Point KT

Spiridon

image_pdfimage_print

ID 1396 115

Personne ne connaît les spiridons… ces étranges personnages d’une autre planète. Mais chez eux aussi, les enfants doivent apprendre à négocier avec les adultes… comme sur notre planète, et surtout, surtout ils ont une très grande soif de connaissances. Conte écrit pour le dixième anniversaire de Finnigan par Christian Kempf
Il y a très longtemps, sur une planète très éloignée de la Terre, de l’autre côté du système solaire et même plus loin encore, vivaient des êtres qu’on ne pouvait ni voir, ni toucher, ni entendre. Ils n’avaient pas de corps, pas de matière. Du moins, rien de ce qui fait notre vie quotidienne, à nous autres Terriens.
Sauf qu’ils étaient intelligents, beaucoup plus intelligents que nous. Et qu’ils communiquaient entre eux. Et qu’ils étaient des fois heureux, des fois tristes, des fois joyeux, des fois en colère. Nous, nous dirions qu’ils avaient un esprit et un cœur, même s’ils n’avaient pas de corps.
Je ne sais pas leur nom, c’est pourquoi je les appelle des spiridons, faute de mieux.
Les spiridons avaient une capacité étonnante : ils voyaient loin, très loin, plus loin que leur monde. Mieux que les télescopes les plus puissants que les hommes de la Terre aient jamais construits. Comme si tu pouvais voir une fourmi sur Pluton.

C’est ainsi qu’un jour, alors que le soleil, les étoiles et les planètes s’étaient arrangés, dans leur mouvement, pour laisser pendant quelques instants un minuscule trou dans le ciel, l’un de ces spiridons, le plus jeune d’entre eux, aperçut par ce trou une planète comme il n’en avait jamais vues de semblables auparavant : elle était toute bleue, avec des taches blanches, et une lune tournait autour d’elle.

– « Papa ! Papa ! Regarde, là, cette planète bleue ! C’est quoi ? Allez, dis-moi ! »
– « Où ça, où ça ? », répondit le papa.
– « Mais là, dans ce trou entre les étoiles ! »
– « Là-bas ? De l’autre côté du soleil ? »
– « Oui ! Oui ! C’est quoi ? »
– « Eh ! bien ! Je t’avoue que je ne sais pas. C’est la première fois que je vois cette planète. C’est vraiment étrange. Comme elle est bleue et toute tachetée de blanc !
Et si tu regardes bien, tu vois qu’elle est verte à certains endroits et brune à d’autres endroits.
Va demander à maman, elle sait peut-être quelque chose. »
– « Maman ! Maman ! Viens voir la planète bleue ! Vite, avant que le trou ne se referme ! »
Mais la maman n’a pas pu en dire plus. Elle non plus ne connaissait pas la planète bleue.
– « Tout ce que je peux vous dire », révéla la maman spiridon qui avait des yeux plus perçants que tous les autres, « c’est que sur cette planète je vois des choses qui bougent.
Certaines de ces choses bougent sur quatre pattes, d’autres sur deux pattes, certaines ont des roues pour avancer et d’autres volent par-dessus. »
– « Est-ce que ce sont des êtres vivants comme nous ? » demanda le jeune spiridon.
– « Mmmmh… difficile à dire. En tous cas, ils sont nombreux ! »
– « Alors, on pourrait aller voir sur place, pour savoir !»

– « Non », dit le papa spiridon, « c’est trop loin, c’est en-dehors de notre monde. »
Il faut savoir que les spiridons avaient une autre capacité étonnante : ils pouvaient se déplacer d’un endroit à l’autre en une fraction de seconde, à l’intérieur de leur monde. Se télétransporter. Leur monde était immense, de la taille d’au moins un système solaire, sinon deux, mais il avait quand même des limites.
En tous cas, il leur était interdit d’aller plus loin que ces limites. Strictement interdit.
Petit spiridon n’a plus rien dit. Mais il était triste. Le trou dans le ciel s’est refermé et la planète bleue a disparu derrière le soleil.
Les jours suivants, petit spiridon est resté muet, sans bouger de sa place, il ne jouait plus, ne riait plus, ne posait plus de question.
Et puis, un matin, il s’est réveillé alors que ses parents chantaient « Joyeux anniversaire ».
Et papa spiridon a dit :
– « Petit spiridon, aujourd’hui nous fêtons l’anniversaire de tes 1 000 ans. Tu es grand maintenant, tu as le droit de choisir où tu veux habiter pour le restant de ta vie.
Avec ta maman, toi et moi nous avons visité des millions d’endroits différents de notre monde, il y en a certainement un que tu préfères aux autres. »
Petit spiridon a regardé son papa droit dans les yeux – enfin, c’est ce qu’aurait fait un enfant des humains, mais les spiridons n’ont pas notre bouche, ni nos oreilles, ni nos yeux, n’est-ce pas – et il a dit :
– « C’est vraiment vrai ? Je peux choisir ce que je veux ? »
– « Oui, ce que tu veux. »
– « Alors je choisis d’habiter sur la planète bleue. »
– « Non, je t’ai déjà dit que c’est impossible. »
– « Mais tu as dit aussi que je peux choisir ce que je veux ! »
Et ils ont commencé à se disputer grave.
Maman spiridon est intervenue et elle a dit :
– « Arrêtez de vous disputer comme des chiffonniers. Nous allons demander conseil au grand chef des spiridons. »
Et c’est ce qu’ils ont fait.

Quand il a su pourquoi le papa et le fiston se disputaient, le grand chef des spiridons s’est tourné vers petit spiridon et lui a demandé :
– « J’avais entendu parler de la planète bleue qui se trouve de l’autre côté du soleil. Mon arrière-grand-père, qui est mort il y a cent mille ans, l’avait vue par un trou dans le ciel comme il s’en produit un tous les 1 000 siècles.
Dis-moi, petit spiridon, pourquoi veux-tu aller habiter là-bas ? »
– « Ben, à cause de ces petites choses qui bougent sur la planète bleue. Je voudrais savoir si ce sont des êtres vivants comme nous. »
– « Mon garçon, c’est tout à ton honneur. La connaissance et la curiosité, c’est ce qui nous a toujours fait avancer.
Mais… est-ce que tu sais pourquoi il nous est interdit de franchir les limites de notre monde ? »
– « Ben… parce que… parce que c’est interdit. »
– « C’est très juste. La raison qui est derrière cet interdit, c’est que celui qui sort de notre monde ne peut plus y revenir. C’est comme ça.
Par conséquent, si tu vas habiter sur la planète bleue, tu vas devenir l’un d’eux, un planète bleuâtre, vivant ou pas vivant, tu le sauras en y arrivant. Mais tu ne pourras plus jamais redevenir le spiridon que tu es maintenant. »
– « Ah », a dit petit spiridon. Il s’est tourné vers maman spiridon, puis vers papa spiridon, et enfin de nouveau vers le grand chef des spiridons.
– « Je veux y aller », a-t-il dit d’un ton grave et décidé.
C’est comme ça que la terre s’est agrandie d’un être vivant supplémentaire.
Personne ne l’a jamais su, parce que le spiridon, en arrivant sur la terre, a pris forme dans un corps humain, avec ses forces et ses faiblesses, avec sa faim et sa soif, avec sa rudesse et sa tendresse.
Jamais il n’a parlé à personne du monde des spiridons. On peut d’ailleurs se demander s’il s’en souvenait lui-même.
Il s’est marié, il a eu des enfants et des petits-enfants, et aucun d’eux ne sait qu’il descend d’un spiridon.
Sauf que certains spécialistes se demandent encore aujourd’hui d’où les enfants des humains tiennent leur immense soif d’apprendre et leur profond désir de liberté. Mystère.

Crédit : Christian Kempf