Ce conte de Noël se déroule dans une cité, avec des adolescents désœuvrés.
Narration d’Annie Timbeau-Rapin.
Une fois la partie de football achevée, les adolescents en sueur, maculés de boue, regagnèrent l’immeuble décrépit qu’ils habitaient tous… Les senteurs attrayantes de cuisine festive et de pâtisseries qui descendaient par la cage d’escalier ne parvenaient pourtant pas à masquer la puanteur humide de l’entrée. Les garçons humèrent le mélange d’odeurs et leurs visages s’assombrirent.
– Putain, les mecs : c’est Noël ! s’exclama Elisée en flanquant un coup de pied à une poubelle qui se renversa et vomit son contenu hétéroclite et malodorant sur le carrelage.
– C’est quoi, Noël ? C’est quoi, Noël, négro ? brailla Kamel.
– C’est une teuf, voilà, avec de la bouffe, un arbre décoré, des bougies. T’as pas vu les publicités et les vitrines du Carrefour ?…
– Un peu comme l’Aïd, expliqua un autre.
Elisée, le grand Togolais dépenaillé, ajouta tristement :
– C’est pas trop la fête pour nous. Même si ce soir tard on pourra bouffer tant qu’on voudra !
Silencieusement, ils se faufilèrent dans le sous-sol mal éclairé puis gagnèrent leur repaire : une cave au sol cimenté où ils avaient rassemblé un tapis décoloré, des coussins, une étagère, un fauteuil défoncé et un canapé bancal découverts dans la déchetterie proche. Les uns s’assirent, les autres s’accroupirent et ils se mirent à fumer.
– On se les gèle ici ! On n’y voit rien !, se plaignait Rafik, le plus jeune.
– Moi, je déprime grave !, murmura Kamel, la tête cachée entre ses bras croisés sur ses genoux.
– Et si on allait foutre le feu à quelques voitures et aux containers du supermarché ?, suggéra quelqu’un.
Cette proposition fut aussitôt repoussée car ce seraient leurs familles qui seraient amenées à supporter la conséquence de leurs actes s’ils venaient à être pris sur le fait.
– Ils sont bien assez dans la mouise comme ça, fit Elisée.
– Alors, on prend les motos et on va caillasser loin d’ici ! Y’a des munitions sur le chantier de l’autoroute ! »
L’idée convint et les quinze garçons se hâtèrent d’aller remplir leurs poches de galets. Ils s’éloignèrent ensuite de leur cité, écharpes cachant le bas du visage, capuchons rabattus jusqu’aux sourcils, dans un effroyable grondement de moteurs tournant à plein régime. Au passage, ils brisèrent une vitre de la boulangerie, celles du centre culturel, blessant à cette occasion deux « taggers » en plein travail.
Quelques rares passants se hâtaient de regagner leur logis en tâchant d’éviter la meute motorisée et tous les autres périls de la nuit citadine.
– Par ici, c’est pas marrant ! hurla Kamel, le meneur. Ce sera mieux en centre-ville.
A la file, ils parcoururent les boulevards sans se soucier des exigences du code de la route, empruntèrent à pleine vitesse les ruelles les plus étroites. En passant, ils bombardaient de cailloux les cafés illuminés, renversaient les vasques garnies de verdure et semaient la panique chez les piétons en roulant sur les trottoirs. La sirène d’une voiture de police qui se rapprochait les alerta et ils plongèrent à contresens dans le parking souterrain où ils savaient pouvoir se dissimuler.
– Quand même, on s’amuse pas beaucoup ! constata le gros Robert dont le père était en prison. Tous s’accordèrent à reconnaître qu’il avait raison.
– C’est pourtant Noël, renchérit le même.
– On va embêter les amoureux au bord de la Garonne ! décida Kamel.
Une belle promenade aux ombres complices était en effet le rendez-vous des couples les plus variés. Pour la rejoindre, la troupe traversa de nouveau la ville à grand bruit. Ils se faufilaient entre les voitures qui circulaient à faible allure en suscitant des concerts de klaxon, des cris et des grincements de freins. Sans se l’avouer, les garçons finirent par s’effrayer de leurs imprudences, leurs gestes perdirent de leur précision et ils s’arrêtèrent sur le bord de l’esplanade, déserte ce soir-là.
– Mais où sont-ils passés ce soir, tous ces cochons ?, s’indigna Elisée.
Tout à coup, il pointa l’index vers un petit camion blanc arrêté non loin de la berge et s’écria :
– Ce sont des gitanes !
– Faut faire gaffe, les mecs, ces gens n’hésitent pas à se servir d’un fusil, observa l’un d’eux.
– C’est justement ça qui est marrant !, assura Kamel.
Ils démarrèrent sur-le-champ et se dirigèrent vers le véhicule arrêté, tournoyèrent autour de lui en le lapidant.
Le fracas des galets frappant la tôle de la carrosserie se mêlait aux cris des assaillants et au vrombissement des moteurs poussés à leur maximum. Soudain, la portière du camion s’ouvrit et un grand tzigane maigre parut dans son embrasure. Un projectile l’atteignit en plein visage et du sang jaillit aussitôt. Le blessé tituba puis hurla des mots dans sa langue avec tant de douleur et de désespoir que cela stoppa la sauvagerie de ses agresseurs. Ils éteignirent les moteurs. L’homme s’accroupit, la tête entre les mains et une femme se montra derrière lui. Une longue chevelure sombre et luisante encadrait son visage livide. Sa beauté surprenante et sa dignité paralysèrent les garçons qui la contemplèrent en silence.
– Putain, bredouilla tout à coup Kamel, elle est enceinte jusqu’aux yeux !
– Par pitié, aidez-moi ! gémit la tzigane.
– Elle a les jambes pleines de sang… c’est son petit qui est en train d’arriver ! Ça fait comme à ma mère ! expliqua Elisée qui était l’aîné de dix négrillons. On peut pas la laisser tomber !
– Non, on peut pas ! convinrent-ils en se tournant vers leur chef.
Celui-ci ouvrit la portière arrière du camion, y déposa sa moto puis revint à l’avant. Il aida l’homme et la femme à grimper dans la cabine puis s’installa auprès d’eux derrière le volant. Il se pencha au dehors et cria à ses camarades :
– J’ai pas le permis mais je sais conduire ! Passez devant et ouvrez le passage. On les emmène !
– Pas à l’hôpital ! Pas à l’hôpital ! supplia la femme. Nous n’avons pas de papiers.
Kamel se gratta la tête sous sa capuche, réfléchit puis ordonna à sa troupe :
– A la cité ! et en vitesse !
Le cortège traversa la ville sans encombre et vint stopper devant l’entrée de l’immeuble. Kamel distribua les tâches et, au bout de peu de temps, la tzigane se retrouva couchée sur le canapé de la cave garni de draps et de couvertures que les garnements étaient allés chiper chez eux.
– Moi, annonça le gros Robert, je vais chercher le toubib des pompiers avec Julien… Vous en faites pas, s’il se fait prier, on le frappera !
Intrigués par le va-et-vient, le bruit, les habitants descendaient les uns après les autres de leurs appartements et s’agglutinaient devant l’entrée du sous-sol protégée des intrus par les garçons.
Remorqué assez brutalement par Robert et Julien, le médecin de la caserne proche arriva bientôt, en tenue de soirée. Tous les trois s’engouffrèrent au sous-sol.
Au bout d’un moment, le médecin reparut en haut du perron de l’immeuble avec, dans les bras, un bébé, enveloppé dans une couverture, qui braillait énergiquement. Il le souleva au-dessus de sa tête pour le montrer à la foule et annonça :
– Ce soir, un enfant nous est né, il s’appelle Emmanuel !
Derrière lui, à la tête de ses camarades, Kamel déclara solennellement :
– Pour une fois, les potes, on s’emmerde pas… je crois bien que c’est une fête !
Journal « Réforme »