Si notre Dieu est bien ce que nous disons, alors il y a toutes les raisons d’espérer : il est puissant, il est fidèle, il est juste, il agit dans l’Histoire et intervient en faveur des siens. On ne peut pas dire cela, l’enseigner aux enfants de génération en génération, et refuser d’admettre que Dieu est à l’œuvre quand l’Histoire des peuples bascule.
Comme pour le passage précédent, on remarque assez vite que notre texte n’est pas rédigé d’un seul jet, même si les articulations du texte ne sont pas soulignées. Le lecteur remarque que le ton et le sujet changent au verset 9, puis au verset 12, de façon assez abrupte. Mais l’ensemble garde une très grande cohérence, celle de la prédication du prophète qui annonce dans les15 chapitres qui débutent ici que le salut vient pour Israël, parce que son Dieu est maître de la création et de l’Histoire.
Réconfortez, réconfortez mon peuple : le mot hébreu vient d’une racine qui signifie respirer profondément. Il est donc question ici de rendre au peuple sa respiration, de lui donner du courage et de la force, sans pour autant ôter au terme toute nuance de tendresse. Par la suite, c’est toujours Dieu lui-même ou un de ses envoyés qui « réconfortent » (Ésaïe 49,13 ; 51,3.11 ; 52,9). Le redoublement marque une insistance affectueuse, mais est aussi le signe de la jubilation qui traverse toute la prédication du Second Ésaïe.
Dit votre Dieu : ces trois mots posent la question la plus délicate de tout le passage : qui parle ? Ce ne peut-être ni Dieu lui-même, ni un membre du peuple – et par conséquent pas non plus le prophète lui-même, puisque Dieu est présenté comme « votre Dieu ». Dans la suite (versets 3 et 6), c’est « une voix » anonyme qui s’exprime. Il en est de même ici. L’opposition « mon peuple-votre Dieu » renvoie à la formule d’Alliance entre Dieu et son peuple.
Parlez au cœur : il ne faut jamais oublier que le cœur, dans l’Ancien Testament, est tout « l’intérieur de l’homme, le siège de son intelligence, de sa volonté, plutôt que celui des sentiments. Comme en Genèse 50,21 ; Il Samuel 19,7 ; Ruth 2,13, l’accent premier est donc dans le fait de rassurer, d’effacer la peur et de garantir l’avenir. Mais la note de tendresse, qui se retrouve en Genèse 34,3 ; Juges 19,3 ; Osée2,14 ; n’est pas absente ici.
De Jérusalem : Jérusalem personnifiée, c’est la communauté du peuple sans limites géographiques ou temporelles : les déportés, ceux qui sont restés, et leurs descendants.
Sa corvée est remplie : la corvée, c’est tout travail imposé. Il est dit clairement qu’Israël n’a pas subi un tort, ni « expié un péché », mais subi un châtiment qui est arrivé à son terme.
Deux fois le prix de toutes ses fautes : cela ne veut pas dire que la peine a été trop lourde pour la faute commise. Le « double » est une norme juridique de remboursement (Exode 22,3.6.8 ; Zacharie 9,12 ; Job 40,12 ; Deutéronome 15,18 ; Jérémie 16,18) qui inclut le tort commis, les frais, et les « dommages et intérêts ». Donc, la peine est achevée, une nouvelle vie peut commencer, parce que les comptes sont réglés entre Dieu et son peuple.
Dans le désert : le mot désigne les lieux inhabités, mais où les nomades menaient paître leurs troupeaux. Il n’est pas envisagé de tracer une route rectiligne qui traverserait le désert entre Babylone et Jérusalem, mais de remettre en état la route habituelle par la Mésopotamie du Nord et la Syrie.
Un chemin pour le Seigneur : il y a là une allusion aussi bien aux routes triomphales des rois de l’Antiquité qu’à la pratique des routes processionnelles, sur lesquelles les Babyloniens faisaient avancer les statues de leurs dieux. Mais l’allusion est pleine d’ironie, car maintenant, il s’agit d’une vraie route, qui franchit des kilomètres de désert et sur laquelle Dieu va conduire son peuple (et non l’inverse !). Pour les déportés, c’est bien plus fortement la route de l’Exode qui est évoquée : ce que Dieu a fait autrefois, il va le refaire. Une nouvelle fois, il va conduire son peuple au travers du désert.
Nivelez dans la steppe : les mots employés évoquent toute la fragilité des routes de l’Antiquité, surtout lorsqu’elles franchissent des zones inhabitées. Les vents de sable et les pluies les encombrent ou les défoncent, les rivières torrentielles qui suivent les orages les arrachent par endroits. Il est donc question ici de restaurer la route qui conduit de Babylone à Jérusalem, de la dégager de ce qui l’encombre, de la redresser, tant dans son tracé que dans son niveau.
Que tout vallon soit relevé : on passe de la réalité au merveilleux, c’est le relief lui-même qui doit être rectifié. Il ne s’agit pas pour autant d’une image morale ou religieuse qui appellerait le peuple à se défaire de ses fautes, mais de l’évocation de ce que Dieu veut pour son peuple. Car si une route est construite pour Dieu, c’est en définitive son peuple qui va la parcourir, c’est lui qui doit pouvoir passer le plus confortablement possible. Le merveilleux sert à exprimer jusqu’où Dieu veut aller pour faire le salut de son peuple.
La gloire du Seigneur sera dévoilée : le mot hébreu traduit par gloire implique à l’origine le poids, la pesanteur. Certains textes en font quelque chose de lumineux (Ézéchiel, 1,27-28 ; Exode 16,7-10 ; 24,16-17). Mais chez le Second Ésaïe, la gloire désigne l’être même de Dieu qui se manifeste par des actes imposants (42,8.12 ; 58,11 ; 43,7). La majesté de Dieu, son poids dans l’Histoire des hommes, vont être manifestés par un événement concret, le retour des exilés.
Et tous les êtres de chair : l’hébreu dit plus simplement « toute chair » désignant ainsi les créatures vivantes (Genèse 6,12-13) qui vont découvrir la majesté de Dieu au travers de ce qu’il fait pour son peuple. Il y a dans cette annonce quelque chose qui dit que tous les doutes, toutes les moqueries qui se sont manifestés après la destruction de Jérusalem vont être balayés, renversés dans la reconnaissance du Dieu qui agit avec puissance. Dans les versets 4 et 5 deux thèmes sont étroitement entremêlés : l’annonce du retour du peuple ; mais aussi la révélation de Dieu (Théophanie) qui se manifeste personnellement, comme il l’a fait au Sinaï ! (Ex. 19 et 20) et pendant la sortie d’Égypte. Ainsi, bien au-delà d’une délivrance de l’Exil, ce qui est annoncé, c’est la venue de Dieu dans l’Histoire des hommes, sa manifestation et sa révélation aux yeux de tous les peuples.
Verront que la bouche du Seigneur a parlé : cette formule on ne peut plus étonnante authentifie le discours de « la voix » : les faits vont confirmer que l’annonce de salut pour Israël n’est pas le fait d’un rêveur qui prend ses désirs pour la réalité, mais l’expression de la volonté de Dieu.
Une voix dit – l’autre dit : il faut sans doute traduire ici plutôt par « et je dis », c’est-à-dire que celui qui répond est le prophète lui-même, appelé à proclamer la décision de salut dont il vient de prendre connaissance. En tout cas, les versets 6-8 contiennent un dialogue, mais il n’est pas facile de rendre à chaque interlocuteur sa part de la conversation. Je vous propose le découpage suivant :
– une voix dit : « Proclame »,
– et je dis « Que proclamerai-je ? » Toute chair est comme l’herbe, et toute sa consistance est comme la fleur des champs : l’herbe sèche, la fleur se fane, quand le souffle du Seigneur vient sur elle en rafales.
– l’herbe sèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsistera toujours.
La ligne « oui, la multitude humaine, c’est de l’herbe » est une note marginale d’un lecteur qui a été introduite dans le texte par le copiste.
Que proclamerai-je : le prophète reçoit l’ordre d’annoncer ce qu’il a entendu, élève une objection, dans le même esprit que Moïse en Exode 3,11,13 ; 4,1 ; 10,13 ou Jérémie en Jérémie 1,6. Bien sûr, son recul n’est pas aussi vif que celui de ses prédécesseurs. Mais à la parole de salut qu’il est chargé d’annoncer, il oppose la remarque désabusée des exilés : que dire encore ? Tout n’est-il pas fini ?
Toute chair est comme l’herbe : le thème de la fragilité de la fleur (Ps 90,5-6 ; 37,2 ; 103,15-16 ; 129,6 ; Job 8,11-12 et 14,1-2. Il ne s’agit pas nécessairement d’une plainte, mais plutôt d’un constat un peu amer de la fragilité de l’homme qui « n’est rien et ne dure pas », de sorte que le temps passe et l’homme disparaît. Et avec lui ses souvenirs et ses souhaits. Près d’un siècle après la catastrophe de 587, l’image exprime bien la situation de la communauté juive installée dans l’Exil. L’espoir d’un retour et d’un rétablissement s’éteint avec les survivants, et ceux qui sont nés en déportation y sont comme installés avec, sans doute, une fidélité nouvelle en ce qui concerne les pratiques religieuses, mais aussi une résignation sans borne quant à la situation générale : l’Histoire ne revient pas en arrière.
Et toute sa consistance : certaines traductions lisent ici le mot « fidélité » selon le sens habituel du mot en hébreu. Mais il signifie aussi « force, vitalité », comme par exemple au Psaume 59,10-11.17.18. Et c’est bien le sens ici, où tout l’accent est mis sur la fragilité et le caractère passager de tout ce qui est vivant.
Quand le souffle du Seigneur vient sur elles en rafales : le mot traduit par souffle désigne aussi bien le vent que l’esprit. L’aspect « vent » renvoie à la réalité des vents chauds qui dessèchent les terres cultivées et les herbages. Mais ce souffle est celui du Seigneur qui maîtrise la nature et l’Histoire, qui fait vivre et qui fait mourir, Le souffle brûlant de la colère de Dieu est passé sur son peuple, et il n’en reste rien,
Mais la parole de notre Dieu subsistera toujours : là encore les traductions ont du mal à rendre l’original qui dit que « la parole de Dieu se lève pour toujours » et est donc plus dynamique que le français « subsistera ». La « voix » reprend les mots du prophète pour accentuer le contraste : il est normal que l’herbe sèche, il est tout à fait naturel que la fleur se fane, mais cela ne change rien à la puissance et à la force vivante de la parole de Dieu, qui se constitue et s’accomplit envers et contre tout. Évidemment, ce n’est pas cela que le prophète doit proclamer, mais la décision de salut de Dieu. C’est cette parole-là qui se lève et qui va s’accomplir, quelles que soient les apparences. Mais il faut aussi que le prophète soit arraché au pessimisme du peuple dont il fait partie. Sans doute faut-il comprendre aussi que le prophète déplace la signification même la formule de lamentation : à ceux qui disent, dans leur prière, « toute chair est comme l’herbe », il répond : donc Babylone et sa puissance aussi sont vouées à faner et à périr, Ce décalage est là d’autant plus parlant que la fleur sert, dans le symbolisme des sculptures de l’Antiquité à représenter le pouvoir royal. Le sarcophage d’un roi de Byblos représente par exemple le roi mort une fleur fanée à la main, son fils qui lui succède, avec une fleur droite sur sa tige. Cela nous invite à faire attention à deux phénomènes, auxquels nous ne pensons pas toujours en lisant nos bibles :
– il y a des images qui renvoient aux représentations traditionnelles dans le Moyen-Orient Ancien, telles que l’archéologie les révèle en mettant à jour des statues et des sculptures anciennes. Les auditeurs des prophètes connaissaient ces statues, et la parole des prophètes, en les évoquant, prenait un sens immédiatement clair. Alors que nous, qui vivons dans un monde différent, nous ne pouvons les comprendre qu’après avoir fait connaissance avec le monde dans lequel vivaient les auteurs de la Bible.
– les formules liturgiques peuvent changer de sens. Le message prophétique naît ici de la lamentation liturgique « retournée ». C’est un peu comme si le prophète disait : ce que vous dites dans vos prières, si vous y croyez vraiment, si vous le prenez au sérieux, est porteur d’espérance. Le prophète n’est donc pas toujours quelqu’un « qui a des visions », puisque sa prophétie peut surgir du culte lui-même.
Sion, joyeuse messagère : à propos de Sion, voir ce qui a été dit dans les notes sur le Psaume 137. C’est ici la population de la ville qui est invitée à participer à la proclamation de la délivrance.
Le prophète s’adresse à la ville sainte et lui demande de faire écho à sa prédication, de proclamer autour d’elle sa prochaine délivrance. Il n’est pas possible de dire s’il s’agit d’une simple figure de style, ou si le prophète a réellement fait transmettre sa prédication « au pays ». Ce qui est certain, c’est que tous les moyens doivent être mis en œuvre pour faire connaître que la délivrance approche : monter sur la montagne, d’où la voix porte plus loin, crier le plus fort possible, et crier de joie, parce que la délivrance attendue est proche. On sent bien ici qu’il s’agit d’une annonce à court terme, pleine d’impatience et de jubilation, toute différente de l’espérance difficile, bien que tout aussi forte, que nous avons rencontrée en Ézéchiel 34.
Voici votre Dieu : ce que Sion doit proclamer prend la forme d’un communiqué de victoire : Dieu revient triomphant vers sa ville, après une bataille gagnée. Ézéchiel avait annoncé (Éz. 10,18-22 ; 11,22-25) que Dieu quittait le Temple et la ville, le Second Ésaïe proclame son retour. Le retour de Dieu est la joie de Jérusalem.
Avec vigueur… Et son bras… : les mots et les images sont employés fréquemment dans le contexte de l’Exode : Deutéronome 4,34 : 5,15 ; 7,19 ; 11,2 ; 26,8 ; Psaume 136,12… Le prophète introduit des variations, mais l’idée est la même : comme autrefois, Dieu manifeste sa puissance en faveur de son peuple, il intervient dans les guerres des hommes et donne la victoire.
Son salaire…sa récompense : ces termes sont encore des allusions guerrières. Le vainqueur emmène son butin. Le texte glisse ensuite à l’image du berger, car le butin de Dieu, c’est son peuple. Et le peuple est la récompense de Dieu pour tous les efforts qu’il fournit en faveur du peuple.
II porte sur son sein les agnelets… : on retrouve ici l’image du berger d’Israël, avec des traits qui rappellent Ézéchiel 34 : le berger prend particulièrement soin des animaux fragiles. Il porte dans la poche ventrale de son habit les agneaux que la longue marche fatigue, veille sur les mères qui ont besoin de trouver du repos et de l’eau. Et le communiqué de victoire aux accents guerriers s’achève sur une image de tendresse et de paix.
Qui a jaugé dans sa paume les eaux de la mer : ici commence une polémique. Elle s’adresse à ceux qui prennent les annonces de délivrance du prophète pour des illusions sans fondement. À ceux-là, le Second Esaïe ne demande pas d’observer la situation militaire et politique. Il sait bien que si les Perses sont vainqueurs de Babylone, les petits peuples n’en restent pas moins soumis aux « grands ». Mais l’espérance de salut se fonde tout entière dans la découverte de ce qu’est Dieu. Pour amener ses auditeurs à cette découverte, il les martèle de questions, à la manière de Job 38.
La question n’est pas « quelle est la mesure de la mer ? » Après tout, les scientifiques actuels pourraient donner un chiffre très approchant. Mais la question est bien « qui a mesuré dans sa propre main » ? De même, les autres mesures demandées : l’empan est la longueur du pouce au petit doigt écartés. Le boisseau fait allusion à une mesure qui approcherait 4,4 litres.
Et la réponse est évidemment « personne », pour toutes les questions. Il ne s’agit pas de donner une idée du gigantisme de Dieu, mais de faire prendre conscience aux hommes de leur incapacité à évaluer la mesure du pouvoir de Dieu.
La mer… les cieux… la terre : on retrouve dans ce verset l’allusion à la Création (Genèse 1). Les croyants qui refusent l’espérance ont-ils pris conscience de ce que signifie « notre Dieu est le créateur » ?
Mais à côté de cette évocation de la Création, le verset 12 comporte une polémique très précise. Dans la religion babylonienne, c’est Marduk, le grand dieu de Babylone qui mesure et pèse la création -et les mots employés sont pratiquement les mêmes que ceux du prophète. Saut que, pour le Dieu d’Israël, ces opérations de mesure sont infiniment plus faciles qu’elles ne le sont pour Marduk dans les textes babyloniens.
On voit comment le prophète, pour faire recevoir et reconnaître son message d’espérance, est amené aussi à parler de Dieu dans sa grandeur et sa supériorité -pour l’instant contredite par les faits sur tous les dieux babyloniens.
Qui a toisé l’esprit du Seigneur : la question est la même que la précédente. Mais rapportée à la pensée de Dieu : qui peut la connaître ?
Et lui a indiqué l’homme de son dessein : cette ligne pose des problèmes de traduction. Celle qui est ici donnée par la Traduction Œcuménique de la Bible est très probable, mais il vaudrait mieux encore dire : l’homme de son décret. Au lieu d’énoncer des généralités (quel est l’homme qui connaît les pensées de Dieu, ou qui peut lui donner des conseils) le prophète fait alors un discours très précis. D’une part, « l’homme de son décret » désigne Cyrus. Personne n’a suggéré à Dieu d’utiliser Cyrus. Il en a décidé (décrété) ainsi dans sa toute puissance et sa volonté de sauver son peuple. D’autre part, l’expression est polémique. Selon les religions babyloniennes, les dieux décidaient au moment du Nouvel An du destin de chaque homme durant l’année à venir, et plus rien ne pouvait modifier ce décret. Le prophète, lui, affirme que c’est le Dieu d’Israël qui décrète librement, seul, et qui change l’Histoire des peuples comme il veut et quand il veut.
Jugement, science, chemin de l’intelligence : les mots ne sont pas tout à fait synonymes, ils indiquent une progression de la pensée : d’abord le discernement des choses et des réalités, puis la volonté et la décision d’ordonner, enfin les moyens de réaliser cette volonté. De toutes ces phases de la pensée de Dieu, l’homme est complètement exclu. Comment peut-il prétendre connaître les intentions de Dieu ? Avec ces questions, le prophète a glissé de la Création à l’Histoire.
Voici que les nations sont comme une goutte tombant du seau : il faut penser au seau en cuir qui sert à puiser l’eau du puits. Il reste toujours quelques gouttes accrochées à l’extérieur et qui se perdent. C’est normal, et sans importance. Les nations ne comptent pas plus que cela devant Dieu qui les contrôle et les dirige comme il veut et sans plus de difficulté.
Comme une poussière sur la balance : le mot traduit par « poussière » désigne ailleurs la buée des nuages (Exode 30,36 ; Job 14,19). Là encore, on peut imaginer que nos balances de pharmaciens pourraient faire la pesée. Mais les balances des marchés orientaux il y a 25 siècles ?
Les îles : notre prophète aime bien ce mot qu’il reprend souvent. Il évoque sans doute pour lui les îles lointaines de la Méditerranée, aux limites du monde. Et justement, même les extrémités du monde sont sous le regard de Dieu, rien ne lui échappe.
Le Liban ne suffirait pas… : ce verset est probablement un ajout qui commente l’exposé sur la grandeur de Dieu qui vient d’être fait : la montagne libanaise transformée en autel. Ses forêts réputées, utilisées comme bois et ses animaux comme sacrifices, sont insuffisants pour honorer Dieu. Il s’agit d’une image qui est assez indifférente aux questions de pureté rituelle qui excluent les animaux sauvages des sacrifices.
Toutes les nations sont comme rien devant lui : pour dire ce rien, le prophète emploie le mot qui, en Genèse 1,2 désigne l’inconsistance du monde avant la Création. Ce verset ne signifie pas que les nations ne sont rien. Le prophète et ses auditeurs juifs exilés ne savaient que trop de quel poids pèsent les nations. Mais elles ne sont rien en face de Dieu. Elles n’ont pas de pouvoir devant lui… Elles ne sont que des éléments de la Création, auxquels Dieu fixe leur petite place dans l’Histoire qu’il conduit. Les trois parties de notre passage s’enchaînent donc ainsi :
– versets 1 à 8 : une sorte de récit de vocation du prophète
– versets 9 à 11 : une prédication du prophète qui témoigne de l’accomplissement de sa mission, et qui prolonge le mouvement de la première partie : l’annonce du salut voulu par Dieu fait un pas de plus.
– versets 12 à 17- réponse du prophète à ceux qui ne veulent pas recevoir son message d’espérance. La première partie se présente comme une cascade d’ordres énoncés par des « voix ». Aux versets 1 et 2, quelqu’un rend compte de la décision de Dieu : la peine de son peuple est accomplie, le moment est venu de le consoler et de lui apporter la délivrance. En 3-5, une autre voix tire les conséquences pratiques de la décision de Dieu : la route du retour doit être déblayée et aménagée.
– En 6-8 enfin, le prophète, qui a entendu de loin les voix précédentes, est appelé à faire connaître ce qu’il a entendu, et, ayant exprimé son scepticisme, reçoit l’assurance qu’il s’agit bien de la parole de Dieu et qu’elle s’accomplira.
Cette succession d’ordres fait penser à une transmission hiérarchique des décisions dans une cour royale : le conseiller qui est proche du roi fait connaître au reste de la cour là décision souveraine. Puis les ministres et les officiers supérieurs donnent à leurs subordonnés des décrets d’application. Enfin, des messagers sont chargés de transmettre les ordres à ceux qui sont concernés par leur mise en œuvre c’est sur ce processus que sont construits les versets 1-8.
Au travers de cette présentation, le Dieu d’Israël apparaît comme un Grand Roi babylonien, plein de puissance : il décide, et tout se plie à sa volonté. Mais cette cour qui entoure Dieu marque aussi la distance qui le sépare des hommes. Le prophète anonyme ne rencontre pas Dieu directement comme Moïse (Exode 3), Ésaïe (chapitre 6) Jérémie (chapitre 1), ni même comme Ézéchiel (chapitres 1-2). Une distance s’introduite entre Dieu et son peuple, du fait même de l’Exil, mais aussi par l’affirmation de la souveraineté de Dieu sur tous les peuples.
Par contre, les voix que le prophète entend de loin restent totalement anonymes, même si la présentation de Dieu sous l’aspect d’un roi oriental implique en soi l’existence d’une cour céleste (voir Job 1), le Second Ésaïe ne veut pas mentionner d’anges, ni d’êtres divins à côté de Dieu Car le Seigneur d’Israël est unique, comme nous l’avons vu en Es.45,5-7. On voit donc ici avec quel soin les auteurs de la Bible manient les images, ne retenant d’elles que ce qui correspond à leur propos.
Même si l’annonce de la délivrance éclate dans ce texte et recouvre tout de son allégresse, le passé n’est pas oublié. L’énoncé des versets 1-2 implique une compréhension de la destruction de Jérusalem et de l’Exil : le peuple a subi une punition qui lui a été infligée de manière tout à fait juste par Dieu. Il n’est même pas question de pardon ou de grâce : la peine a été purgée jusqu’au bout. Pour le prophète, Dieu ne peut être tenu pour responsable du malheur du peuple. Dieu est juste et il est fidèle à ses promesses, cette certitude est essentielle pour qui veut encore espérer en Exil, comme est essentielle la conviction que Dieu est unique et tout puissant.
Une puissance triomphale qui s’exprime dans les versets 9-11 sous la forme d’un communiqué de victoire : Dieu a remporté la bataille. Vainqueur et couvert de butin, il revient vers sa capitale et déjà des messagers l’annoncent au pays. Cette image prolonge sans doute celle de la cour royale. Mais les évocations de l’Exode qui parsèment ces versets rappellent aussi que ce Dieu guerrier est bien celui d’Israël, celui qui l’a fait sortir d’Égypte et lui a donné une existence.
Et la reprise du thème du berger indique sans hésitation possible que ce Dieu puissant qui écrase ses adversaires est aussi un Dieu bon, plein d’attention et de prévenance pour les plus faibles.
Enfin, la troisième partie, versets 12-17, vient exprimer sur quoi se fonde l’espérance du salut. Il est certain que les progrès militaires de Cyrus et des Perses ont eu une influence sur la prédication du Second Ésaïe : toute l’urgence joyeuse de sa prédication tient au fait que les réalités immédiates attestent qu’un changement rapide va se produire dans le sort des exilés. Mais si les circonstances donnent le ton, elles ne fondent pas la prédication d’espérance.
Bon nombre d’exilés refusaient, semble-t-il, l’idée qu’il y ait quoique ce soit de bon à attendre des événements en cours.
Ce qui fonde l’espérance, c’est la foi d’Israël. Ce n’est pas tout à fait par hasard que le prophète s’adresse à ses contradicteurs sceptiques en les martelant de questions. Car toutes ces questions pourraient se résumer en une seule : ce que nous avons dit pendant des siècles à propos de notre Dieu, ce que nous chantons dans nos psaumes (par exemple, aux Psaumes 2 ; 8 ; 14 ; 18 ; 20 ; 65 ; 66 ; 68…), est-ce la vérité de notre foi ou du vent ?
Si notre Dieu est bien ce que nous disons, alors il y a toutes les raisons d’espérer : il est puissant, il est fidèle, il est juste, il agit dans l’Histoire et intervient en faveur des siens. On ne peut pas dire cela, l’enseigner aux enfants de génération en génération, et refuser d’admettre que Dieu est à l’œuvre quand l’Histoire des peuples bascule. L’espérance des exilés, c’est une foi qui cesse d’être théorique et formelle, et qui sait lire la présence de son Dieu dans la réalité présente.
Crédit : – Point KT