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Matthieu 2,13-23 : Noël dans le détail

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Le choix du texte de Matthieu 2,13-23 est dicté par l’actualité du moment, avec l’intention de rappeler la face obscure de la Nativité selon le premier évangile. La tension entre la naissance merveilleuse et la terreur déclenchée par le roi Hérode met en rapport la joie de Noël et la noirceur de l’actualité.

Commentaire de texte

La séquence choisie fait suite au récit lumineux de l’adoration de l’enfant par les mages venus d’Orient (2,1-12). L’ombre d’Hérode pèse toutefois déjà dans sa demande aux mages de venir l’informer de ce qu’ils ont trouvé à Bethléem (2,8). Ce que l’on sait historiquement d’Hérode le Grand confirme les données du récit : ce grand roi, ami de Rome, était obsédé par l’idée qu’un rival puisse le détrôner ; c’est pourquoi il fit écarter et assassiner ses concurrents potentiels, et surtout une part importante de sa famille. La réputation sanguinaire de ce souverain, mort en l’an 4 avant notre ère, a aidé à forger le récit ; l’annonce de la naissance d’un « roi des juifs » (2,2) ne pouvait que l’inquiéter.

Trois moments composent la séquence : la fuite en Égypte (2,13-15), le massacre des enfants (2,16-18), le retour d’Égypte (2,19-23).

Fuite en Égypte (2,13-15)

L’avertissement de Joseph en songe, comme en 1,20 et 2,19-22, manifeste que Dieu prend en main les événements et met Hérode en échec. Royalement comblé par les mages, l’enfant est déjà menacé. L’Égypte, à cinq ou six jours de marche de Bethléem, était la terre classique de refuge en cas de famine ou de guerre (Gn 41,57 ; 1 R 11,40) ; province romaine depuis la mort de Cléopâtre, le pays était hors de portée du pouvoir d’Hérode. Joseph obéit sans hésiter et fuit secrètement avec la mère et l’enfant. L’évangéliste voit dans ce séjour l’accomplissement d’Osée 11,1, interprétant le retour de Jésus comme un nouvel Exode.

Massacre des enfants (2,16-18)

La colère d’Hérode traduit son angoisse de voir se dresser contre lui un prétendant au trône. Le massacre qu’il ordonne a pu se chiffrer à Bethléem par une vingtaine de victimes, mais la tradition a amplifié ce « massacre des saints innocents ». La citation de Jérémie 31,15 dramatise l’horreur ; le prophète a choisi la figure de Rachel, mère de trois tribus d’Israël, pour exprimer la douleur du peuple décimé par la guerre et déporté en masse à Babylone. L’ombre de la Passion se profile ainsi au seuil de la vie du Messie.

Retour d’Égypte (2,19-23)

Le voyage s’opère en deux temps, chacun guidé par un songe. Dieu maintient sa protection providentielle. Le retour en terre d’Israël est suivi, par crainte du fils d’Hérode, d’une migration vers la Galilée. Rentrant d’Égypte en Israël, Jésus et ses parents répètent l’Exode et réassument l’expérience fondatrice du peuple ; une typologie s’aperçoit ici, où l’histoire de Jésus condense celle des enfants d’Israël. L’installation à Nazareth est le choix d’un nouveau domicile, qui donne lieu à une citation scripturaire (2,23) dont l’origine nous échappe.

Méditation

Cette année encore, on fêtera Noël. J’ose dire : comme d’habitude, et les fêtes ont du bon. La petite musique de Noël s’est réveillée. Avec ses lumières, ses airs de fête dans les magasins, les cadeaux à trouver et les biscuits à cuire, on entre dans la petite bulle de paix des fêtes de fin d’année.

Noël remplit tout… enfin, pas tout à fait. D’un côté, nous préparons la fête. De l’autre, des événements parlent fort en ce mois de décembre : les fracas politiques et le réchauffement de la planète ont de quoi nous inquiéter. Il faudra fêter en oubliant un peu ce qui inquiète, en se bouchant les oreilles pour ne pas être envahis de nouvelles noires.

On fêtera donc Noël en se sentant, au fond, un peu petits : quelle prise avons-nous sur les évènements ? Pour ce qui nous entoure, nous maîtrisons (et encore !). Mais sur les grands événements, ceux qui composent l’actualité et décident de la cherté de la vie, ceux qui habitent le télé-journal, quelle prise avons-nous ? C’est comme si tout se déroulait au-dessus de nos têtes, comme si l’essentiel se décidait ailleurs.

Eh bien, je vais vous étonner. Ce sentiment que l’actualité nous échappe signifie que Noël, cette année, se déroulera effectivement comme d’habitude. Comme dès l’origine, lors du tout premier Noël. Vous l’avez entendu dans l’évangile de Matthieu, lu tout à l’heure. Ces récits de la Nativité, que nous prenons pour des histoires suaves et touchantes, résonnent aussi de fracas et de violences. Pas moins que le télé-journal. Il y a cette colère d’Hérode qui, furieux d’avoir été berné par les mages, fait massacrer les bébés de moins de deux ans à Bethléem. Une liquidation comme il y en a eu et en aura tant d’autres, ensuite. Puis la mort d’Hérode et le retour de Joseph et de sa famille en Galilée, mais sous la menace que représente le pouvoir du fils d’Hérode, Archelaüs.

Le massacre des enfants à Bethléem, la mort d’Hérode et sa succession : voilà les événements qui ont fait l’actualité à l’époque. Voilà ce dont parlaient les gens, dans la rue et au marché. Personne n’a parlé de la fuite de trois personnes en direction d’Égypte, ni du retour de ces réfugiés quelques années plus tard. Leur départ, puis leur retour, se sont décidés dans le secret d’un songe, dans l’intimité d’une parole murmurée sans bruit par Dieu au cours du sommeil de Joseph. Quoi de plus subtil, quoi de plus contestable qu’une voix qui perce le sommeil ? Et pourtant, souvent, la Bible nous parle de ces rêveurs à qui Dieu parle assez doucement pour qu’ils se mettent en route, dans l’absolu mépris de ce qui terrorise tout le monde au dehors.

Ce n’était qu’un détail, rien qu’un détail.

Mais aujourd’hui, de qui parle-t-on ? De Jésus ou d’Hérode ? De qui fête-t-on la naissance : de Jésus ou d’Hérode ? Dieu agit dans le détail. C’est son choix. De tout temps, Dieu a choisi d’agir dans le détail.

Des événements font la Une des journaux. Ils nous accablent ou nous émeuvent. Mais si nous ne cherchons pas Dieu dans le détail, nous risquons de passer à côté de lui. L’apôtre Paul disait : « Les juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie (détail ?) pour les païens » (1 Co 1,22-23).

Aucun historien romain, aucun chroniqueur de l’empire de Rome n’a retenu la mort de Jésus, ni sa vie, ni même son nom. L’événement était bien trop peu important à leurs yeux : pas plus qu’un détail de l’histoire. En revanche, ils ont retenu les noms et les actions d’une foule de personnages dont plus personne ne parle aujourd’hui.

Dieu s’est fait connaître dans le passé en choisissant un peuple : ni le plus fort, ni le plus grand, ni le plus beau, ni le plus prometteur en termes de marché religieux ; c’était une poignée de tribus qui se sont appelées Israël, coincées entre le géant égyptien au sud et le géant assyrien au nord. Un peuple qui n’avait rien de flamboyant. Et là, dans les replis violentés de leur histoire, faits de conflits, de menaces et d’exils, au travers d’événements sur lesquels ils n’avaient aucune prise, dans cette histoire fracassée par les « grands », Dieu s’est fait connaître comme une force, une sécurité, une source de paix. Dieu s’est manifesté avec l’obstination et la ténacité de ces bougies qui illuminent la nuit. Rien de plus fragile qu’une bougie et pourtant il n’y a qu’elle pour nous faire comprendre que la nuit n’est pas que la nuit.

L’évangéliste Matthieu aurait pu censurer le souvenir du décret d’Hérode. Il a préféré fixer dans notre mémoire cette page noire et faire entendre le cri de la douleur révoltée devant l’inadmissible. Les innocents massacrés appartiennent en effet à notre quotidien : piétinés, abusés, exploités, ils hantent nos consciences et font mesurer notre impuissance.

Comme lors du tout premier Noël, l’évangile ne fournit aucune justification à ces souffrances injustifiables. Il ouvre deux voies, cependant. La première est le droit à la lamentation : « C’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée » (2,18). La seconde est de garder mémoire de ce qui, entre ces noirceurs, tisse le réseau d’une persistante lumière.

Préparons-nous à célébrer Noël comme la fête d’un Dieu qui se manifeste dans le détail.

Fêter ainsi Noël pourrait nous apprendre beaucoup. Par exemple que notre vie, justement, tient souvent à de petits détails : l’attention accordée à quelqu’un, une remarque entendue à la radio et qui nous trotte dans la tête, une phrase retenue d’une prédication, le sourire de quelqu’un dans le métro, la demande d’un enfant.

Noël est cette fête où le détail prend toute la place, parce que Dieu s’y révèle. Une fête où l’on découvre que des événements peuvent tonitruer dans l’actualité : l’essentiel se jouera ailleurs, dans une main qui se tend, une parole qui s’offre, un geste qui apaise. Le détail qui fait vivre.

Crédit : Daniel Marguerat