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Judas, un disciple… (Evangile de Matthieu chapitre 26)

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Remarques introductives 

La trahison de Judas est à resituer dans un large contexte historique, théologique et social, celui de l’opposition entre le témoignage de Jésus et la haine que lui vouent ses adversaires dès le début de l’Évangile.

Plusieurs déclarations de Jésus quant à sa mort prochaine (voir verset 2 de ce chapitre), ou le fait qu’il sera livré aux mains des hommes dès le chapitre 16, donnent aux événements de la Passion relatés par Matthieu, le sentiment qu’ils sont surplombés par et intégrés dans un plan précis de Dieu.

Les chapitres consacrés à la Passion chez Matthieu suivent de près ceux de l’Évangile de Marc, mais en les colorant d’une élaboration théologique faisant de Jésus le Fils de Dieu qui affronte volontairement le mépris et la violence de son peuple révolté.

Ceci, en accord d’ailleurs avec les Écritures de l’Ancien Testament, porte plus loin la confession que ne peut le faire la notion de « l’homme de douleurs » qui donne sa vie pour nous (Marc).

La communauté d’où Matthieu est issu, faut-il le rappeler, était en tension forte avec la Synagogue !

Aux versets 6 à 13, on trouve l’épisode de « La femme qui oint les pieds de Jésus avec un parfum de grand prix ».

Chez Matthieu ce sont, ici, les disciples qui protestent contre l’aspect gaspilleur de ce geste. Alors que, dans l’Évangile de Jean, c’est Judas qui seul représente le trésorier.

Cette réputation de trésorier « pingre et voleur » de Judas est fortement accentuée dans le quatrième Évangile.

Verset 14   « L’un des douze ». Les disciples ne sont pas idéalisés.
Juste après l’annonce de la trahison de Judas, Jésus ajoute que Pierre également va se désolidariser de lui et le renier, par peur des représailles. Nos grands frères dans la foi ne sont pas des héros.
Judas a suivi Jésus et été témoin de ses actes comme les autres disciples. Quel a pu être le mobile suffisamment fort pour l’amener à une trahison ?

Versets 14 et 15 : dans l’Évangile de Marc, Judas propose juste aux prêtres de leur livrer Jésus, et ceux-ci, tout heureux, lui proposent de l’argent.
Chez Matthieu, Judas lui-même encourage les ennemis de Jésus à lui fixer un « salaire » « Trente sicles d’argent » (le prix d’un esclave selon Exode 21, 32). Référence à Zacharie 11,12, texte difficile, dans lequel le salaire du « bon berger » (Dieu) est dérisoire, montrant ainsi le peu de cas que les autres bergers (humains) d’Israël font de leurs ouailles.

Versets 15 et 16 : le mot « livrer » (paradidonai) va scander à de nombreuses reprises le déroulement du drame. Matthieu 26,2 annonce la couleur en mentionnant que « le fils de l’homme « Va être livré pour être crucifié ». Forme passive, qui témoigne du fait que Dieu tisse l’action en filigrane.

Versets 16 et 18 : Judas cherche l’occasion (eucarian) de livrer Jésus, et Jésus dit aux disciples : « Allez chez un tel et dites-lui que le maître fait dire : Mon temps est arrivé. Autre traduction possible : « Mon heure est venue » (o kairos mou)  .

Judas fait donc ses préparatifs et, en coulisses, le metteur en scène place les éléments du drame qui va suivre.
Et Jésus en devient témoin et acteur (malgré lui ?).

Versets 20 à 25 : à la différence de Jean 13, 21 à 30, dans lequel Judas est clairement le « méchant »… « habité par Satan », le dialogue que Matthieu nous décrit est plus nuancé, et teinté d’ambiguïté quant à la responsabilité du disciple.

Notons que le mot « livrer » apparaît dans quatre versets sur cinq de ce passage.
Le « Tu l’as dit » du verset 25 laisse planer un doute quant à la décision arrêtée ou seulement en gestation de Judas.
Soit le disciple est déjà sûr de ce qu’il va faire, et Jésus ne fait que confirmer sa félonie devant tous, soit Judas hésite encore et Jésus lui atteste, de façon souveraine, ce qu’il va être porté à faire.

Si l’on choisit le deuxième cas de figure, la responsabilité de Judas nous paraît quelque peu amoindrie, et nous aurons tendance alors à nous interroger sur le sort qui va être le sien, voire à penser qu’il a été joué dans cette histoire, et que le rôle de Dieu n’est pas entièrement clair. Ceci porterait donc à penser que Judas ne mérite en tout cas pas la damnation !

Ces pensées sont évidemment « modernes ». Pour Matthieu et la communauté de son temps, Dieu reste souverain dans ce qui se passe, mais cela n’excuse aucunement le geste infâme du « traître ».
Ce que semble confirmer le verset 24. A nous de nous accommoder, comme nous le pouvons, de ces données, à la lumière de nos dogmes ou théologiens favoris (la prédestination ? le libre arbitre ? Jean Calvin ? Karl Barth ?….).

Versets 45 à 50 : à nouveau, on peut avoir l’impression de vivre un scénario tout écrit, avec Judas dans le rôle du « livreur » félon.
Le baiser de Judas est, d’après Pierre Bonnard  (Voir le commentaire «  L’Évangile selon Saint Matthieu », publié chez « Labor & Fides »  2e édition, Genève, 1982), un baiser de type “rabbinique”, qui ne signifie pas tant de l’affection que le signe d’une reconnaissance publique envers un “maître”.
Donc, évidemment aussi, reconnaissance publique de l’”ennemi à arrêter” pour ceux qui arrivent.

Remarque à propos du chapitre 27, versets 3 à 10

Ce texte traitant des remords de Judas, ne se trouve que chez Matthieu.
Il épouse le genre d’un “récit de mort infâmante”. Les références midrashiques à l’Ancien Testament (Bible Hébraïque), signifient surtout que ce qui a appartenu à un traître doit rester stérile .

Contrairement au commentaire que l’on trouve sur l’Internet, ce récit n’est pas nécessairement facile à harmoniser avec le récit de la mort de Judas trouvé en Actes 1 versets 16 à 20.
Manifestement, la mort de Judas est probablement un fait authentique qui a frappé les esprits.
Mais le récit de son déroulement, à l’évidence également, ne s’est pas transmis de la même façon selon les diverses traditions.

Excursus : mobiles et personnalité de Judas

Si nous récapitulons les divers acquis, nous pourrions reconnaître en cette figure : un « sale type » un peu voleur, avide de s’enrichir, un portrait à l’emporte-pièce (ou à l’emporte-piécettes…), d’après Jean, mais aussi Matthieu, âpre au gain. Ce qui est un peu court.

Judas, comme les autres disciples, sans être un ange, a été choisi par Jésus, et a vécu avec lui plusieurs mois (en tout cas), sans s’être particulièrement signalé ni illustré jusque-là par une attitude singulière, voire des actes déplacés.

Le “fier à bras”, c’était plutôt Pierre, ou même les fils de Zébédée, avec la complicité de leur mère.
Alors, hypothèse assez communément admise, un zélote (un « sicaire ? »), motivé par l’établissement du Royaume de Dieu, dès ici et maintenant…On pourrait dire un « religieux engagé », qui a espéré fortement que le « rabbi de Nazareth » ferait venir ce Royaume divin par son zèle intègre et vengeur envers les “ennemis de Dieu” et en menant ses disciples à la révolte contre les corrompus et évidemment l’occupant Romain ?
La déception aurait été, dès lors pour lui, à la mesure de ses attentes ! Et les annonces répétées par Jésus de sa mort prochaine, de se “laisser livrer”, pas du tout en accord avec une telle théologie.
Ainsi la trahison aurait-elle pu représenter la réponse outrée de quelqu’un qui s’étant lui-même ressenti trahi dans son espérance messianique.

En allant même un peu plus loin, on pourrait penser que ce geste de trahison se voulait acte de loyauté ultime envers la mission espérée de Jésus, afin de le forcer à réagir contre ses ennemis et contraindre ainsi le Royaume à faire irruption, au prix du…“sacrifice de Judas” ?
Cela paraît « tiré par les cheveux » ? Pourtant, sachons que le “sacrifice de Judas” n’est pas une invention.

Eric-Emmanuel Schmitt est allé un peu dans ce sens . Judas aurait été le plus spirituel, l’ami le plus proche de Jésus.
Ce dernier, sentant venir “les heures de souffrance” et pensant les disciples mal armés pour résister à la tempête, aurait alors encouragé Judas à le trahir, en lui pardonnant par avance.

Judas aurait alors répondu, par son attitude, que pour lui le pardon était nettement plus difficile. Une fin ambiguë à nouveau.

Et puis, bien sûr, il y a ce “best-seller” sorti récemment sur les présentoirs des libraires, après un formidable travail de reconstitution, et une aventure avec les manuscrits digne de Sherlock Holmes : « l’Évangile de Judas ». Ce sommet de la littérature gnostique, retrouvé dans la grande bibliothèque de « Nag Hammadi » et datant, probablement, du troisième siècle :

En très très  gros, Judas y serait présenté, pour Jésus, comme le seul des disciples à être un “parfait”, c’est-à-dire quelqu’un dont l’âme aurait préexisté au corps et qui, par là, aurait très bien compris le sens de la mission de Jésus.
Pour “accomplir la volonté de Dieu”, il aurait ainsi accepté de livrer Jésus, afin qu’il soit délivré de son « enveloppe charnelle pervertie » et retrouve la béatitude de tous les  parfaits. Quant aux autres disciples, balourds qui n’auraient rien compris à rien ! Ils ne seraient pas, quant à eux, au nombre de ces « parfaits ». Si vous ne l’avez pas encore compris, le gnosticisme pouvait être très “élitiste” !Pour conclure
Alors Judas …?   
Ange…         ou démon ?
Ou peut-être, autre proposition, Judas humain ; trop humain ! …
Un personnage fonctionnant aux idéaux, aussi importants pour lui, que ses peurs ou ses  lâchetés ?
Quelqu’un ayant besoin d’être du côté du “meilleur” ; ou du “plus fort” ; quitte à changer de camp quand tourne le vent !
Cela se voit bien encore, dans les cours de récréation, où dans les grandes comme les petites entreprises, et même au sein de nos familles !
Avec ce type de réflexion, nous sommes encouragés à l’humilité plutôt qu’à la présomption, étant un peu tous des « Judas en puissance », comme en témoignera déjà le reniement de Pierre.
(Crédit: Nicolas Künzler)