Qu’est-ce que la sagesse des Écritures peut apporter, concernant l’usage du temps ? Comment répond-t-elle à cette préoccupation permanente de l’homme au cours de l’histoire et plus que jamais véritable enjeu de société aujourd’hui ?
Suite de l’article » Excusez-moi, je n’ai pas le temps ! »
De l’usage du temps
Qu’est-ce que la sagesse des Écritures peut apporter, concernant l’usage du temps. Entre autres documents utilisés pour ce travail : divers commentaires sur l’Ecclésiaste ; émission AGAPE Présence protestante – Le Jour du Seigneur, sur France 2 de novembre 2006 ; Question de temps avec Nicole Aubert, sociologue, Olivier Abel, théologien protestant, professeur de philosophie éthique à la Faculté protestante de Paris, Etienne Klein, physicien au commissariat à l’énergie atomique, Françoise Fores, professeur de gériatrie, Philippe Simay du Collège international de philosophie. Comment répond-elle à cette préoccupation permanente de l’homme au cours de l’histoire et plus que jamais véritable enjeu de société aujourd’hui ?
La création correspond, dans la Genèse, à l’organisation d’un temps et d’un espace dont le couple humain est le gérant mandaté par Dieu (Gen 1/1-2,3).
Dans la langue hébraïque, plusieurs termes sont utilisés pour distinguer des temps différents :
- « ha olam » désigne à la fois un avenir ou un passé lointain, le temps incontrôlable et l’éternité sans mesure, la durée illimitée du monde ou de Dieu, le monde et l’éternité qui échappent à l’homme. Il exprime un espace de temps dont la durée est incalculable, c’est le temps immémorial de ce qui est toujours déjà là. C’est le temps de Dieu, temps caché et secret, pendant lequel se déploie le projet divin sur le monde. « Il a disposé avec ordre les œuvres grandioses de sa sagesse, car il est avant l’éternité et jusqu’à l’éternité. Rien n’a été ajouté, rien n’a été ôté » (Siracide 42/21).
- Le mot « zeman » désigne un temps fixé, jusqu’à ce que… C’est un terme de l’hébreu tardif, un aramaïsme attesté seulement 8 fois dans l’A.T. (Esd 10/14 ; Né 2/6 ; 10/35, 13/31 ; Si 43/7 ; Ec 3/1 ; Est 9/27,31). En grec, il est traduit par « chronos » pour exprimer une période de temps, la durée limitée, la temporalité ; c’est le temps qui court depuis le commencement jusqu’à la conclusion d’un événement ; c’est le temps fixé, la saison, le délai pour un voyage, une fête ou une initiative précise. Dans ce temps, les choses sont réglées avec mesure et l’histoire est finalisée. C’est dans ce temps que l’homme est appelé à jouer un rôle. C’est le temps de l’homme. Ce temps, qui lui est collectivement et individuellement imparti, s’inscrit dans ce temps très long où se réalise le grand dessein de Dieu. C’est dans ce temps-là que l’homme accomplit sa destinée.
- Au psaume 90/11, la prière de Moïse, homme de Dieu, s’exprime ainsi : Enseigne-nous à bien compter nos jours, afin que nous appliquions notre cœur à la sagesse. Ses paroles témoignent qu’il est important de penser la finitude du temps personnel, d’en être conscient pour vivre sagement. Il faut utiliser la perspective de la mort comme un mur qui fait rebond et qui donne du sens à ce que nous faisons aujourd’hui. Comment peut-on fabriquer une sorte de diététique de l’instant qui passe sans l’idée de la mort ? Au Moyen-Âge, les symboles de la fin et de la mort avaient leur place dans chaque maison, dans chaque rue et plus encore dans le cœur et l’esprit de chaque homme. Aujourd’hui, mentionner seulement la mort est une faute de goût.
- Mais quelqu’un ici dira son inquiétude, son angoisse même : « Moi j’ai beau me dire qu’il faut changer de rythme, qu’il faut se laisser ralentir, je souffre beaucoup de l’accélération. Je suis obligé par trop de responsabilités. Je trouve que le train accélère et je voudrais sauter du train en marche. Je ne sais pas où il va, je ne sais pas… Je ne suis pas sûr que l’on puisse si facilement que ça le dominer, être optimiste et penser que tout va bien, qu’on va y arriver. Je n’en suis pas sûr. Je suis inquiet. Dans le même temps, je vois d’autres gens désœuvrés. Et je trouve cette situation, cette évolution tout à fait terrifiante ! »

- « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ce commandement nous rappelle qu’il y a deux types de temps, le temps pour soi, le temps pour les autres.

Nous sommes parvenus, au point où nous ne pouvons pas esquiver le discours de l’Ecclésiaste / Qoheleth.
Dans l’Ecclésiaste par exemple, tout est vain, mais il y a un temps pour tout. Pour lui, l’homme est incapable de saisir le sens de ce que Dieu fait ou veut faire à travers la succession des moments qui fuient vers le néant. Il lui revient de respecter le déroulement des temps et de vivre à l’intérieur de la vie rythmée des événements.
Comme il le dénoncera lui aussi, les Stoïciens, disaient déjà : « Certains sont possédés par le désir toujours inassouvi de posséder de plus en plus de choses. D’autres s’épuisent à faire des travaux ou des tâches superflus. D’autres s’adonnent à la boisson, à la paresse ; d’autres sont dévorés par l’appât du gain et s’exténuent à faire du commerce dans tous les pays, sur toutes les mers. D’autres sont agités par le désir de faire la guerre, ne pensant qu’à mettre autrui en danger, inquiets de celui qu’ils courent eux-mêmes et des risques qu’ils prennent pour leur propre vie. D’autres enfin passent leur vie comme asservis à la nécessité de devoir courtiser leurs supérieurs sans pour autant que ceux-ci ne leur en témoignent de la reconnaissance ni ne les paient en retour ».
Qoheleth s’est plongé dans toute la possibilité humaine, et il a vu ce qui était possible et il a parlé avec sérénité, acuité, rigueur, de son expérience. Il se met, lui, Qoheleth, totalement en question en commençant par montrer tout ce qu’il a fait et apprendre que cela n’était rien. Qoheleth est le contestataire absolu. Il affirme tantôt que le bonheur n’est rien, et ailleurs que la seule chose que l’homme puisse faire raisonnablement dans la vie, c’est de prendre de la joie.
Qoheleth aime l’argent et la richesse dans la mesure où ils permettent une vie confortable ; mais il les craint à partir du moment où le souci de les acquérir empoisonne la vie (5/9-16). Il condamne la rapacité des aristocrates et des riches insatiables qui raffolent de parader. Ce n’est donc pas nouveau si l’on songe aux grands procès pour délits financiers. Qoheleth s’en tient à l’absurdité de cette conduite. Amasser des trésors et la nuit ne plus pouvoir dormir (5/11), thème d’une fable bien connue. L’évangile ne transformera pas fondamentalement cet énoncé. Jésus condamnera lui aussi l’inquiétude de ceux qui cherchent avec avidité les biens terrestres ! (Lc. 12/13-21). Lui-même sera accusé par ses ennemis de manger et de boire, d’être un glouton (Mc. 2/15-17). On ne lui reproche pas son ascèse, comme à son Maître Jean, mais sa goinfrerie ! (Mt. 11/19).
Quant au récit du malheur du riche ruiné, qui n’a plus rien à léguer à son fils (5/12-13), Qoheleth l’a peut-être imaginé à la lecture du livre de Job 1/21 que rappelle la phrase : « Tel qu’il était né du ventre de sa mère, tout nu il repartira. »
Par contraste, Qoheleth en revient à ses propositions pour une vie heureuse (5/ 17-19). La vie est courte, le seul bien-être sans mélange est l’absence de soucis. Le corps doit être nourri et abreuvé, c’est là un don de Dieu. La richesse est donc bonne à condition d’en user sans en abuser. Et Dieu l’a voulue telle. Mais pourquoi y consacrer sa vie et que d’aléas dans l’usage de cette richesse (6/1-2). Il est des hommes à qui leur santé ou la mort enlèvent leur fortune. Elle passe aux mains de leurs héritiers et c’est l’autre qui consommera tout et pour lui, c’est une souffrance et un scandale pour Qoheleth (2/18-23 et 6/3-9). Les lecteurs de Qoheleth se souvenaient sans doute des conditions désastreuses dans lesquelles s’était ouverte la succession du Salomon de l’histoire. Ils se rappelaient la sottise de Roboam qui avait abouti au schisme. Ainsi le plus sage des rois avait-il eu pour héritier un fils stupide (I Rois 12).
L’homme qui plaît à Dieu est, d’après l’Ecclésiaste, celui qui possède sagesse, science et joie, c’est-à-dire celui qui use de sa sagesse et de sa science pour jouir des biens du monde en chassant la crainte. En revanche, Qoheleth nomme imbécile celui qui passe son temps à accumuler dans l’anxiété. La bénédiction divine c’est la joie de vivre, l’inquiétude est une malédiction. Ainsi, l’ascétisme de l’avare, les insomnies de l’ambitieux, la recherche ardente de la volonté de puissance, Jésus et Qoheleth sont d’accord pour les réprouver !
Qoheleth insiste aussi sur la dépendance de toute réussite par rapport au temps. Il n’y a qu’à relire les chapitres 3 et 12 : Il y a un temps pour toute chose sous le soleil et… jeune homme souviens-toi de ton créateur durant ta jeunesse. Qu’importe les héros des dynasties antédiluviennes, qu’importent les 979 ans de Mathusalem s’il n’a pas été heureux. Le temps ne nous appartient pas, aujourd’hui comme il y a 2 500 ans, c’est la seule chose que nous ne puissions en rien maîtriser !
En conclusion, la morale traditionnelle affirmait que celui qui accomplit la volonté de Dieu doit être heureux. Qoheleth en gauchisant le sens des termes laissés par ses prédécesseurs affirme que celui qui est heureux suit la volonté de Dieu.
La sagesse des professeurs appelait le pécheur un fou. Qoheleth aussi, mais il se réserve le droit de définir le mot. Un pécheur est celui qui néglige de s’efforcer de progresser dans le bonheur. R. Gordis (Koheleth, The man and his world, New York, 1951) écrit : « Il faut donc prendre garde au sens particulier que Qoheleth donne au vocabulaire traditionnel des sages ». Jamais la pensée hébraïque ne fut doloriste.
Si nous pouvons réunir les perles de ce livre et les suivre selon le fil conducteur clairement indiqué : un bout du fil est la vanité, l’autre bout, Dieu présent.
Voici donc l’éloge de la fragilité ! Voilà la leçon de Qoheleth !
Certes, les techniques évoluent, et l’on peut se demander ce que l’Écclésiaste aurait dit devant ces personnes qui passent quotidiennement des heures devant leur écran de télévision ou d’ordinateur, se laissent traverser par des milliers d’images extérieures, et oublient de soigner leur image intérieure avec laquelle ils ont été créés et qui les relie à Dieu. En perte d’image, l’homme erre en tâtonnant dans un monde obscur.
Ecrit dans un contexte particulier, cette parole biblique s’applique à notre temps comme si elle avait été écrite hier et pour nous.
Ce texte est là dans son réalisme sans faille, sans fuite mais aussi, sans désespoir et sans excès le plus sombre qui conduirait immanquablement à la mort. Qohelet est un grand discours interpellateur avec l’alternance des constats de désespoir et l’affirmation des raisons d’espérer. Ne s’agit-il pas d’un texte thérapeutique pour faire sortir le désespoir du roi, et le roi du désespoir, à un moment où celui-ci se trouve en crise, dans l’amertume de la fin de son règne ?
Conclusion
Paul Tillich nous dit : « Le temps est notre destin. Le temps est notre espoir. Le temps est notre désespoir. Le temps est aussi le miroir où nous voyons l’éternité ». Alors aujourd’hui, selon l’expression d’Alain Houziaux, « Prends cette gorgée de vie, prends cette gorgée de temps que Dieu te donne, prends-la et dis seulement : amen et merci ». Saurons-nous le partager avec nos enfants ?
Crédit : Nicole VERNET – Point KT