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L’ange dans la poésie, ou le désistement de Dieu.

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Au cours du romantisme, l’ange connut une fortune littéraire et poétique certaine. On le rencontre souvent au détour de quelque vers, où il revêt une symbolique particulière. Le poète a tendance à en faire son double intime, le seul qui comprenne sa difficulté d’être et sa révolte contre le monde extérieur. Bercée par la mélancolie, l’âme romantique est en lutte contre la nouvelle société capitaliste, qui a oublié et perdu l’essentiel : l’humanité au plein sens du terme, tant au niveau des rapports humains que la relation à la nature. Persuadé que l’on ne peut vivre dans une telle scission, le poète cherche alors à restaurer des liens heureux, à reconstruire des paradis perdus, tour à tour utopiste ou désespéré. L’ange symbolise alors l’âme rebelle, incomprise, qui erre de par le monde pour trouver un salut qu’il espère encore malgré tout, cherchant en lui-même et en Dieu des bribes de sens, des bribes de réponse qui, en définitive, lui seront refusées.

Cet ange est encore celui de Dieu, mais Dieu le délaisse, et ne paraît pas s’y intéresser plus qu’aux hommes. Cet ange abandonné à son sort est le meilleur indice du détachement de Dieu : qu’Il se détache de l’homme, humble créature qui vit dans la faute, passe encore, mais que l’indiffère le sort de ses créatures célestes, êtres tout dévoués à son service, est le signe par excellence que Dieu ne fait plus cas de sa Création et la laisse se débattre seule. C’est pour cette raison que le poète s’identifie maintenant aussi à Satan, être mal aimé duquel il partage les souffrances et le rejet. Satan est le symbole même de la révolte envers Dieu, victime, tout comme les hommes, d’un destin qu’il n’a pas forcément choisi. Il n’y a qu’à voir la fortune littéraire que connût l’ange déchu au cours du romantisme, depuis Le Paradis perdu de Milton (1608-1674) jusqu’à La fin de Satan de Hugo (1802-1885), en passant par Eloa, ou la sœur des anges de Vigny (1797-1863).
Le poète se fait aussi ami des anges ou ange lui-même lorsqu’il est maudit, de toute façon incompris du fait même de sa nature. Il fait de son amour impossible, donc cause de souffrance, un ange. Il fait du Diable le symbole de sa lutte contre Dieu et les hommes : l’ange romantique participe toujours de la douleur, de la perte, de la nostalgie. Pour autant, même si Vigny espère qu’un jour soit livré au tribunal humain ce Dieu qui se sera permis tant de jugements et de condamnations sans fondement, les poètes romantiques ne remettent pas en cause l’existence de Dieu, seulement sa bonté et son amour pour les humains.
Ainsi, au cours du romantisme, l’ange finit par renier son créateur. Il a compris que Dieu ne lui accordait pas plus d’importance qu’aux hommes, et il se découvre alors bien plus d’affinité avec l’être humain, dont il partage les injustices, les souffrances, et l’amertume du rejet de Dieu. L’ange romantique était un acteur, ainsi qu’un être de parole, qui se heurtait au silence de Dieu. L’ange post-romantique ne sera plus qu’un être de présence, mais celle-ci ne sera même plus positive. Il ne sera plus qu’un témoin muet et impuissant.

Trakl (1887-1914), par exemple, fait partie d’une génération tragique, qui vit dans un monde en déclin, qui travaille activement à sa perte. Poète maudit, Trakl ne voit dans son propre visage qu’une image par trop fidèle d’un siècle sans Dieu : « Je me suis abreuvé au silence de Dieu », dira-t-il dans « De Profundis ». Il vit dans un monde nouvellement désacralisé, un occident où les dieux ont trouvé la mort mais qui, sans s’en rendre compte, est en train de tuer l’homme. L’ange de Trakl est terrifiant, parce qu’il est atteint et dans son essence et dans son physique, il se fait du monde une image on ne peut plus sombre, et tous les êtres qui l’habitent sont en décomposition, en plein pourrissement, anges compris. Trakl est loin du romantisme, et il n’y a plus de rêverie heureuse. Ses anges ont un goût amer, un goût de deuil, ils annoncent la guerre, la fin d’une civilisation. Dans un tel contexte, l’idée de l’existence d’un Dieu n’ a plus aucune signification, car la création entière est moribonde. Aussi l’ange est-il blême, déchu, d’airain, éteint, noir, de feu, sale, avec ses ailes maculées de boue. Il s’agit d’un ange qui n’est plus capable de parler, ni même de communiquer. Il se contente de regarder, témoin impuissant et muet de la mort de l’homme. Pire, même sa présence n’est plus positive, puisqu’il est le signe de la malédiction, ainsi le poème « Naissance », où la présence de l’ange lors de la naissance d’un enfant est en elle-même le signe de la faute et de la malédiction. L’homme est le double de l’ange. Et parce qu’ils ont tous deux perdu l’innocence et l’amour, ils ont perdu toute raison d’exister. Il n’y a plus d’avenir, il n’y a plus que le vide, l’absence, le néant.

Les anges de Rilke (1875-1921), eux, sont terrifiants parce qu’ils n’ont plus rien à voir avec l’ange doux qui accompagnait les heureuses rêveries de l’enfance. Au cours de sa carrière, le poète les a humanisés, puis déshumanisés. Au temps des Elégies, ils sont devenus tellement lointains que l’on ne sait plus comment les aborder, parce qu’ils sont maintenant inaccessibles. L’ange rilkéen n’est pas le lien entre Dieu et l’homme, il vit de sa vie propre, et ne tient en fait pas plus à la terre qu’au ciel. Il est sourd, inabordable, et c’est en raison de tout cela, de cette nouvelle indifférence, que le poète a face à lui un sursaut d’orgueil. Finalement, l’homme est supérieur à l’ange, même s’il ne connaît pas les secrets de l’univers, et parce qu’il connaît l’espoir. Rilke est en accord avec Trakl pour faire de la mort la vérité dernière et suprême, mais il pense possible et nécessaire de l’apprivoiser afin qu’il y ait une vie avant cette mort. L’homme est alors appelé à dire avec Rilke : « Terre, chère terre, je te veux », et à chanter avec l’ange la beauté de la vie humaine. Bien que fervent admirateur de Nietzsche, Rilke ne veut pas tuer Dieu. Il ne croit simplement plus en la valeur du Christianisme. Il voudrait, avec des accents théologiques très modernes, un Dieu qui ait besoin de l’homme autant que l’homme a besoin de Dieu.

Au fil de ces œuvres se profile l’idée que Dieu a renoncé, qu’il a renoncé à l’homme, à l’ange, à sa création entière, et du même coup, qu’il a renoncé à sa propre existence. Les anges des deux derniers siècles n’échappent pas au désenchantement du monde, ils en sont au contraire les meilleurs indices. Ceux qui les utilisent sont devenus des poètes de l’Absence, des poètes en deuil de Dieu, qui utilisent l’ange dans une urgence poétique pour resituer l’homme dans un monde sans Lui.

Crédit : Point KT