Point KT

Sérieux, s’abstenir

image_pdfimage_print

Jouer, ce n’est pas sérieux. Jouer en Église, encore moins. Exception faite pour l’orgue qui s’autorise quelques jeux. Pourtant la Bible et la théologie n’hésitent pas à accorder des lettres de noblesse à l’activité ludique de l’homme et même de Dieu.
Article de Richard Gossin

 Introduction

Avant le Commencement était le jeu. Et la création fut jeu et joie. C’est du moins ce qu’affirme la Sagesse, selon le livre des Proverbes : « Jour après jour, je faisais sa joie. Je jouais en la présence du Seigneur, sur le sol du monde créé par Lui » (8, 12 à 31). Christ, « notre Sagesse », était-il ce rire et ce jeu, présidant à la création de toute chose et de tout être, selon la Lettre de Paul aux Colossiens (chapitre 1) ?

Grégoire de Nysse, vénérable Père de l’Église, concevait les temps primordiaux comme une danse menée par le Christ. Une farandole entraînant dans son sillage la communauté angélique et l’humanité dotée de la Parole. Une danse interrompue par le péché. Et il concluait sur une note d’espérance : « Tu seras à nouveau introduit dans la ronde dansante des esprits angéliques. » De nombreux Pères de l’Église et des théologiens contemporains pensent la création comme un jeu (Teodor Baconsky, Le Rire des Pères. Desclée de Brouwer, 1996. François Euvé, Penser la création comme jeu, Cerf, 2000).

Dieu n’est pas l’architecte d’un monde achevé mais le partenaire d’une relation d’amour ouverte à l’émerveillement, à la liberté, à la foi, à l’aventure… « Dieu ne joue pas aux dés » avec sa création et ses créatures mais il se risque à l’imprévisible et à… l’échec qui caractérisent le jeu.

  • Une image de la grâce

La Bible s’adonne au jeu des enfants et des adultes. Isaac (l’enfant-rire) et Ismaël s’amusent sous le regard furieux de Sara (Genèse 21,9). Isaac et Rébecca se livrent à un jeu amoureux qui révèle au roi Abimélec que ces deux-là ne sont pas frère et sœur comme le prétend Isaac (Genèse 26, 8) ! Samson est l’image du jeu de la dérision et de la bouffonnerie (Juges 16, 25). David est le personnage emblématique du joueur, du danseur, de l’artiste. La danse, la musique et les autres arts du spectacle occupent une place importante dans le rituel du culte et dans la spiritualité. Ont-ils tort ces théologiens qui considèrent le jeu comme une image de la grâce de Dieu, imprévisible et généreuse mais ordonnée à des règles ?

  •  Le rire libéré

Martin Luther leur donnait raison – la justification de l’homme par la grâce de Dieu ouvre la voie à la spontanéité, à la joie et au jeu. C’est reconnaître que le jeu fait partie de la vie. II est une nécessité, une fonction vitale pour l’être humain et pour la gent animale.
II est vrai que le jeu, comme toute activité humaine, peut être pervers. Sa dérive intervient précisément lorsque les règles sont outrepassées. La triche (dopage, cartes truquées…), l’appât du gain (Qui veut gagner des millions ?), le refus de perdre… attestent une éthique du jeu, à l’image de l’éthique de vie.

Des théologiens contemporains ont repris cette conviction.

Harvey Cox (La Fête des fous 1971) s’en prend à la modernité qui exalte le sérieux, l’épargne, le travail, la productivité. Contre le discours fermé de la doctrine, il exalte l’imagination et l’expérience et s’efforce d’articuler éthique et théologie de la grâce, règle et liberté, qui définissent le jeu.

Jürgen Moltmann (Le Dieu de la danse 1972) lui emboîte le pas. II estime que la résurrection du Christ apporte à l’homme une libération qui le conduit au jeu et au rire libérés, car le jeu et le rire sont aussi marqués par le péché : « Le plaisir du jeu unit le Dieu libre et l’homme libéré. » Le jeu est image de la grâce de Dieu.
Enfin, dans la Bible, le jeu est l’indice des temps nouveaux. Dans l’Ancien comme le Nouveau Testament, le jeu des enfants et des jeunes porte la marque d’un monde pacifié. Le nourrisson s’ébat avec le serpent (Ésaïe 11, 8). Dans la Jérusalem restaurée, les jeunes gens s’amusent sur la place publique (Zacharie 8, 5 ; Matthieu 11, 7). Le croyant entre dans le culte, la liturgie, la prière, les fêtes de Noël et de Pâques comme l’enfant entre effectivement dans le jeu, c’est-à-dire dans un monde autre, à la fois fictif et réel.

  • Les règles de vie

Des pédagogues protestants ont accordé au jeu une place centrale dans leur démarche. Le scoutisme unioniste, le sport, les centres de vacances sont des lieux d’expérimentation de la vie par le ludique. Pour le tchèque Comenius, le jeu médiatise la communication avec l’autre. À sa suite, Jean-Frédéric Oberlin et Pauline Kergomard (créatrice de l’école maternelle en France sous la Troisième République) ont fondé leur pédagogie sur le jeu éducatif.
Alors, pourquoi l’Église ne reconnaîtrait-elle pas au jeu des vertus communautaires ? Non pas un moyen astucieux et didactique pour faire passer un message ou un enseignement. Mais tout simplement pour le défi de concilier les règles de la vie commune et la liberté individuelle, le risque de gagner, de perdre et de coopérer, le partage et le plaisir entre générations, le détour du fictif pour rejoindre le réel ? En un mot : la grâce.

Richard Gossin
PointKT N° 46 – Juillet – août – septembre 2004