« A tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. » (Luc 19 : 11-28)
Cette interprétation va contre la grande majorité des interprétations traditionnelles du texte. La question que tout lecteur, tout interprète doit se poser et à laquelle il doit répondre est : « Est-ce que la punition du troisième serviteur est expression de justice ou non ? » Quand j’ai soumis « parabole des mines Luc » dans un moteur de recherche, les interprétations qui apparaissaient suivaient toutes le modèle conventionnel. Peu avant le sommet pour le climat à Copenhague, une photo a fait le tour du monde. On y voit le président des Maldives, Mohammed Nasheed, avec son gouvernement, assis à table à signer un appel urgent pour la réduction de l’émission de gaz carbonique.
Ce qui est spectaculaire : la réunion se tient sous l’eau, tous les ministres portent une combinaison de plongée, au lieu des déclarations pathétiques, des bulles d’air montent à la surface, on voit les yeux agrandis derrières les masques de plongée.
À la question : « Que va-t-il arriver si le sommet de Copenhague échoue ? Le président Nasheed a répondu de manière sèche : « Nous allons tous mourir. »
Il faut du courage ou plutôt de l’aveuglement pour dire que Copenhague aura été un succès. On cherche beaucoup d’explications pour camoufler le simple fait qu’il est trop pénible pour les nations riches de changer leur manière de vivre. Le gaspillage et l’exploitation des ressources sont trop confortables – et ce seront, de toute façon, les autres qui en paieront les frais.
Pour les pauvres des Maldives, de la Polynésie, du Congo les changements climatiques ne sont pas une théorie à discuter. Ils ont déjà des effets directs sur ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas manger, s’ils peuvent espérer gagner encore leur pain de chaque jour par leur travail. Pour certains, il y a même la question de leur espace vital : continuera-t-il à exister ?
« À tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. » C’est le verset qui m’est venu quand on m’a proposé de prêcher, aujourd’hui que nous nous réunissons en rencontre missionnaire.
Le verset résume le récit que nous venons d’écouter. Il résume de manière nette les règles du jeu selon lesquelles notre monde tourne. Et ce qui est pire, Jésus ne le constate pas seulement, il semble même dire que cet état des choses serait voulu et sanctionné par Dieu !
C’est en tout cas l’interprétation habituelle de notre texte. Même les spécialistes de la Bible semblent le voir ainsi bien que, en lisant les commentaires, j’y aie trouvé un certain malaise.
Est-ce que Dieu serait vraiment ce que nous pourrions appeler un « capitaliste prédateur » avant la lettre ? Pour échapper à cette conséquence, on explique que notre texte aurait un sens figuratif. Jésus parlerait du jugement dernier, exhorterait à la gestion responsable et sérieuse des dons, des « talents » que Dieu a mis à notre disposition.
Or, les problèmes que le texte pose – me pose à moi, en tout cas – ne se résolvent pas de cette façon. Je trouve toujours pénible les maîtres qui essayent d’expliquer quelque chose en utilisant des comparaisons qui obscurcissent plutôt leur point de vue au lieu de l’éclaircir. Cette parabole, nous aide-t-elle à comprendre quelque chose de ce Dieu que Jésus nous fait connaître au long de l’Évangile ? Comment est-elle libératrice dans une situation où celles et ceux qui sont toujours les perdants risquent carrément de périr ?
Jésus ne dit-il pas qu’il est venu annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (4, 18) ? Ailleurs dans le même évangile, pour ne citer que quelques exemples au hasard, Dieu est un ami qui se lève au milieu de la nuit pour venir au secours du copain qui a besoin de pain (11,5-8). Dieu voit et guérit une femme courbée pendant 18 ans (13, 10-17). Il est un père généreux qui laisse partir son fils et l’accueille avec une fête quand il revient après avoir gaspillé tout son héritage (15, 11-32). Mais ici, ce père plein de pitié serait le Souverain sans pitié, détesté par son peuple, mais qui veut être investi de la royauté ?
Le prince, « l’homme de haute noblesse », doit partir pour se faire reconnaître par quelqu’un qui est encore plus haut. Pendant son absence, les affaires doivent continuer à tourner. Pour cela, il confie à ses serviteurs la somme équivalente à quatre mois de salaire d’un travailleur – comme s’il comptait être loin pendant ce temps-là.
Assumons que cela dure un peu plus longtemps, disons un an ou même deux. Entre ses serviteurs, deux ont, effectivement, fait des affaires fabuleuses. Quand le prince revient, il demande aussitôt les comptes. Un premier serviteur se présente : il a fait un gain de 1 000 %, un autre de 500 %. Quel type d’affaires aurait un rendement aussi fabuleux ?
Mon soupçon est que ce sont des profits que l’on ne peut pas tirer d’un travail honnête. Or, c’est le troisième serviteur qui pose exactement cette question. Il se présente en avouant qu’il n’a pas vu la possibilité de faire de telles « affaires » que, sans doute, d’autres auraient dû financer – par l’exploitation de leur main d’œuvre, par le sous-paiement de leurs produits, par des loyers trop élevés ou des intérêts usuraires sur leur argent.
Le troisième serviteur confronte le prince avec l’injustice de son régime : « J’avais peur de toi parce que tu es un homme sévère : tu retires ce que tu n’as pas déposé et tu moissonnes ce que tu n’as pas semé. » Et il dit vrai, la réaction le confirme. Le prince lui demande d’abord pourquoi il n’a pas mis l’argent à la banque, au moins – question qui nous paraît parfaitement raisonnable, nous qui vivons dans un monde qui tourne autour du système bancaire. Mais souvenons-nous que Jésus vit dans un temps où l’on avait encore conscience de ce que la loi de Dieu interdit des crédits à intérêt. Voici donc un patron qui attend que ses serviteurs désobéissent à la loi de Dieu dans leurs affaires pour faire des profits plus gras. Et à la fin, il punit celui d’entre ses serviteurs qui le lui rappelle. Apparemment, il soupçonne ce troisième de faire partie de ceux qui ne veulent plus accepter son régime. Leur punition suit le modèle des dictateurs de tous les temps : « Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi. »
Et tout cela serait bonne nouvelle pour les pauvres ? Derrière cette figure dégoûtante, mais trop bien connue dans le temps et aujourd’hui, nous devrions reconnaître ce même Dieu que le Christ a annoncé au cours des 18 chapitres précédant le nôtre ?
« A tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. »
Peut-être faut-il les yeux d’autrui et d’ailleurs pour découvrir le message libérateur de notre texte. En effet, ce sont des frères et sœurs d’Eglises de ce qu’on appelle le « Sud » qui, sérieusement, remettent en question une interprétation qui ne fait que confirmer les injustices. Ces frères et sœurs voient dans leurs contextes que la pauvreté n’est pas le simple résultat de la paresse, mais un destin auquel beaucoup sont soumis par le simple fait d’être nés au Congo plutôt qu’en France, en Polynésie plutôt qu’en Suisse. Par cela, je ne nie pas qu’il ait des pauvres paresseux – comme il y a aussi des riches paresseux, mais ceci n’est pas la question.
Je ne suis pas capable de vous expliquer comment les règles du commerce mondial privilégient les pays de l’Occident vis-à-vis des pays du Sud, mais je suis bien en mesure de le voir. Je ne pourrai jamais vous donner les chiffres qui prouvent qu’il y a plus d’argent qui est déplacé du Sud vers le Nord en service de la dette que l’argent qui coule du Nord vers le Sud en aide au développement, mais j’en prends note – et j’en ai honte. Il me manque les connaissances techniques pour vous détailler les pronostics qui montrent combien justement celles et ceux qui sont les derniers responsables du réchauffement de la planète en seront les premières victimes. Mais j’entends, je lis leur témoignage et je me pose avec eux la question, si cela doit être ainsi.
Ces frères et sœurs nous disent : « Relisez le récit ! Relisez-le avec nos yeux, en partant de notre expérience ! » Si nous le faisons, qu’est-ce que nous y découvrons ? Au lieu de sauter directement sur la question des prêts et des profits, regardons de plus près tout le récit du prince qui part pour se faire investir de la royauté. Jésus y fait allusion à des évènements dramatiques qui demeurent gravés dans la mémoire collective même s’ils sont du passé. Il s’agit de ceci :
Hérode le Grand, avant sa mort en 4 avant notre ère, divisa son royaume en quatre territoires pour ceux d’entre ses fils qu’il n’avait pas fait assassiner auparavant. Archélaos, l’un d’entre eux, dût se rendre à Rome pour se faire reconnaître par l’empereur. Or, c’était le fils gâté d’un autocrate, le peuple savait ce qu’il pouvait attendre de lui et envoya une délégation après lui pour protester contre cette nomination. Cela n’aida pas, Archélaos revint nommé « ethnarque », investi d’un pouvoir dont il se servit de manière excessive. Il fut connu pour ces taxes abusives et pour son règne de terreur vis-à-vis de ses opposants.
Cet « homme de haute naissance », mais d’attitude violente, n’est pas le fruit de l’imagination pour marquer à ce point ! Jésus se réfère à une expérience concrète du peuple. Jésus rappelle des faits pour dissiper un optimisme mal placé qui s’était nourri de ce qui vient juste avant. Au début de notre chapitre 19, nous accompagnons la conversion de Zachée. C’est quelqu’un qui vit bien dans, qui profite de et qui porte les injustices, l’exploitation des gens simples. Et pourtant, ce Zachée est capable de percevoir qui est Jésus et de changer radicalement sa manière de vivre. Il reconnaît ses erreurs criminelles et se montre prêt à chercher la justice réparatrice.
Au début de notre texte, Luc décrit comment la conversion de Zachée a été perçue comme un signe de ce que le Royaume de Dieu était en train de se réaliser. Après avoir entendu ce que Jésus avait dit à Zachée – que « le salut est venu à sa maison » – les gens « se figuraient que le règne de Dieu allait se manifester sur-le-champ ». Ce qui était arrivé à Zachée était la preuve contraire contre la résignation, cette forme d’incroyance qui maintient que tout va toujours se maintenir. Je m’imagine les gens excités, enthousiasmés pour ce nouveau qui est en train de se manifester – aussi bien le peuple de Jéricho comme celles et ceux qui depuis ont lu le récit de Luc. C’est vrai pour moi, Suisse, la conversion de Zachée reste le miracle contre le désespoir (peut-être, j’aurais dû le prêcher aujourd’hui ?).
Nous espérons qu’il y aura davantage de Zachée, de personnes prospères, des gens qui ont réussi dans la vie et qui comprennent que la réussite devant Dieu obéit à d’autres critères que la réussite dans ce monde. La bénédiction de l’Eternel ne se voit pas tellement dans la vie de celui et celle qui est jeune, riche et en pleine santé. La bénédiction de Dieu se montre dans la vie de celle et celui qui est capable d’aimer, disposé à s’engager pour la justice, même si cela doit lui coûter une, sa fortune, qui bâtit la paix, même si ainsi elle se place entre le marteau et l’enclume.
Même un Zachée peut changer ! Il n’étonne pas que cela anime l’espoir des gens. Cependant, Jésus « était près de Jérusalem ». Il n’y a pas seulement les gens qui se réjouissent de la conversion de Zachée, il y a bien aussi les autres qui voient d’un mauvais œil que des Zachée démissionnent de leur participation dans l’injustice.
Jésus rappelle les incidents liés à l’entrée en fonction d’Archélaos pour dire : N’oublions pas que les seigneurs de ce monde ne cèderont pas leur pouvoir et leurs privilèges sans résistance. N’oublions pas celles et ceux qui retirent ce qu’ils n’ont pas déposé et moissonnent ce qu’ils n’ont pas semé ; ils ne cesseront pas de le faire à la suite d’un appel béat. N’oublions pas qu’il y a des douzaines de Zachée qui ne voudront rien changer. N’oublions pas qu’il y a des Archélaos, qu’il y a des hommes de pouvoir qui vont clouer à la croix le serviteur de Dieu qui refuse de collaborer dans le jeu qui fait gagner toujours les mêmes.
Nos frères et sœurs de l’Amérique Latine, de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie m’ont appris à lire notre parabole comme une parabole de la Passion. Ce n’est pas le prince autoritaire qui représente le Christ, c’est le troisième serviteur, celui qui décline de servir Mammon pour servir le Dieu de la justice.
Je vous ai proposé un texte scandaleux en ce temps de Carême. Il n’est pas Bonne Nouvelle – si nous entendons par cela qu’il nous soulagerait instantanément de nos soucis, à coups de bâton magique.
Le texte est pourtant parole prophétique qui fait apparaître au plein jour ce que nous savions, au fond de notre cœur. Elle nous montre que le pronostic déprimant du président des Maldives, le témoignage résigné de nos frères et sœurs du Congo ou de la Polynésie ne font que prouver que le monde continue à tourner selon la même règle fondamentale que déjà Jésus a discernée : « A tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. »
Et pourtant, il y a eu changement : Jésus raconte cette histoire avant d’arriver à Jérusalem. Il y est parvenu et nous savons ce qui l’a attendu. Par l’annonce de la Parole de la grâce, le serviteur de Dieu a refusé de faire le jeu du décompte impitoyable, de la concurrence sans merci. Il s’est opposé – et en a payé le prix.
Nous nous le rappelons en ce temps de carême, sachant que Pâques ne tardera pas.
Dans l’Esprit, dans la force de Pâques, nous assumons nos croix, nous nous demandons sincèrement si l’heure est venue pour nous de nous convertir selon l’exemple de Zachée. Chacun, chacun à notre manière, nous ne croyons pas à la fin du monde dans un déluge. Pleins de reconnaissance nous confessons que, en Christ, le salut vient pour nos maisons et pour la maison que nous habitons tous, la terre.
– Louise Schottroff, Die Gleichnisse Jesu. Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2005
– Manfred Köhnlein, Gleichnisse Jesu – Visionen einer besseren Welt, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 2008