De « pâte à modeler » à « modèles du croître et du croire pour les adultes »
Toutes formes de relation commencent par une rencontre singulière, unique. « Savoir rencontrer l’autre, c’est sans conteste le premier pas de toute humanité » (Cohen 2013). Dans le récit de Marc 10.13-16, l’expérience d’un « premier pas » constitutive de la socialisation primaire et déterminante dans l’éveil et la construction spirituels des enfants a bien failli être limitée. Le mot grec employé pour désigner les enfants suggère qu’ils auraient « moins de sept ans »[1] (Bailly 2000 : 1439). En rabrouant les enfants (v.13), les disciples reproduisaient les schémas culturels en vigueur à cette époque pour lesquels ceux-ci n’avaient pas de reconnaissance sociale véritable. Ils étaient traités comme « des pauvres », « des ‘hors-la-Loi’. […] et mis au rang des ‘exclus’, comme les malades, les femmes et les esclaves »[2] (Hervieux 2001 : 439 ; 440) ; ils n’étaient que des pâtes à modeler dans une logique de transmission et de discipline[3] (Gossin 2016 : 75). L’hypothèse selon laquelle ceux-ci pouvaient être considérés comme « encombrants », et qu’ils étaient silencés pendant les enseignements en raison de gazouillements ou de discours impromptus augmentés de leur ignorance de la Torah, est envisageable.
« Refuser la rencontre avec autrui, c’est s’appauvrir » (Léonor De Récondo)
Lorsque les disciples, inscrits dans une logique de disciplinarité, censurent la rencontre entre les enfants et le porteur de la bonne nouvelle, c’est dans le but d’ « éviter que quelque chose ne tourne mal ». Par cet acte qui partait d’une « bonne intention », ils participent inconsciemment à l’appauvrissement des enfants en amour, en joie, en expérience spirituelle et en foi. Ces éléments, essentiels pour le bon développement de leur estime de soi, de leur conscience personnelle et de leur être spirituel, conditionnent aussi la qualité de leurs rapports altéritaires. Jésus attristé et en colère par cette situation (v.14a ; 14b) renverse cette posture de disqualification, d’exclusion, d’invisibilisation et de silenciation en indiquant d’autres bifurcations possibles, en injectant d’autres codes sociaux à savoir l’accueil et l’amour inconditionnels.
Être à l’école des enfants ? Entrer dans le royaume de Dieu comme le ferait un enfant
Son approche dé-constructive va plus loin. Fort de son autorité alternative et anticonformiste, Jésus insère une pédagogie d’enseignement inversé dans laquelle il centralise l’attention de la foule et des disciples sur les enfants – tout comme dans la péricope 9.30-50 – qu’il fait passer en deux logia (v.14 et 15) de la position d’« invisibilisé » dans la foule à celle d’« important », de la stature de « pâte à modeler » à celle de « modèle du croître et du croire pour les adultes » (Gossin 2016 : 75). Certaines caractéristiques propres aux enfants, à savoir la dépendance, la disponibilité, la vulnérabilité et la confiance, mais qui pouvaient parfois leur valoir la condition de faiblesse aux yeux des adultes vont constituer pour Jésus l’exemple à suivre pour toutes personnes souhaitant accueillir le royaume de Dieu et y entrer.
Le poids des mots parlés ou écrits : le langage a un impact sur le réel
Alors qu’il existe de nombreuses rencontres regrettables et préjudiciables, celle avec Jésus est humanisante, fertile et elle laisse des traces mirifiques dans le cœur, la mémoire et l’imaginaire des enfants. Les mots ont un poids et leur choix dans un discours peuvent soit servir à rembarrer (v.13), dénigrer et assigner au statuquo et on parle de « mots-murs[4] » (Marshall 2016), ou soit à accueillir, valoriser, libérer et on parle de « mots-fenêtres » (Ibid.).
Jésus est un expert de « mots-fenêtres » par lesquels il sculpte de manière symbolique et matérielle un espace de vie dans lequel les enfants ont une place de choix et une « voix » bien que cette dernière soit implicite dans la péricope. En effet, si l’évangéliste Marc choisit dans ce court récit de dissimiler les propos des personnages, l’absence de termes n’exclut ni une prise de paroles des enfants qui est plus une parole intelligente en retour de celles de Jésus, ni une forme de langage alternatif par l’entremise duquel une communication se crée entre eux. Pour « toucher » ces derniers (v.13a), Jésus va adjoindre aux paroles les éléments d’une communication non verbale, tout aussi porteuse de signification pour des enfants en bas âge. Pendant qu’il les embrasse, les bénit – dans le sens grec de « parler en bien », « faire l’éloge » – en leur imposant les mains (v.16), il se fait don et se connecte à eux par des mots-fenêtres, les gestes, le regard, l’écoute, le langage corporel, les expressions du visage qui traduisent ici son affection, son amour et il leur offre de façon concomitante le don du royaume. Peut-être les lui rendent-ils bien ! En effet, dans cette rencontre, les enfants surtout ceux et celles en âge de parler ont eu des choses à dire à Jésus, des questions à poser sur ce Dieu dont leurs parents parlaient tant, tout comme ils interpellent aujourd’hui les adultes avec des questions existentielles.
Continuer d’accompagner les enfants dans une rencontre avec Jésus
Jésus constitue aussi dans un récit un exemple à suivre pour les disciples et les adultes dans leur rapport avec les enfants (en famille ou à l’église). Il les invite à se mettre du côté des enfants, à leur consacrer plus de temps, à s’intéresser à leurs questions sur le monde et à les accompagner régulièrement vers la présence du Seigneur. Ce dernier les attend et les accueille les bras ouverts. Il est si beau d’imaginer la joie des enfants dans un tel échange où leurs besoins existentiels fondamentaux – de l’ordre de l’affectif, du cognitif et de l’écoute – sont respectés par les parents et d’autres adultes qui ont la responsabilité de les accompagner dans leur démarche spirituelle. De telles expériences les équipent et leur permettent d’aller à la rencontre d’autres imaginaires, d’autres enfants, d’y déployer en retour l’amour et la considération reçus et le cas échéant de prendre position lorsque ces valeurs humaines sont enfreintes.
Pistes pédagogiques pour entrer dans le texte de Marc 10.13-16 par une image
[1] Bailly Anatole, (2000). Dictionnaire Grec-Français, Vanves, Hachette.
[2] Hervieux Jacques, « Commentaire sur ‘Jésus et les enfants’ (Mc 10,13-16) », dans Gruson Philippe (dir.), 2001. Les Evangiles. Textes et commentaires. Tome I, Paris, Bayard Compact.
[3] Gossin Richard, (2016). L’enfant théologien. Godly Play : une pédagogie de l’imaginaire, Namur, Editions Jésuites.
[4] Pour les « mots-murs » et les « mots-fenêtres », voir Rosenberg Marshall B., (2016). Les mots sont des fenêtres (ou des murs). Genève, Editions Jouvence.
Crédit : Christel Zogning Meli (EPUB) – Point KT – Illustration Christel Zogning Meli