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Luther le playboy

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_Luther playmobil petitLuther le playboy. Le Playmobil© de Luther a connu une vente historique… Mais savez-vous pourquoi le personnage est représenté avec une Bible et une plume dans chaque main ? La narration imaginaire propose une réponse…

C’était la nuit. Une nuit froide et humide de février. Les inondations, habituelles dans cette région de l’Est de l’Allemagne et à cette époque de l’année, étaient exceptionnellement hautes, les gens restaient chez eux, les voyageurs étaient bloqués, surtout ceux que l’âge et la santé rendaient fragiles. C’était le cas, justement, de Martin Luther. Malgré les conseil des médecins, les insistances de ses amis et les suppliques de son épouse Katharina (née von Bora comme chacun sait), Martin avait quitté Wittenberg en carriole pour se rendre dans plusieurs villes où l’on se disputait pour savoir si Dieu parlait le latin, l’allemand ou le grec, à moins que ce ne soit au sujet de la présence, réelle ou symbolique, de Dieu au milieu des croyants. Martin ne voulait pas que le mouvement qui avait pris naissance trente ans plus tôt se perde maintenant dans les sables des disputes. Il avait trop lutté, trop souffert, trop espéré, trop aimé, trop travaillé pour permettre qu’on fasse n’importe quoi avec les idées qu’il avait défendues et qui avaient connu tant de succès. Pour lui, la langue de Dieu est celle de la vie de tous les jours, inspirée par la lecture quotidienne de la Bible et parlée par des hommes et des femmes de chair, de cœur et d’esprit, point barre. Et la présence de Dieu est réalisée dans l’amour fraternel, l’espérance partagée et la foi vécue, elle est constamment promise mais jamais possédée par personne. C’est à prendre ou à laisser. Voilà ce qu’il tenait à dire à tous ces gens qui se crêpaient le chignon un peu partout.

Et le voilà bloqué à Eisleben, sa ville natale. Je veux dire : bloqué pour de bon. Stoppé dans sa course. Terminus. Arrêt final. Du cœur. À l’âge de 63 ans. Et le voilà qui arrive au ciel. Dieu, qui avait soutenu cet homme tant et plus, dans ses combats internes, dans ses recherches bibliques, dans ses confrontations avec ses contemporains, dans sa vie commune avec Katharina, Dieu donc l’a reçu séance tenante dans sa chaude lumière. Après l’avoir félicité pour sa sincérité et son courage et pour la fidélité avec laquelle il s’était attaché à capter la parole de Dieu dans la lecture des écrits de la Bible, après l’avoir, aussi, réprimandé sévèrement pour ses colères, ses mots quelquefois un peu grossiers quand-même, ses comportements des fois un peu cavaliers envers son épouse, et certaines paroles malheureuses datant de la fin de sa vie, Dieu lui dit : « Mon cher Martin, tu sais que ce ne sont pas tes mérites, mais ta foi seule et l’amour que j’ai pour toi qui t’amènent ici. Tu ne seras pas étonné si je te dis que tu n’as droit à aucun privilège ici, ni à aucune récompense spéciale, puisque tu as déjà eu le privilège d’être mon témoin parmi les humains et que ta récompense a été d’être touché par la foi, par pure grâce. On est d’accord. Cependant, juste pour le fun, pour te faire plaisir et pour faire rigoler la nuée des anges, j’ai décidé de t’accorder la réalisation de trois vœux. L’un pour tout de suite, le deuxième pour dans quelques siècles, et le troisième pour l’éternité. Je t’écoute. »
Martin Luther se gratte les rares cheveux qui lui restent sur le côté de la tête. « Euh… est-ce que j’ai le droit d’y réfléchir, Seigneur ? Pour le deuxième et le troisième vœu, j’ai ma petite idée, mais le premier, celui pour tout de suite, je ne voudrais pas me tromper, alors j’aurais besoin d’un peu de temps. » – « Le temps, mon cher Martin, ce n’est vraiment pas un problème ici ! Prends-en autant qu’il t’en faut, tu as un forfait en illimité. Et le Wi-Fi gratuit en très haut débit. Tu peux aller dans ton cloud pour réfléchir. J’attendrai que tu sois prêt. »
Et Luther se retire pour méditer. Pour l’éternité, c’est facile : son vœu sera d’y vivre avec sa bien-aimée Katharina et leurs nombreux enfants, ceux qui sont encore en train de se débrouiller dans l’existence terrestre et de tracer leur chemin par leurs propres moyens, et ceux qui l’ont précédé ici, comme la petite Magdalena, dont le départ l’avait beaucoup fait souffrir. Le vœu pour dans quelques siècles, pas trop difficile non plus : c’est tout simplement que, dans 500 ans par exemple, il y ait encore quelques personnes dans le monde pour se souvenir des idées lancées en 1517 et après. Du genre : la liberté du chrétien, la distinction entre le domaine du spirituel et celui du pouvoir politique, la foi toujours reçue et jamais acquise, le pardon accordé par pure grâce et sur simple et sincère demande, j’en passe et des meilleures.
Le vœu pour tout de suite… eh bien ! c’est plus coton, parce que, ce que Martin aurait bien voulu, ça s’est déjà réalisé, mais dans son contraire. C’est cuit. Pas moyen de revenir en arrière. De quoi il s’agit ? Ah oui ! pardon, il faut que je le précise : Martin aurait voulu que, au lieu de lui tailler des statues à sa mémoire et de lui tirer le portrait à accrocher dans les chaumières, on se souvienne de ses idées et qu’on garde vivante l’incitation à lire, à parler, à chanter et à dire la grande bonté de Dieu. Lui qui a si vertement critiqué l’autorité du Pape et des évêques quand ils prétendaient imposer aux gens une certaine manière de croire et quand ils se posaient en intermédiaires incontournables entre l’homme et Dieu, il a beaucoup de mal à accepter que dans le « camp évangélique » (le camp de ceux pour qui l’évangile seul fait autorité) on fasse de lui une icône, un héros, un saint homme. Déjà de son vivant. Et ça s’aggravera après sa mort. À Kromsdorf par exemple, près de Eisenach, une paroisse a modifié l’un des panneaux de son autel : la statue en bois peint représentant un saint a été enlevée et remplacée par une effigie de Luther ! Martin, adulé à côté d’un antique évêque et d’un vénérable saint ! Un comble ! Voilà le vœu que Luther aimerait bien présenter pout tout de suite : qu’il soit respecté pour ses idées et pour son travail, pour ses qualités humaines et son engagement au service de Dieu, d’accord, mais pas sanctifié, pas sculpté dans la pierre, pas élevé sur des socles au milieu des places. Apparemment, c’est trop tard.
Martin a beau réfléchir, il tourne en rond dans son cloud sans trouver de clé. Le problème est en train de lui gâcher son paradis, c’est vraiment trop bête. Comme il s’en plaint auprès d’un des anges commis à son service, celui-ci lui dit : « Et pourquoi tu n’en parles pas au bon Dieu au lieu de te faire du mauvais sang ? » – « Excellente idée ! » lui répond Martin. Et il demande audience à sa Sainteté le Père.
Qui le reçoit sans plus attendre. En présence du Fils et du Saint-Esprit, Martin expose son problème. Une flopée d’anges écoute en silence.
Dieu le Père se gratte le menton. En effet, contrairement à ce qu’on prétend trop souvent, il ne porte pas de barbe. À mon avis. « Hmmm. C’est effectivement un problème. Je n’ai pas l’habitude de faire machine arrière. Je change ce qui est et ce qui vient, mais pas ce qui a déjà été. Qu’est-ce que vous en pensez, vous deux ? » En se tournant vers son Fils et vers l’Esprit.
Le Fils : « On pourrait ressusciter l’ami Martin vite fait, pour lui donner l’occasion de rétablir la situation, non ? »
Le Père : « Bof bof. C’est une possibilité, mais tu sais bien que, les humains, même si les morts ressuscitent ils ne se laissent pas convaincre. Abraham le disait déjà au riche qui avait méprisé le pauvre Lazare. »
Le Saint-Esprit : « J’ai peut-être une idée… Et si on traitait ça par l’humour ? »
Les anges relèvent la tête, ils aiment bien les mots d’esprit.
Le Père : « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
L’Esprit : « Une seconde, je me laisse inspirer en direct… Voilà, on pourrait charger quelques humains un peu malicieux de traiter le personnage Luther, celui que les gens imaginent, avec une pincée d’humour. Il pourraient faire ressortir des aspects un peu moins sérieux, par exemple qu’il aimait bien boire sa petite bière, ou bien quelqu’un le représenterait en robe noire au milieu d’une galerie de saints bien patentés… »
L’Esprit s’arrête, parce que les anges, pliés par le rire, font trop de bruit à son goût.
Le Fils : « Pas mal, ton idée, dis donc ! Le rire est sain, il chasse les pensées noires et il donne de la légèreté aux choses les plus graves. J’aime ça. »
Le Père : « Je suis d’accord avec toi. Faisons ce que tu as dit, Esprit. Je sais d’ailleurs que dans un peu moins de cinq cents ans, un fabricant de jouets fera des affaires juteuses en mettant sur le marché une figurine très plastique de Martin en toge et toque de professeur. »
L’Esprit : « Martin en play boy ? Je veux voir ça ! » Les anges pouffent.
Le Père : « Non, pas en bois. En plastique mobile. En Play mobile. »
Martin : « Euh… si je peux me permettre… pour l’humour, je suis d’accord. Traitées sur un ton humoristique, les choses ont souvent tendance à revenir à de plus justes proportions. Mais le coup de la figurine en play débile, franchement je ne vois pas… »
Le Père : « Pas débile, Martin. Mobile. Les bras, les jambes et la tête seront articulés. Allez, je te laisse choisir deux éléments qui feront partie de la figurine. »
Martin : « Bon, alors… il faudrait que la figurine évoque clairement deux choses qui m’ont porté : le travail de lecture et de traduction de la Bible en langue populaire, et le travail d’écriture de tous ces livres qui ont circulé dans toute l’Europe, grâce à l’imprimerie. »
Le Fils : « Pas difficile. Pour la Bible, la figurine tiendra un livre ouvert dans sa main, et on pourra y lire à gauche ‘ Fin de l’Ancien Testament ‘ et à droite ‘ Le Nouveau Testament, traduits par le professeur Martin Luther. ‘ »
L’Esprit : « Et dans l’autre main une plume ! Pour l’écriture. Ben oui, quoi ! Même les gens du 21e siècle habitués aux claviers des ordinateurs et des smartphones sauront que Martin Luther, au début du 16e siècle, écrivait avec une plume et de l’encre, non ? »
Applaudissements dans les rangs des anges. Le Père tape son genou de la main pour signifier que la décision est prise. Dans l’espace d’à côté, les anges de service appellent : « À table ! La soupe est servie ! »
Il paraît que sur terre, dans la chambre de Eisleben où repose le corps de Martin Luther, des gens se sont étonnés de voir apparaître sur le visage du mort comme une espèce de vague sourire.

Crédit: Christian Kempf, Point KT