Point KT

Le jeûne: une pratique désuète ?

image_pdfimage_print

En son sens strict, le jeûne désigne l’abstention de tout aliment pendant une période donnée. Dans la pratique, on l’a vu, le jeûne dans l’Église a rarement revêtu ce caractère absolu puisque la pratique ancienne voulait qu’on ne jeûna que durant le jour. Une manière de jeûner qui n’est pas sans rappeler également celle que pratiquent les musulmans durant le Ramadan. Même si certains jours de l’année commandaient une pratique plus stricte, la règle était donc que le jeûne consistât à ne prendre qu’un repas par jour ou que l’on s’abstînt de certains aliments. Et encore, n’était-il imposé qu’à ceux qui n’étaient pas trop faibles ou malades pour pouvoir le supporter.

Le jeûne dans l’Ancien Testament

La pratique du jeûne dans l’Église trouve sa source directement dans la tradition biblique et juive. Dans l’Ancien Testament, le jeûne est toujours la manifestation de la tristesse ou de la crainte. Après la bataille contre les Philistins que livra Saül et dans laquelle il trouva, ainsi que ses trois fils, la mort, les habitants de Yabech jeûnèrent sept jours (I Sam 31:8-13) et David proclama à l’occasion de ce deuil un jeûne jusqu’au soir (II Sam 1:11-12). Plus fréquemment, le jeûne est le témoignage de l’humiliation, du repentir et de la demande de la délivrance lorsque la crainte d’un châtiment se fait plus pressante; ainsi par exemple “l’épisode” fameux de Jonas prêchant à Ninive : «Jonas cria: Encore quarante jours et Ninive sera bouleversée ! Les gens de Ninive crurent en Dieu; ils proclamèrent un jeûne et se revêtirent de sacs, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits» (Jon 3:4-5). Le jeûne symbolise alors l’humiliation et la repentance totale de l’homme qui montre sa faiblesse et son dénuement à Dieu afin que sa colère ne le frappe pas trop durement. Bref, ici, par le jeûne et la manifestation traditionnelle du deuil, l’homme veut que Dieu le prenne en pitié et lui fasse grâce.
Réagissant contre le formalisme et l’hypocrisie de certaines de ces pratiques, les prophètes auront parfois des mots sévères. Ainsi en Jérémie (14:10-12) où Dieu ne veut pas se laisser plié: «Ainsi parle l’Éternel à ce peuple … il se souvient maintenant de leurs fautes et il châtie leurs péchés. Et l’Éternel me dit: Ne prie pas pour ce peuple … S’ils jeûnent, je n’écouterai point leurs cris de détresse». Car les prophètes rappelleront maintes fois que le jeûne et la vrai repentance doivent être de coeur, sincère, et n’est pas fonction seulement de manifestations extérieures tapageuses. Et c’est bien le sens de cet oracle de Joël: «Maintenant encore, revenez à moi de tout votre coeur, avec des jeûnes, avec des pleurs et des lamentations. Déchirez vos coeurs et non vos vêtements, et revenez à l’Éternel votre Dieu; car il fait grâce» (2:12-13). Ils souligneront également que l’accomplissement de ces pratiques ne doivent jamais faire l’impasse de la justice sociale: «Ne savez-vous quel est le jeûne qui me plaît ? Rompre les chaînes injustes, délier les liens du joug … partager ton pain avec l’affamé, héberger le pauvre sans abri …» (Es 58:6-7).
Dans l’Ancien Testament, le jeûne a aussi le caractère d’une préparation religieuse à une entreprise difficile (Es 8:21) ou à la rencontre de Dieu, comme par exemple dans les deux épisodes du jeûne de quarante jours et de quarante nuits de Moïse (Ex 34:28; Dt 9:18) et d’Elie (I Rois 19:8). Ces jeûnes sont ici encore l’expression de l’abandon et de la dépendance totale vis-à-vis de Dieu. Enfin, on trouve souvent l’idée qu’une prière fervente doit être accompagnée par le jeûne (Jug 20:26, II Chr 20:3, Ps 69:11), y compris lorsqu’il s’agit d’une intercession pour autrui (Ps 35:13).
A la lecture de ces différents passages, on remarque que le jeûne est le plus souvent pratiqué individuellement, et lorsqu’il est collectif, il est toujours lié à un fait, un événement ponctuel. Pourtant, le Lévitique (16:29-31, 23:27-32) prévoit un jeûne obligatoire pour tout le peuple le jour des Expiations. Après l’Exil, plusieurs jeûnes annuels seront institués, notamment pour commémorer la ruine de Jérusalem et de son Temple ou pour accompagner la fête de Pourim.

Dans le Nouveau Testament

A l’époque de Jésus, le jeûne avait pris une place importante. Les disciples du Baptiste, les pharisiens le pratiquaient régulièrement. Ces derniers avaient même pris l’habitude de jeûner deux jours par semaine. Comme plus tard dans l’Église, le jeûne était seulement diurne.
Bien évidemment, le jeûne qui a frappé le plus l’imagination de l’Église a été celui que, à l’instar de Moïse, Jésus fit pour se préparer à son ministère. Comme pour l’Ancien Testament, la pratique d’un jeûne préparatoire à des missions difficiles ou à des prises de décisions importantes était semble-t-il courante dans l’Église primitive (Act 13:2-3, 14:23).
L’instruction sur le jeûne contenue dans le sermon sur la montagne (Mt 6:16-18) comme celle sur l’aumône et la prière qui la précède, ne condamne pas cette pratique mais, comme chez les prophètes, l’accent est mis non sur le caractère extérieur et démonstratif mais sur la sincérité du geste:

«Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites; ils se rendent le visage tout défait pour montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Mais toi quand tu jeûnes, parfumes ta tête et laves ton visage afin de ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra».

Si l’Apôtre Paul jeûnait (II Cor 6:5), il n’en recommande pas explicitement la pratique et la condamne même lorsqu’elle est liée à des prescriptions légales ou formalistes (Rom 14:17-23).

Un jeûne chez les protestants ?

On a l’habitude de dire que devant les abus, les hypocrisies— voire l’aspect superstitieux — qui auraient accompagnés la pratique du jeûne durant le moyen-âge, les Réformateurs auraient aboli celle-ci. Pourtant l’existence de cette pratique attestée dans la Bible les a empêché de franchir totalement ce pas. Calvin, pour ne prendre que lui, s’il dit bien «qu’il vaudrait beaucoup mieux de n’user point de jeûnes, que de les observer diligemment avec de mauvaises et pernicieuses opinions» (Institution chrétienne IV, XII, 19), estime qu’il peut être pratiqué moyennant quelques mises en garde.

«Disons donc quelque chose du jeûne. Car plusieurs, d’autant qu’ils n’entendent point à quoi il est utile, ne pensent pas qu’il soit nécessaire: les autres, qui pis est, le rejettent comme tout à fait superflu. D’autre côté, quand on n’en connaît pas bien l’usage, il est facile de tomber en superstition» (ibid. IV, XII, 14).

Reprenant la compréhension biblique du jeûne comme humiliation, lié à la prière, Calvin estime nécessaire de pratiquer un jeûne collectif «s’il y a apparence qu’il doive advenir quelque calamité sur un peuple ou sur un pays, l’office des pasteurs est d’exhorter l’Église à jeûner, pour prier Dieu avec humilité qu’il détourne sa colère» (ibid. IV, XII, 17). A ceux qui lui feraient la remarque que cet usage est lié à “l’économie de l’ancienne alliance” et a pris fin avec le Christ, Calvin récuse l’argument. Pour lui, la parole de Jésus concernant “le jeûne des amis de l’époux” «ne dit pas que le jeûne soit aboli, mais dit qu’il convient au temps de l’affliction». Selon Calvin, la pratique doit suivre une triple règle négative: 1) elle ne doit pas être hypocrite, 2) elle ne peut, en aucun cas, être comprise comme méritoire ou comme «service de Dieu» puisque Dieu ne l’impose pas, 3) elle ne peut être requise comme s’il s’agissait d’une oeuvre digne ou louable.
Concernant le jeûne du carême, Calvin est plus sévère. Il confine, selon lui, à la superstition lorsqu’en le pratiquant les chrétiens pensent faire, à l’imitation du Christ, une oeuvre quasi surhumaine. Les quarante jours de jeûne que fit le Christ étaient liés à son ministère, ils ne peuvent en rien être, de quelque façon que ce soit, imités. Qui plus est, ce jeûne n’a eu lieu qu’une fois, et non annuellement comme il est demandé aux chrétiens.