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Josué 3 : Passer le Jourdain et à un temps nouveau

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D’où le rite tient-il ce pouvoir de découper le temps et de le rythmer ? – Il faut des rites.
– Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.
– C’est quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures (Le Petit Prince, Saint-Exupéry).
Comment accueillir, par une Parole, une demande de baptême, exprimée par des croyants non-pratiquants pour qui le besoin du rituel joue aussi un rôle important. Est-ce que Josué 3 peut répondre à ce besoin ? Le Jourdain joue un rôle très important dans la Bible. Avant de devenir le fleuve dans lequel Jésus le Messie a été baptisé, il a été le fleuve qui donnait la limite à la terre promise.

 

Lire Josué 3, 1-17

1. Premières réactions au texte

=> Pour le peuple d’Israël, franchir le Jourdain, c’était entrer dans la réalisation des promesses du Seigneur. C’était entrer dans la terre où coulent le lait et le miel, le lieu où Dieu habiterait avec Son peuple, lui donnant les bénédictions éternelles de Sa présence…

=> Josué 3 ressemble à un récit liturgique de procession. Le verset 4 indique que le peuple doit respecter une distance entre lui et l’arche.
Car « Ainsi vous saurez quel chemin vous devez suivre, car vous n’êtes jamais passés par ce chemin auparavant ». Avons-nous besoin de rites qui nous permettent d’aller vers l’inconnu ? Pourquoi ?

=> Le verset 7 contient une promesse adressée à Josué : « Je serai avec toi comme j’étais avec Moïse ». En grandissant aux yeux de son peuple, Josué est assuré de la présence de YHWH. Cette promesse en rappelle une autre. Après l’institution du baptême en Matthieu 28,20, nous lisons : « Et moi, je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps».

=> Le verset 10 nous met devant une interrogation pertinente. À quoi saurons-nous aujourd’hui que le Dieu vivant est au milieu de nous ?

Faut-il comprendre le baptême en tant que signe de la présence du Dieu vivant ? 

2. Indications pour la lecture

=> traverser, passer On peut observer que la racine, « traverser, passer », qui fonctionne comme une sorte de leitmotiv, est présente dans tout le récit : versets 1 ; 4 ; 6 ; 11 ; 14 ; 16 ; 17 (2x). À noter aussi la présence fréquente du verbe «porter», souvent en relation avec l’arche de l’alliance : versets 3 ; 6 (2x) ; 8 ; 13 ; 14 ; 15 (2x).

=> Arche du Seigneur L’Arche semble jouer le rôle principal dans ce récit. Elle est présente sous des expressions différentes :
v. 3 « l’Arche de l’alliance de YHWH, votre Dieu ».v. 6 (2x), v.8 et v.14 « l’Arche de l’alliance »
v. 11 et 13 « l’arche de l’alliance de YHWH, le Seigneur de toute la terre ».

En qualifiant l’Arche d’« Arche du Seigneur de toute la terre », on rappelle ici que YHWH transcende les frontières et qu’II ne se limite pas au petit groupe des fidèles.

=> arrêt La racine hébraïque est utilisée pour désigner à la fois l’« arrêt » des prêtres et celui des eaux du Jourdain :
v. 8 les prêtres doivent «s’arrêter» dans le Jourdain.
v. 13 les eaux «s’arrêtent» en une seule masse.
v. 17 les prêtres «s’arrêtent» sur la terre sèche.

=> couper Le verbe, « couper », est utilisé dans les versets 13 et 16 pour désigner la «coupure» des eaux du Jourdain. L’expression habituelle «couper une alliance (berît)» qui se rapportait originellement au rite d’établissement du traité, est appliquée aux eaux du Jourdain pour laisser passer la procession menée par les prêtres.  Vu sous cet angle, Josué 3 nous semble être un rite de l’alliance.

3.  Commentaire

=> Josué 3,1-5

Le départ de Shittim vers Guilgal (de l’autre côté du Jourdain) se prépare (Mi 6,5).

Les paroles citées en Deutéronome 31,3 sont sur le point de se réaliser : « C’est le Seigneur ton Dieu qui va passer devant toi, c’est lui qui exterminera ces nations de devant toi et les dépossèdera. Et c’est Josué qui va passer devant toi comme le Seigneur l’a dit ».

Tous les fils d’Israël arrivent au Jourdain, aussi bien ceux qui habiteront en Cis-Jordanie que ceux qui se sont installés en Trans-Jordanie (Josué 4,12). Autrement dit, le Jourdain ne représente pas forcément la frontière extérieure du pays. Il est plutôt une frontière intérieure au sein de la terre promise.
Le peuple doit respecter une distance d’environ un kilomètre (deux mille coudées) entre lui et l’Arche, distance qui jouera plutôt un rôle symbolique que guerrier (1 S 4-6). Elle signifie la présence de YHWH. La préparation se termine par l’appel à se sanctifier (v. 5). Le peuple doit se préparer à être dans la présence de YHWH (Dt 23,13-15).

=> Josué 3,6-8

La promesse donnée à Josué au verset 7 s’accomplira en Josué 4,14. La grandeur de Josué dépend de YHWH et non pas de ses propres actes héroïques. Au verset 8, les prêtres reçoivent l’ordre de s’arrêter dans le Jourdain. Et là où les prêtres s’arrêtent, là aussi s’arrêteront les eaux. Le pouvoir de la présence de YHWH se manifeste via l’Arche dans les pieds de ceux qui la portent.

=> Josué 3,9-13

En face des peuples de Canaan, Dieu (El) se désigne comme le Vivant (cf. Os 2,1) en contraste avec les dieux-baal qui chaque année meurent et reviennent à la vie. La traversée sera un signe de la présence de YHWH au milieu de son peuple et un acte de reconnaissance de sa souveraineté et de son Alliance.

La « coupure » des eaux du Jourdain, qui remplacent les animaux pour le rite d’établissement du traité d’Alliance (Gn 15,9-10), signifie la victoire sur le chaos originel dont parle Genèse 1,1. Le parallèle entre Genèse 15 et Josué 3 nous fait comprendre qu’en Josué 3, il s’agit en fait d’un rite d’alliance. Le déroulement habituel des forces de la nature est interrompu par un acte créateur de YHWH (« Seigneur de toute la terre », v. 11).

Une nouvelle période s’annonce. Le statu quo des choses habituelles est contrecarré par un Dieu qui se pose dans le courant des eaux. L’image de Dieu est plutôt celle d’un Dieu qui s’interpose, c’est Lui qui crée une brèche, là où l’avenir semble être bloqué. Et plus qu’une notion géographique, le Jourdain marque donc la « frontière » d’un temps nouveau. Une histoire et une identité nouvelle, qualifiées par la présence du Dieu vivant au milieu de son peuple, s’ouvrent au milieu des méandres du temps. Implicitement, le verset 13 reflète Exode 14,21-22 et 15,8.

Dans le rituel de la traversée du Jourdain, l’histoire de la libération par un Dieu-libérateur est à nouveau célébrée comme une invitation à y participer.

=> Josué 3, 14-17

Les eaux furent complètement coupées pour faire apparaître « la terre sèche » et pour permettre au peuple de traverser le Jourdain à pied sec. L’expression (plutôt rare) « à sec », nous renvoie à d’autres passages de l’Ancien Testament qui nous rappellent la vie au milieu du chaos : en Genèse 1,9-10, Dieu demande aux eaux inférieures de s’amasser pour que « le sec » soit vu.

Parallèlement à cet acte créateur, Genèse 8,13-14 raconte comment la terre est devenue « sèche » après le déluge. L’expression « à sec » est plus que jamais, en Josué 3, un signe d’espérance et un signal de libération.

4. Enjeux théologiques

a) Particularisme versus universalisme

Les recherches les plus récentes sur le livre de Josué montrent que plusieurs couches rédactionnelles d’époques différentes ont constitué la forme actuelle du livre de Josué. Les récits de conquêtes par exemple (Jos 1 à 12), sont à lire comme une contre-propagande judéenne face aux Assyriens sous le règne du roi Josias (640-609) et peuvent ainsi être considérés comme une première couche rédactionnelle provenant d’un milieu deutéronomiste, soucieux de la centralisation d’un grand Israël.

Pourtant, le temps exilique et post-exilique a dû mettre en cause cette rédaction militariste. Pax persiana oblige. Les récits de Josué 1à 12 ont été rendus inoffensifs et « démilitarisés » par une rédaction issue d’un milieu favorable au rôle des prêtres. Ce travail de transformation sacerdotale des traditions deutéronomistes avait pour but de refuser la guerre sainte et de pacifier la violence en vue d’un Israël unifié capable de donner place à l’étranger (cf. l’histoire de Rahab, Jos 2). Car le Dieu d’Israël est « le Seigneur de toute la terre » (Jos 3,11.13).

Cette tension entre le particularisme d’un grand Israël et l’universalisme d’un Israël ouvert à d’autres peuples nous renvoie à des enjeux théologiques de grande importance. Le salut, est-il exclusif ou inclusif ? Et où en sommes-nous par rapport à la question de la finalité du baptême ? Il est important pour nos Églises de se rappeler que nous baptisons toujours en vue d’une création habitée par la paix et la justice. Nous ne baptisons pas pour sauver notre âme individuelle mais pour articuler, en communauté de foi, notre espérance d’un monde nouveau, d’une nouvelle création sous la souveraineté du Créateur.

b) Au milieu de vous ... (v. 10a)

Le baptême comme signe visible d’une grâce invisible nous renvoie à la promesse du Christ : « Et moi, je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ». En même temps il atteste la présence du Vivant auprès de chaque baptisé. Cette présence nous accompagne en tant que signe. En effet, la présence du Dieu Vivant nous dépasse et ne se laisse pas enfermer dans nos rites, pourtant nécessaires, pour traverser les moments importants de la vie.

Le baptême n’est pas pour rien un « sacrement », c’est-à-dire signe d’un mystère, d’une grâce qui nous échappe. La foi seule est capable d’accueillir le signe du baptême comme signe de la présence du Vivant au milieu de son Église. Celle-ci ne se livre pas avec évidence. « Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas » (Jn 1,26). Et pourtant, Celui qui a reçu le signe du baptême dans le Jourdain, s’est inscrit dans la tradition de Josué 3. En s’arrêtant dans les eaux du Jourdain, Jésus inaugure un temps nouveau. C’est Lui, « la terre ferme » de notre foi, c’est Lui qui rend la vie à nouveau possible.

5. Entendre ce texte aujourd’hui

a) Prise de distance

Selon Félix Moser , la mentalité des « distanciés » de l’Église se caractérise par une relation d’immédiateté avec le monde, sensible au rite de passage qui découpe, dans le temps ordinaire de la vie, des temps forts qui sont solennisés (p. 92). Cette attitude est justifiée dans la mesure où chaque acte pastoral permet une prise de distance par rapport au quotidien et comme une mise à part du temps qui nous permet de nous recréer au sens propre (p. 187).
Le « distancié » peut donc se trouver en bonne compagnie avec le récit de Josué 3 : le peuple (comme les eaux du Jourdain) doit garder la distance afin de connaître un nouveau chemin (verset 4 : deux mille coudées, environ un kilomètre) . La prise de distance permet la découverte de la nouveauté.
Le culte de baptême lui-même peut être vécu comme une halte, comme un « arrêt » et comme un rappel que tout enfant est d’abord une créature de Dieu. Par le baptême l’enfant reçoit en quelque sorte une nouvelle identité, une nouvelle appartenance. C’est Dieu qui s’arrête pour que nous puissions passer, vivre. C’est Dieu qui confie un enfant à ses parents pour qu’il puisse s’épanouir et devenir autonome.

b) Le rite et le récit

Les auditeurs de Josué 3 ne seront pas choqués par la violence et le militarisme présents dans d’autres chapitres du livre de Josué. Par contre, la dimension liturgique et rituelle du récit saute très vite aux yeux. Le récit de Josué 3 autorise le rite de la procession, et le rite incorpore le récit en le mettant en scène, en espace. Il y a donc une corrélation de la Parole et du rite. Le rite est un mode d’expression par lequel les croyants répondent à la Parole de Dieu (v. 9 !). Ainsi le rite peut être une ressource de foi dans la mesure où il creuse l’attente et l’espérance pour donner de l’espace à un Dieu qui énonce une parole créatrice.
Aujourd’hui le rite joue un rôle important. Car il répond à un certain besoin de sécurité et d’équilibre dans un temps où tout bouge et tout est mis en question. Une demande de baptême n’échappe pas à ce besoin. Il est important de la prendre au sérieux et de l’amener vers d’autres horizons tels que ceux que Josué 3 nous indique : l’invitation à entrer dans une histoire, une création nouvelle entre Dieu et l’homme.

6. Propositions pour la prédication

a) Nouvelle création

– Il faut des rites.
– Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.
– C’est quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures (Saint-Exupéry, Le petit prince).

D’où le rite tient-il ce pouvoir de découper le temps et de le rythmer ? En Josué 3, les eaux du Jourdain sont coupées, la terre sèche apparaît, comme si nous assistions à un nouveau jour de création, comme si le temps d’après le déluge était de retour. Le rituel qui coupe les eaux, en Josué 3, vise à faire passage au peuple, devancé par YHWH, le Seigneur de toute la terre.

b) Pourquoi baptisons-nous ?

Par routine, par tradition, par besoin de protection ? Josué 3 nous en montre la finalité : nous baptisons en vue d’un monde nouveau, d’une nouvelle création, d’une paix pour la terre entière, d’une histoire dans la présence de Dieu. Le baptême en est un signe. Un signe d’espérance pour nos enfants qui doivent grandir dans un monde menacé. En accueillant le baptême dans le Jourdain, Jésus « s’arrête » pour nous permettre de passer. Sa mort et sa résurrection contrecarrent la logique du monde. Il est « la terre sèche » sur laquelle nous pouvons bâtir la confiance.

=>  S’arrêter pour mieux passer

La naissance d’un enfant inaugure un temps nouveau pour les parents. L’avenir qui s’annonce ne sera ni comme hier ni comme avant-hier. Devant l’inconnu de cet avenir, qui peut aussi nous faire peur, nous avons besoin, dans le mouvement de notre temps où tout coule comme les eaux descendantes du Jourdain, de nous arrêter, de poser nos pieds. Parfois, il est difficile de s’arrêter.
Le culte peut être vécu comme un temps d’arrêt. Il met en suspens nos projets et nous oriente vers la vie elle-même comme un don de Dieu-Créateur. D’ailleurs la naissance d’un enfant provoque inévitablement un tel arrêt. Le baptême est aussi une prise de distance. Avant d’être une « possession » de ses parents, l’enfant est d’abord une créature de Dieu. Cette prise de conscience permettra aux parents de laisser à leur enfant l’autonomie nécessaire à son épanouissement.
Il faut parfois aussi savoir prendre distance par rapport à son enfant, pour que l’enfant lui-même puisse découvrir des chemins nouveaux. D’ailleurs le baptême n’atteste-t-il pas que, au fond, nos enfants dépendent et appartiennent à Dieu lui-même et non pas aux hommes ? Tout enfant nous est confié par ce Dieu qui se propose pour créer une histoire nouvelle avec nous et nos enfants. L’inconnu de l’avenir sera qualifié de sa présence pour nous rendre confiants.

=> La place de Dieu

En Josué 3, l’Arche de l’Alliance joue le rôle central. Elle précède le peuple dans la traversée et permet de prendre courage devant l’inconnu de l’avenir. Elle nous oriente vers ce Dieu à la fois proche et à distance. Cette distance de Dieu nous rappelle son inaccessibilité. Nous ne pouvons pas mettre la main sur Lui. Il ya un mystère en Dieu. Le sacrement du baptême, comme rite de l’alliance, n’est-il pas plus apte que nos paroles à respecter ce mystère de Dieu ?
Josué 3 nous raconte qu’il faut garder la bonne distance : ni trop près, ni trop loin. Quand Dieu est trop proche, Il m’empêche de voir plus loin. Quand il est trop loin, je risque de l’oublier et de ne plus entendre ses promesses. Autrement dit, comment trouver la « bonne distance » à Dieu pour qu’il soit notre guide ? Comment trouver cette distance à Dieu si ce n’est en prenant distance par rapport à la réalité immédiate. Car, dans cette réalité, il y a ce Dieu qui nous appelle à regarder et à aller plus loin. Il se tient à distance pour que nous puissions avancer.
La place distanciée de Dieu nous permet de traverser et de risquer le passage. Peut-être qu’on se retrouve de l’autre côté éprouvé, fatigué, mais on est toujours vivant. Car Dieu nous devance sur le chemin. Il a déjà pris les risques le premier. Dieu nous précède dans nos traversées, jusque dans la mort et la résurrection du Christ.

7. Ouvrages utilisés

P. PECKHAM , The Composition of Joshua 3-4, CBQ 46, 1984, p. 413-431.
R.G BOLlNG, Joshua, (The Anchor Bible volume  6), New York, 1982.
KA DEURLOO, Jozua, Kampen, Kok, 1981.
Foi et Vie, Cahier biblique 37, septembre 1998.
J. CAZEAUX, Le refus de la Guerre Sainte, Lectio divina 174, Paris, Cerf, 1998.
F. MOSER, Les croyants non pratiquants, Genève, Labor et Fides, 1994.