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Relations Jean-Baptiste et Jésus

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Les rapprochements entre Jésus et Jean-Baptiste ne sont pas purement anecdotiques. La proximité de ces deux prophètes du Royaume est trop bien ancrée dans la tradition pour être occultée ou contournée. Mais, cette proximité du Baptiseur et de Jésus est très vite devenue gênante pour la chrétienté primitive !

Jean-Baptiste, précurseur du Messie, est  désigné par Jésus comme le plus grand des prophètes. Pourtant, toujours selon les propos de Jésus lui-même en Matthieu 11/11, le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui !

  • La figure de Jésus et celle de Jean sont associées à plus d’une reprise, soit par Hérode : Ce Jean que j’ai fait décapiter, c’est lui qui est ressuscité dans la personne de Jésus (Mc 6/16) ; soit par les foules : Qui suis-je au dire des hommes ? Ils lui dirent : Jean le Baptiseur !... (Mc 8/28; cf. 6 :14) ; soit par Jésus lui-même, qui associe son propre rejet au rejet du Baptiseur (Mc 11/27-33 ; Mt 11/18-19). Matthieu va jusqu’à attribuer aux deux hommes la même prédication (Mt 3/2 ; 4/17).
  • Le titre de prophète est donné aux deux hommes. Comme pour Jean-Baptiste, la foule dit de Jésus : c’est un prophète (Marc 6/15 ; 8/28 ; Mat. 21/11 et 46 ; Luc 7/16 ; 9/8 ; 24/19 ; Jean 4/19 ; 9/17), et Jésus se désigne lui-même comme tel (Mat. 13/57 : Marc 6/4 ; Luc 4/24 ; Jean 4/44). Comme Jean-Baptiste aussi Jésus a pu être assimilé à l’un des anciens prophètes (Luc 9/19).
  • Proximité gênante !

Les rapprochements entre Jésus et Jean-Baptiste ne sont pas purement anecdotiques. Mais, la proximité du Baptiseur et de Jésus est très vite devenue gênante pour la chrétienté primitive :

Gênante théologiquement : on admettait mal que Jésus se soit soumis au baptême de Jean, d’autant plus s’il avait eu lieu en vue du pardon des péchés (Mc 1/4).

Gênante stratégiquement : les communautés baptistes sont de fortes rivales du christianisme naissant, ce qui conduira à subordonner le Baptiseur à Jésus ; ce durcissement est le plus net dans le quatrième évangile (Jean 1/ 19-36 ; 3/22 ; 4/1-3). L’infériorité du Baptiste par rapport à celui dont il annonce la venue est particulièrement mise en relief en Marc 1/7. Jean le Baptiste déclare : « Je ne suis pas digne me courbant de délier la courroie de ses sandales » – me courbant – renforce encore l’aspect servile du geste de détacher les sandales, geste réservé à l’esclave et considéré comme la seule tâche indigne du disciple à l’égard de son Maître.

Mais le fait même de la proximité de ces deux prophètes du Royaume était trop bien ancré dans la tradition pour être occulté ou contourné. Affinité troublante nettement plus étroite entre Jésus et Jean-Baptiste que celle reconnue par la tradition chrétienne, qui a métamorphosé le rôle de Jean.

Pourtant :

  • Jean-Baptiste est un homme que Jésus a honoré, et qu’il a élevé plus haut que les prophètes de l’Ancien Testament (Mt 11/9 ; Lc 7/26). Il proclamait comme lui un message de conversion. Les évangiles en ont fait le précurseur de Jésus, mais c’était inverser les rôles : Jean le Baptiseur était le maître et Jésus l’élève.
  • Il ne faut pas oublier que dans le contexte historique cité précédemment (cf. article Jean-Baptiste : le plus grand des prophètes – lien  à la fin de cet article), la prédication de Jean et son baptême ont déclenché un important mouvement populaire de réveil, auquel Jésus – et sa famille ? – s’est affilié. Ce succès est confirmé par l’historien Flavius Josèphe. Un fragment de son livre, Les Antiquités juives, montre en effet la faveur populaire que valait à Jean sa prédication de réveil et ses coups de gueule contre Hérode.
  • Maurice Goguel a mis en évidence dans l’évangile de Jean les traces d’une tradition ancienne selon laquelle Jésus aurait été collaborateur, sinon disciple de Jean-Baptiste, et aurait un certain temps baptisé à ses côtés à Énon près de Salim, jusqu’à la séparation provoquée par des divergences portant sur le baptême. Ainsi s’expliquerait le baptême de Jésus par Jean, inintelligible si Jésus n’a pas été en quelque mesure disciple du Baptiste.

En conclusion, voyons les faits :

  • Jésus s’est présenté au baptême de Jean, un baptême auquel est liée la manifestation de la filialité divine de Jésus (Mc 1/9-11). Il paraît en effet incontestable que Jean a baptisé Jésus à la requête de celui-ci et qu’il a été témoin de la manifestation surnaturelle qui a suivi ce baptême ; soit lors de la première rencontre, soit lors de l’immersion et de l’effusion du Saint-Esprit sous la forme d’une colombe.
  • L’activité publique de Jésus en Galilée succède à celle de Jean (Mt 4/12-17 ; Mc 1/14).
  • Mais dans quelle mesure Jean a-t-il reconnu en Jésus le Messie attendu ? C’est ce qu’ont mis en doute certains critiques, se fondant sur les données qu’ils estiment confuses des évangiles et notamment sur la contradiction qui existerait entre les scènes synoptiques du baptême, de l’onction par l’Esprit, la déclaration johannique : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jn 1/29), et la députation envoyée plus tard par le prisonnier de Machéronte pour poser cette question : « Es-tu Celui qui devait venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt. 11/3).
  • D’après les évangiles, Jean-Baptiste a reconnu en Jésus le « plus puissant que lui » dont il se savait le précurseur, et il l’a désigné à ses disciples, voire à la foule, comme le Messie avec les conséquences citées en Jean 1/35.
  • Qu’ensuite cette intuition ait perdu peu à peu de son évidence, que l’hésitation, puis le doute aient envahi l’esprit du Baptiste, c’est ce qui résulte clairement de divers indices : d’abord le fait qu’il continue de garder des disciples au lieu de s’effacer totalement et que ceux-ci se heurtent aux disciples du Christ, ensuite la question qu’il fait, de sa prison, adresser à Jésus et la relative sévérité de ce dernier, incompréhensible si le précurseur avait toujours été vraiment fidèle à sa mission et s’il ne s’agissait que d’une défaillance passagère.
  • L’explication la plus simple et psychologiquement la plus vraisemblable est que le prophète du désert, tout pénétré de l’idée d’un Messie apocalyptique, après avoir un moment entrevu que Jésus était « celui qui devait venir », a été surpris de l’humilité persistante de ce ministère qu’il attendait glorieux, et d’autant plus que le Christ ne paraissait en rien se soucier de sa propre captivité. Il s’est alors laissé reprendre par ses anciennes conceptions et gagner par un scepticisme amer.
  • Quant à l’opinion du Christ sur Jean-Baptiste, elle est très claire. Quelque interprétation que l’on donne de sa volonté de se faire baptiser par lui, on ne peut méconnaître que, pour Jésus, Jean est vraiment le précurseur par sa prédication prophétique, par sa rigueur, le deuxième Élie, le plus grand parmi ceux de l’ordre ancien.
  •  Les paroles de l’Écriture l’interprètent comme une voix dans le désert, un messager chargé de préparer le chemin du Seigneur, c’est-à-dire de Jésus. Le moyen mis en œuvre pour cette préparation est un baptême de conversion pour le pardon des péchés. Ce geste rituel exprime la conversion de ceux qui confessent leurs péchés (Marc 1/5). Le succès est total puisque toute la Judée et tous les Jérusalémites se font baptiser. Lue dans une perspective historique, cette description est interprétée comme une exagération, une hyperbole.
  • A la lumière des Écritures citées dans Marc 1/2-3 il apparaît que l‘appel n’est pas orienté vers la repentance individuelle, mais vers la conversion de tout le peuple (voir aussi 1 R 18,21, où Élie appelle tout le peuple à choisir entre YHWH et Baal). Son but n’est pas l’amélioration morale individuelle, mais la préparation du chemin du Seigneur. Dès lors, le fait que toute la contrée et tous les habitants de la capitale confessent leurs péchés et sont baptisés par Jean signale que la mission de ce dernier est accomplie : le chemin est prêt. Malgré le caractère hyperbolique accusé par la répétition de l’adjectif « tout » (Marc 1/5), le succès de Jean reste géographiquement encore bien inférieur à celui que le récit attribuera à, Jésus en Marc 3,7-8.
  • Le lieu où Jean œuvre n’est guère précis : la mention du désert semble provenir de la citation d’Écriture qui précède. Cette mention rapproche peut-être aussi Jean d’Élie qui «marchait dans le désert » vers l’Horeb (1 R 19/4).
  • La description de sa nourriture frugale vise sans doute à le présenter comme un ascète. Et le fait de porter une ceinture de peau semble l’identifier avec Élie tel qu’il est dépeint en 2 R 1/8, tandis que l’habit de poils est celui des prophètes selon Za 13/4. Cette identification trouvera confirmation plus loin dans le récit lorsque Jésus affirmera que « Élie est déjà venu » (Mc 9/13). Or, cet Élie doit venir avant que ne surgisse le Jour du Seigneur (Ml 3/23). Tous les détails donnés aux v. 4-6 de Marc 1, concourent donc à manifester la qualité eschatologique du temps présent puisque, en la personne de Jean-Baptiste, la mission préparatoire d’Élie est accomplie avec succès.
  • Mais il a manqué à Jean d’avoir compris la loi nouvelle du Royaume ; il est encore de l’ancienne Alliance et c’est pourquoi le plus petit de ce Royaume annoncé par Jésus, lui est supérieur quand il comprend que la réalité spirituelle n’est pas la colère de Dieu, le jugement, mais l’amour rédempteur témoigné au-delà de toute repentance et de tout mérite, par pure grâce. (Mt. 11/7 et suivants). On pourrait dire que Jean-Baptiste est le dernier prophète de l’ancienne Alliance et Jésus le premier prophète de la nouvelle Alliance.
  • Quoi qu’il en soit, d’après les évangiles, Jean-Baptiste s’est considéré lui-même comme le précurseur du Messie, celui qui devait venir et qu’il concevait sans doute, selon les traditions apocalyptiques, comme l’être transcendant qui exercerait le jugement et instaurerait le baptême d’Esprit saint et de feu (Mt. 3/11 ; Luc 3/16 et suivants).
  • Jean-Baptiste ne s’est pas pris non plus pour le prophète Élie qui d’après la doctrine juive devait, avant l’apparition du Messie rédempteur, rétablir l’ordre dans le monde (Jn 1/21, Mt. 10/11).
Cette humilité de Jean est d’autant plus saisissante que le Christ a vu en lui ce prophète annonciateur du Royaume. Cette opinion de Jésus éclaire entièrement le destin du Baptiste. Elle a été vérifiée par l’histoire, qui nous fait voir dans ce messager de la repentance le « précurseur » du Sauveur au sens fort, et en même temps limité, de ce mot.

Jean a annoncé le christianisme sans en pénétrer l’originalité souveraine ; et l’humble vœu de Jean-Baptiste, qui donne toute la mesure de ce cœur brûlant, s’est réalisé : « Il faut qu’il croisse et que je diminue», Jésus prend le relais de Jean.

Nicole Vernet
Bibliographie :
Daniel Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, Editions du Moulin, Aubonne, Suisse, 1995.
Camille Focant, L’évangile selon Marc, tome 2, éditions du Cerf, 2004.