait pendant l’extériorisation bruyante du Nouvel An, qui n’est pas sans rapport avec une certaine conjuration de l’angoisse, liée à la fuite du temps et à l’inconnu de l’avenir. Les deux fêtes scandent ainsi la continuité/discontinuité du temps au travers du schéma fin/recommencement. Ce n’est pas seulement que face à la rupture du calendrier, la continuité de la vie familiale et des liens sociaux est réaffirmée symboliquement. C’est aussi que le contraste de Noël – suspension du quotidien, retour sur soi-même -et du Nouvel An – sortie vers les autres, renforcement des liens sociaux – dessine en lui-même un schéma dynamique homologue à la succession fin/ recommencement.

Tous impliqués

L’un des paradoxes qui caractérise ces fêtes, c’est qu’elles s’affichent publiquement pour se passer en privée . « Chacun » est le sujet de la fête : ni l’individu, ni la collectivité dans son ensemble, mais chacun qui, dans l’intimité de la fête familiale, se sait participant d’une fête commune à toute société, voire de toute l’humanité. C’est la famille qui est le lieu privilégié, le « sujet médullaire » de la célébration. L’enfant va, pour la fête de Noël, y tenir une place singulière. La symbolique de la Nativité y incline ; le rituel de la fête domestique se déroulera, de manière privilégiée, au travers d’un rapport adultes/enfants.

Noël, « fête de l’enfant » ? ou « fête de l’enfance » ? Deux tendances peuvent être ici repérées :

– l’une va faire de l’enfant l’objet à proprement parler de la fête. C’est particulièrement sensible lorsque disparaît toute adhésion à un sens religieux de la fête, ou dans les classes économiquement inférieures. « On peut alors parler d’une autocélébration du foyer en la personne de l’enfant »  à la fois fêtant et fêté ;

– beaucoup plus fréquemment, l’enfant apparaît non l’objet mais « le médiateur » de la fête : occasion pour l’adulte de s’identifier à lui, de rejoindre ainsi quelque part sa propre enfance et ses Noëls d’enfance, en regardant la cérémonie avec les yeux émerveillés de l’enfant. L’identification à l’enfant revêt, pour F.A. Isambert, un rôle essentiel dans la structure de la fête. « En ce sens, Noël est fête de l’enfance, autant et peut-être plus que de l’enfant » .

Au centre, le cadeau

La ritualité de Noël peut s’interpréter comme la mise en scène du don du ciel. Le thème de la dépense, et d’une dépense sans calcul, sans mesure, n’y est pas étranger. Au coeur de la dépense, le cadeau, qui est l’acte « central de la fête » . Mais un cadeau marqué d’un certain anonymat – il n’est pas donné, mais déposé et trouvé -qui masque l’identité réelle du donateur, et renvoie à une origine mystérieuse, fictivement surnaturelle. « Le cadeau est alors plus que le cadeau, il est cette merveilleuse abondance gratuite exceptionnellement offerte » . Au travers de cette mise en scène du cadeau se donne en représentation une Générosité protectrice, qui étend ses largesses à chacun, « divinité d’une classe d’âge », à laquelle, certes, les adultes ne croient plus, mais feignent encore de croire en s’identifiant au regard émerveillé des enfants. Le Père Noël apparaît, dans cette perspective, comme le donateur légendaire, qui préserve cette origine céleste du cadeau et lui confère une « apparence féerique ». F.A. Isambert développe l’hypothèse de variations autour du thème du don, où la crèche joue un rôle majeur. La crèche est mise en relation du ciel et de la terre, équivalence du don et du contre don ; l’Enfant y apparaît à la fois donné et donnant. À partir de cette mise en scène initiale, et par toute une série de transformations successives, l’enfant de la famille va être substitué à l’Enfant Jésus, celui-ci devenant le Donateur, bientôt relayé dans ce rôle par le Père Noël ; enfin l’arbre, symbole d’abondance et lui-même figure des liens entre le ciel (l’étoile !) et la terre, peut prendre la place du Père Noël. Le symbolisme de l’arbre n’est donc pas sans lien avec celui de la crèche : la figuration a changé, mais la thématique centrale du don, et de sa source céleste, demeure.
Ainsi, dans cette théâtralité de Noël se combinent étroitement le jeu, le rêve et la croyance. « Tout est théâtral dans Noël, depuis le petit théâtre de la crèche jusqu’à l’apparition de l’arbre, toutes autres lumières éteintes… Le ciel étoilé pénètre dans la pièce où le sapin s’illumine ; l’intimité se concentre au pied de l’arbre de lumière, cependant que le plafond et les murs oubliés laissent s’échapper l’imagination aux extrémités du monde pacifié. Alors l’enfant prête ses yeux et le cadeau devient merveille, profusion inépuisable. Le rêve s’est fait chair » .

Noël, synthèse des contraires

A ce rituel domestique, orienté sur l’enfant, s’oppose la célébration liturgique, centrée sur l’incarnation, dévoilement de Dieu dans la faiblesse de l’homme Jésus. Deux systèmes de signification entrent ainsi en tension :

– l’un tourné vers le symbolisme familial, et le repli de chacun sur sa propre enfance ; intériorisation et intimisation de la fête;

– l’autre, enraciné dans la théologie de l’incarnation, critique à l’égard de tout le « folklore », porteur d’une dimension d’universalité, de présence aux hommes, d’une promesse de recréation des rapports humains en Christ. Les deux systèmes s’opposent, mais dans la pratique ils se combinent plus qu’ils ne s’excluent ; Le Noël vécu se situe dans cette bipolarité : entre l’intime et l’universel, entre le resserrement des liens du foyer et la transgression des barrières entre les hommes, entre le « redevenir comme un enfant » et la vision d’une humanité réconciliée. Noël, synthèse des contraires. Aux « rapports d’une société concurrentielle » se substitue, l’espace d’une nuit, l’image d’une pleine réconciliation, tant avec les autres qu’avec soi-même, qui atteint à l’universel. Noël se donne ainsi, dans l’imaginaire de la fête, comme une « eschatologie rêvée ».

Car cette synthèse des extrêmes ne peut se vivre que dans le cadre de la religion ou sur le mode du merveilleux. C’est pourquoi, surtout en l’absence d’un dépassement d’ordre religieux, l’assimilation à l’enfant joue un rôle si important, l’enfant étant la figure idéale qui médiatise les divers plans de la fête et qui autorise ce « faire comme si », ce jeu de la fiction.

Ainsi se comprend cette combinaison du mystère, de la légende et du merveilleux, propre à la fête de Noël. La tonalité mystique, liée à la référence religieuse, se conjugue avec la coloration esthétique qu’exhale l’enchantement de Noël. « Tout nous porte à penser, conclut de son enquête F.A. Isambert, que c’est par la voie du merveilleux que s’actualisent à Noël les autres degrés de la croyance qui, par là même, s’imprègnent de merveilleux » .

En dévoilant ce jeu subtil de la croyance, de la fiction et du rêve dans la représentation de Noël, l’apport du sociologue – auquel cette brève note voudrait renvoyer – ne manque pas de nous interroger dans notre souci d’interpréter aujourd’hui l’évangile.

Comment la célébration de Noël va-t-elle rencontrer et déjouer à la fois une religiosité aussi complexe ? Si la fête de Noël représente cet « univers onirique » , qu’est-ce que rendre compte dans ce contexte de l’événement « Emmanuel » ? À quelles conditions la prédication peut-elle éviter le piège de l’enchantement, d’une modulation religieuse de la fiction, pour attester non le rêve, mais la Parole faite chair ?

Source: Point KT 1987/4 – Gérard DELTEIL – Le jeu symbolique de Noël – Études Théologiques et Religieuses