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Bê-ê-ty apprend la vie

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Bê-ê-ty est une petite brebis qui va se perdre sur le chemin de l’alpage. En retrouvant ses amies, elle pourra leur raconter ses découvertes… Conte écrit pour le dixième anniversaire d’Anouck par Christian Kempf.

Il était une fois, par un beau matin de printemps, un mouton qui s’en allait tout content brouter l’herbe de l’alpage avec ses copines les brebis. Vous aurez compris que le mouton, c’était une moutonne, enfin… une brebis. Un mouton-fille, quoi. Comme ses copines. Mais alors, me direz-vous, où étaient les moutons-garçons ? Eh ! bien ! Justement, ils se comportaient comme des moutons, ils marchaient bien sagement comme le demandait le berger. Alors que les moutons-filles, je veux dire : les brebis, elles, elles n’en faisaient qu’à leur tête. Un brin d’herbe par-ci, une fleur de boutons d’or par-là, elles allaient de gauche et de droite, contournaient les cailloux, traversaient les chemins, escaladaient les talus, pataugeaient dans les rigoles, et le chien du berger, un chien gris qui faisait veff ! veff ! avait beau les rappeler à l’ordre, dès qu’il était plus loin elles recommençaient leurs gambades et leurs escapades.

Notre mouton-fille était la plus délurée de toutes. Elle s’appelait Bê-ê-ty, et elle n’aimait rien tant que de faire ses bê-ê-tises du matin au soir. Ce matin-là, sur le chemin vers l’alpage, elle était à la fête. Car juste avant que le berger n’ouvrît la porte de la bergerie pour laisser sortir son troupeau, mère-brebis avait dit à Bê-ê-ty : « Ma fille, aujourd’hui tu as exactement un an, tu as l’âge où les moutons, doivent se débrouiller tout seuls, surtout les moutons-filles. Alors, pendant que je reste ici, dans la vallée, pour agneler, c’est-à-dire mettre bas ton petit-frère ou ta petite-sœur, tu vas partir à l’alpage avec les autres. Sois sage, méfie-toi du loup, n’écoute pas les moutons-garçons, ils sont bê-êtes comme leurs pieds et ne savent raconter que des bê-ê-tises à faire bêler la corne d’un bouc, surtout quand ils voient que les moutons-filles les écoutent. Tu me promets ? » – « Oui, mère-brebis. »

Tu parles, Charles ! Elle a dit « oui », mais dans son cœur elle se réjouissait déjà de pouvoir gambader sans être surveillée à chaque pas. Et ce qu’elle s’est promis en silence, ce n’était pas d’être sage, mais de s’en donner à cœur joie, là-haut sur la montagne, et pourquoi pas déjà sur le chemin. Elle en avait tant entendu parler, de ce soleil, de cet espace, de ce vent des hauteurs dans la toison laineuse, de ces courses avec les papillons !

Le berger se trouvait à l’arrière du troupeau, pour pouvoir garder l’œil sur tous et sur chacun. À l’avant du troupeau marchait un vieux bouc dont la barbichette traînait par terre. Il portait au cou une clochette, et avec le tintement de la clochette il indiquait le chemin à suivre. Il était déjà monté si souvent à l’alpage, le vieux bouc, qu’il savait le chemin par cœur. La route passait près de vieilles maisons en pierre, puis entre des haies de ronces, de temps en temps elle devenait chemin creux quand les talus de chaque côté s’élevaient plus haut que le chapeau du berger, puis elle serpentait sur des prés et des champs.

Il n’était pas midi quand le chemin est entré dans une forêt. Et le silence c’est fait dans le troupeau. Même les moutons-filles se sont tues et ont marché sagement. Après l’agitation du matin, le calme et la pénombre de la forêt a surpris tout le monde. Sauf le vieux bouc, dont la clochette n’a pas cessé un seul instant de tinter.

Certains moutons ont alors raconté aux autres, à voix basse, que c’est certainement dans cette forêt que le loup habite, et un frisson de peur a parcouru les toisons jusqu’à l’arrière du troupeau. Et si les moutons, garçons et filles, se sont serrés les uns contre les autres, ce n’est pas parce que le chemin était étroit, croyez-moi ! Même Bê-ê-ty s’est trouvée toute contente de ne pas se sentir seule en cet instant.

Mais il ne s’est rien passé. À la sortie de la forêt, le paysage avait changé. L’herbe au bord du chemin était plus courte, les fleurs différentes, les pierres et les rochers beaucoup plus fréquents, et le chemin lui-même est devenu plus escarpé.

Bê-ê-ty a levé son museau dans le vent, et elle a trouvé que, vraiment, ça sentait bon. Différent mais super bon. Et elle s’est remise à courir partout. Et c’est comme ça que, sans s’en rendre compte, elle a devancé le vieux bouc qui malgré sa clochette peinait à avancer sur ce chemin jonché de pierres. Elle n’a pas vu que, juste après le pont sur le torrent, un virage ouvrait sur deux chemins : un chemin qui continuait tout droit pour disparaître rapidement derrière un gros rocher, et un chemin qui tournait à gauche et qui montait dans la direction opposée.

Bê-ê-ty est allée tout droit, et quand les autres sont arrivés au pont, elle était déjà derrière le gros rocher. Mais le troupeau, sous la conduite du vieux bouc, a pris l’autre chemin, celui qui tournait à gauche en sens opposé. Le berger, tout derrière, n’a rien vu de tout ça, occupé qu’il était à pousser devant lui les agneaux de trois mois déjà un peu fatigués du voyage. Aïe aïe.

Et nous, qui allons-nous suivre, à partir de là ? Le troupeau conduit par le vieux bouc avec sa clochette, ou cette chipie de Bê-ê-ty qui va peut-être au-devant de gros ennuis ? Avec le vieux bouc, nous serions tranquilles, assurés d’arriver bientôt à l’alpage et de pouvoir nous coucher sur l’herbe entre les myrtilles et de boire le lait que les brebis ne manqueront pas de nous fournir. Alors qu’avec Bê-ê-ty nous sommes sûrs d’aller de surprise en surprise, et peut-être de danger en danger. Vous vous rendez compte ? Une mouton-fille d’à peine un an, seule dans la montagne ? Brrrrr.

Alors ?

Mmmoui. Je m’en doutais un peu. Le vieux bouc et sa clochette ne vous intéressent pas beaucoup. Et vous aimeriez bien savoir ce que va devenir Bê-ê-ty, si elle va tomber amoureuse du loup, ou si elle va trouver refuge dans un nid d’aigle, ou si elle va se transformer en citrouille des neiges, n’est-ce pas ? Bon, moi non plus je ne sais pas ce que c’est, une citrouille des neiges. Il ne nous reste qu’à aller voir. En route !

De l’autre côté du gros rocher où Bê-ê-ty s’était trompée de chemin, le chemin n’est plus qu’un sentier, si droit au milieu de l’herbe verte et si bien dessiné sur la pente de la montagne que Bê-ê-ty se met à courir. Elle saute par-dessus une petite rivière qui lui barre le chemin, elle tourne à droite, toujours en courant, puis elle va à gauche et voilà que le paysage est tout différent : rien que des blocs de pierre, des buissons d’épines, de l’ombre à la place du soleil, et le bruit d’un torrent sauvage. Hé oui, en montagne tout peut changer très vite : l’horizon, les plantes, le temps qu’il fait, et même les animaux.

La preuve : alors que, dans son élan, Bê-ê-ty va sauter par-dessus une grosse pierre, un animal tout plein de poils bruns surgit devant elle : Wouff ! Wouff !

Le loup ! Le loup ! Effrayée, Bê-ê-ty oblique vers la gauche, elle détale à toute vitesse en grimpant la pente. Le loup !

À bout de souffle, elle s’arrête et se retourne. Plus de loup. Personne. Ouf ! Dis donc ! Elle a échappé au loup, Bê-ê-ty ! Quand elle va raconter ça aux copines, elles n’en croiront pas leurs oreilles. Pas si terrible que ça, la méchante bête, non ?

Toute fière, Bê-ê-ty continue son chemin. Un peu plus loin, un espace s’ouvre sur la droite : entre les arbres, on distingue le début une clairière d’herbe verte, sans buissons ni pierrailles où il ferait bon brouter et trotter très tranquillement. Mais à peine Bê-ê-ty a-t-elle fait un pas dans cette direction qu’à nouveau Wouff !Wouff ! L’animal brun se dresse et lui barre la route.

Bê-ê-ty fait un bond et repart vers le haut, entre les pierres et la broussaille. La pente est raide, les cailloux roulent sous les sabots. Au secours ! Où sont les copines du troupeau ? Où est le berger ? Où est son chien gris, celui qui fait veff veff ? Bê-ê-ty n’en peut plus, l’air lui manque, elle s’arrête. Pas de loup. Juste le bruit du vent dans les branches, sinon silence. À moins que… ?
Bê-ê-ty lève la tête. N’a-t-elle pas entendu le bruit d’une eau qui coule en cascade, là-bas sur le côté droit ? Mais oui, c’est ça ! Et elle qui commence vraiment à avoir soif, elle s’élance vers l’eau.

Wouff ! Wouff ! encore l’animal brun ! La course éperdue reprend, toujours plus haut, plus loin, plus raide. Jusqu’au moment où, à bout de forces, elle entend… une clochette.

Le vieux bouc ! Le troupeau ! Ils sont tous là, sur l’alpage où Bê-ê-ty vient d’arriver ! Le berger est là-haut, près d’une cabane en bois à moitié recouverte d’herbe. Veff ! Veff ! le chien gris accueille Bê-ê-ty et la pousse vers les autres moutons.

Les copines l’entourent, les moutons-garçons aussi. Elle raconte son aventure, qu’elle a rencontré le loup à trois reprises et qu’à chaque fois elle a réussi à lui échapper. Alors le vieux bouc agite vigoureusement sa clochette et dit :

« Mê-ê-ê non ! Ce n’était pas le loup, fillette. C’était le chien d’une autre bergerie, je le connais, son père a gardé notre troupeau au temps où j’étais un agnelet. »

« Ah bon ? », fait Bê-ê-ty. « Mais alors, pourquoi il m’a poursuivie comme ça ? Il m’a fait peur, tu sais ! »

Le vieux bouc baisse la tête jusque dans l’herbe pour réfléchir. Puis il dit : « Je sais par quel chemin tu as passé, Bê-ê-ty. Et je peux te dire que la première fois où le chien brun t’a arrêtée, il t’a évité juste à temps de tomber dans un ravin bien caché. La deuxième fois, il t’a barré le chemin vers la clairière où un autre troupeau était déjà en train de brouter, et c’était d’ailleurs son troupeau à lui, le chien brun. La troisième fois, il t’a empêchée d’aller te perdre près d’une paroi rocheuse où, effectivement, de l’eau tombe en cascade, mais où de gros rochers et des trous profonds t’auraient mise gravement en danger. »

Finalement, tout ce qu’il a fait, le chien brun avec ses Wouff ! Wouff ! C’était d’éviter à Bê-ê-ty de se perdre pour de bon, il ne lui voulait pas de mal, au contraire il lui a permis de retrouver son troupeau à elle. Tant mieux, non ?

Christian Kempf