Point KT

L’âne bâté

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Je suis le vieil âne bâté du fils du charpentier.
J’ai fait tourner la roue de la noria de bois.
J’ai supporté le joug, besogné sous le poids des charges écrasantes.
Mais une belle Histoire a traversé ma vie.
Chaque jour, elle me hante. Je vais vous la conter :
C’était une nuit noire. Je portais une femme.
Elle retenait ses larmes.
Je tentais d’éviter les pierres du chemin.
Elle était fatiguée et je sentais ses mains, à mon échine s’agripper.

J’ai entendu ses cris et ceux du nouveau-né.
Je les ai réchauffés de mes naseaux humides pendant toute la nuit.
A la nouvelle aurore, j’ai entendu des pas.
Je me suis fait tout petit.
L’Indien et le Numide se sont mis à genoux.
Le bébé était nu. Ils l’ont habillé d’or.
Ils ont brûlé l’encens.
Je n’avais jamais vu de si riches présents.
Quand le Persan, ému, a posé la myrrhe, j’ai perçu un sourire dans les yeux de l’enfant.

La famille m’a gardé quelques années encore.
On a beaucoup marché, traversé un désert.
Puis l’enfant a grandi, j’ai vieilli près de lui.
Un jour, à la rivière où la foule accourait pour écouter crier un homme échevelé,
J’ai vu une lumière au-dessus de sa tête.
Les paroles étranges du maigre ébouriffé annonçaient le début d’un beau remue-ménage.

Quand les gens ont suivi mon Maître et ses amis pour faire le partage des poissons et du pain,
C’était un tel mélange de couleurs et de bruits, que j’ai perdu de vue sa mince silhouette.
Alors, je suis parti au village voisin.
Je suis devenu père d’un petit ânon gris.
Quelques mois ont passé.
Un jour, ils sont venus et ils ont emmené mon ânon… pour un roi !
Mon cœur sauta de joie car j’avais reconnu mon maître que j’aime.
Sur sa frêle monture, il a franchi les murs de Jérusalem.
Je n’oublierai jamais la foule et les clameurs : « Béni soit le Seigneur ! »
Je n’oublierai jamais la croix sur le Mont Chauve, le calme étourdissant, l’horizon noir et mauve…

Il paraît que les ânes sont sots et ignorants, qu’ils n’ont rien dans le crâne, qu’ils ne savent pas parler…
Mais moi, l’âne bâté, je peux vous affirmer, que je l’ai vu vivant, mon Maître bien-aimé, marcher avec deux frères sur le chemin de terre.
Voilà, c’est son Histoire !

Oui, j’ai porté le Christ.
D’ailleurs vous pouvez voir : en reconnaissance de ma fidélité, Dieu a marqué mon dos de deux bandes fines sur mon pelage usé.
L’une court sur mon échine, l’autre la croise au garrot.
Depuis, une croix existe sur toute ma descendance.
Je suis l’âne bâté du fils du charpentier.

Crédits : Yolande Weibel, « Espérances », Prières et méditations, Editions du Signe (collection Variances). Photographies : Christiane Klett