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Le Carême: histoire et signification

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Pâques a toujours constitué pour l’Église ancienne le centre de sa vie et de sa foi. Un calendrier liturgique, rythmant l’année s’établit au cours du IVe siècle et il était, dès lors, tout naturel que l’année liturgique s’organisa autour de ce noyau pascal. C’est vers cette même époque, peu avant l’établissement de la fête de Noël, qu’apparaît pour la première fois le carême. Ce terme, qui vient du latin quadragesima signifiant quarante, désignera désormais la période de quarante jours, instituée par l’Église afin de permettre aux chrétiens de se préparer, par l’ascèse, à vivre et à célébrer Pâques. L’ancien jeûne de la semaine sainte.

Toutefois, si la constitution officielle de cette période pré-pascale de carême est attestée dès le IVe siècle, dès le IIe siècle il était de tradition, tant parmi les Églises d’Orient que d’Occident, de se préparer à la célébration de Pâques par la pratique du jeûne. Une lettre d’Irénée de Lyon, adressée au pape Victor et datant de la fin du IIe siècle, nous montre clairement que si des différences existaient entre Églises, toutes connaissaient néanmoins cette pratique:

«La discussion n’est pas seulement sur le jour, mais aussi sur la manière même de jeûner. Les uns en effet pensent qu’ils doivent jeûner un seul jour; d’autres deux, d’autres encore davantage; certains comptent quarante heures du jour et de la nuit pour le jour. Et une telle diversité d’observance ne s’est pas produite maintenant, de notre temps; mais longtemps auparavant, tous nos devanciers qui, sans tenir à l’exactitude … ont conservé cette coutume dans sa simplicité et ses caractères particuliers, et l’ont transmise après eux. Tous ceux-là n’en gardaient pas moins la paix, et nous gardons aussi la paix les uns envers les autres: la différence du jeûne confirme l’accord de la foi».

Si la durée et la nature du jeûne pascal pouvaient donc varier selon les lieux, il semble sûr au moins qu’un jeûne obligatoire était observé par tous les chrétiens les vendredis et les samedis précédant Pâques. Mais pourquoi une telle pratique ? Pour l’Église, l’échange entre Jésus et les disciples de Jean le Baptiste et des Pharisiens au sujet du jeûne (Mc 2:18-20, Mat 9:14-17, Lc 5:33-39) fondait cette observance. A ceux qui lui reprochaient que ses propres disciples ne jeûnent pas, Jésus répondit: «les amis de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux ? Aussi longtemps qu’ils ont l’époux avec eux, ils ne peuvent jeûner. Les jours viendront où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là». Se voulant fidèle à cette parole, l’Église ancienne entendait montrer son affliction et sa tristesse en commémorant, par le jeûne, le départ de “l’époux”. Ce qui ressort de l’usage du jeûne fait durant la semaine sainte, par ces premières communautés chrétiennes, est donc marqué par un sentiment d’un deuil profondément ressenti.
Dans les Églises pagano-chrétiennes, on jeûnait pendant les quarante heures commémoratives de la disparition du Christ, c’est-à-dire du vendredi matin jusqu’à la communion du dimanche matin.
Dans les Églises judéo-chrétiennes, on commençait à jeûner dès le lundi parce qu’on regardait ce jour comme le point de départ du complot des pharisiens pour faire mourir Jésus, et donc le commencement de la disparition de “l’époux”, et aussi parce que la tradition juive enjoignait de se nourrir, durant sept jours, du «pain de l’affliction» au temps de la Pâque. Encore faut-il préciser que ce jeûne n’était pas absolu puisqu’il était permis, durant la semaine, de se nourrir dès le “soir”, c’est-à-dire dès trois heures de l’après-midi. Toute la discipline, en ce qui concerne le jeûne et l’abstinence, se trouve bien résumée dans la Didascalie des apôtres:

«Depuis le dixième jour de la lune qui est le lundi, durant les jours de la Pâque, vous jeûnerez et vous ne mangerez que du pain, du sel et de l’eau, à la neuvième heure, jusqu’au jeudi. Le vendredi et le samedi vous jeûnerez complètement et ne goûterez rien».

Le jeûne quadragésimal et la catéchèse

Le jeûne qui, dès le IVe siècle, était pratiqué durant le carême proprement dit revêtait une toute autre signification que l’antique jeûne pascal. Il était avant tout observé comme préparation à Pâques. Plus particulièrement, ce jeûne s’inscrivait dans une préparation collective et liturgique des catéchumènes au baptême qui avait lieu à Pâques. Le carême a eu donc, dès le début, un caractère essentiellement baptismal et pénitentiel. La durée du carême variait ici aussi selon les Églises; il était de six, sept ou huit semaines. Pourtant, quelle que soit la durée de ce carême liturgique, il marquait l’époque de la formation finale des catéchumènes. Un ancien témoignage donne une description détaillée de la procédure que devait subir le postulant pour être admis à la catéchèse:

«Celui qui donne son nom le donne la veille du carême; un prêtre inscrit les noms de tous la veille des huit semaines pendant lesquelles j’ai dit qu’on observe ici le carême. Quand le prêtre a noté les noms de tous, ensuite le lendemain … on place pour l’évêque un siège au milieu de l’église majeure, au martyrium. De deux côtés sont les prêtres assis, et debout tous les clercs. On amène ensuite un à un les candidats: si ce sont des femmes avec leur marraine. Chaque fois l’évêque interroge les voisins de celui qui est entré en disant: “Est-il de bonne vie ? Respecte-t-il ses parents ? N’est-il pas buveur ou menteur?” Il s’enquiert encore de chacun des défauts, de ceux du moins qui sont les plus graves. Si le candidat est reconnu irréprochable en tout ce qu’il a demandé aux témoins présents, l’évêque inscrit son nom de sa main. Mais s’il encourt quelque accusation, il l’invite à sortir en disant: “Qu’il s’amende, et quand il sera amendé, alors il pourra accéder au baptême» (cité in Th. TALLEY, Les origines de l’année liturgique, Paris, Cerf, 1990, p. 192).

La catéchèse proprement dite était donnée quotidiennement par l’évêque. Elle consistait en une exposition de la Bible, en commençant par la Genèse. Après cinq semaines d’enseignement scripturaire, la catéchèse se poursuivait par l’exposition du Credo. A la fin de ces sept semaines d’enseignement, les candidats devaient, un à un et accompagnés d’un parrain, se présenter devant l’évêque et lui réciter le Credo. A la fin de l’exercice, l’évêque s’adressait ainsi aux candidats:

«Pendant ces sept semaines, on vous a instruits de toute la loi contenue dans les Écritures, vous avez aussi entendu parler de la foi ainsi que de la résurrection de la chair, vous avez entendu également toute l’explication du symbole, autant du moins qu’il vous est possible d’en entendre tant que vous êtes encore catéchumènes. D’un mystère plus profond, le baptême lui-même, vous ne pouvez entendre parler tant que vous êtes encore catéchumènes. Pour que vous ne pensiez pas que quoi que ce soit se fasse sans explication, lorsque, au nom de Dieu, vous aurez été baptisés, vous en entendrez parler pendant l’octave de Pâques après qu’on aura fait le renvoi de l’église. Mais parce que vous êtes encore catéchumènes, on ne peut vous parler des mystères divins les plus secrets» (ibid. pp. 192-193).
Les catéchumènes après avoir reçu le baptême devaient donc encore compléter leur formation durant la semaine suivant Pâques.

Pénitence et conversion

Le jeûne que devait être observé par tout baptisé ne constituait que l’une des pratiques ou des observances du carême. Parmi celles-ci, on trouvait entre autres, l’interdiction des noces et des festins, la cessation des jeux publiques, des représentations théâtrales, la suspension des procès criminels et des condamnations à mort, ainsi que la “continence des époux”. Tout donc était mis en oeuvre pour ne pas distraire le peuple nouvellement chrétien — l’adoption du christianisme comme religion d’État date en effet du IVe siècle — de la prière et de la pénitence. Si donc le jeûne constituait la pratique pénitentielle la plus voyante, elle demeurait inséparable de la prière et de l’aumône. Cette dernière est toujours conçue comme le complément nécessaire du jeûne. En effet, les Pères de l’Église ont toujours insisté sur le fait que l’exercice du jeûne devait être uni à l’action envers le prochain. Comme si, au fond, la pénitence n’était pas seulement l’expression d’un refus du péché mais encore d’un refus des conséquences sociales du péché. Avec ce qu’il a épargné sur sa nourriture celui qui jeûne doit donc pourvoir aux besoins de ceux qui ont faim. Ainsi s’exprime, au IIe siècle, Hermas:«Le jour où tu jeûneras, tu ne prendras rien sauf du pain et de l’eau, et tu calculeras le prix des aliments que tu aurais pu manger ce jour-là et tu le mettras de côté pour le donner à une veuve, à un orphelin ou à un indigent».

Si le carême était suivi par tous, et était l’occasion pour les catéchumènes de passer l’examen menant au baptême, il s’appliquait aussi tout particulièrement aux pénitents. Ces derniers étant considérés comme des chrétiens ayant perdu leur initiation de foi devaient, durant cette période, faire la preuve de leur volonté de recouvrer leur qualité de chrétien par des exercices ascétiques.

Par toutes ces diverses pratiques, l’on voit bien que le carême était avant tout l’expression du repentir et de la conversion qui s’inscrivaient dans le prolongement de cette “première conversion” qu’est le baptême. Comme l’exprime bien un théologien catholique:

«Dans l’Église primitive, le principal but du carême était de préparer au baptême les catéchumènes, c’est-à-dire les chrétiens nouvellement convertis, en un temps où le baptême était administré au cours de la liturgie pascale. Cependant, même lorsque l’Église ne baptisa plus des adultes et quand l’institution du catéchuménat eut disparu, le sens fondamental du carême demeura le même. Car bien que nous soyons baptisés, ce que nous perdons et trahissons constamment, c’est précisément ce que nous avons reçu au baptême».

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