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La montagne : récit d’une ascension dans les Alpes

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1 heure du matin en ce début juillet ! Il est temps de se lever. La nuit au refuge n’est jamais une bonne nuit : trop d’appréhension, de bruits, de tension, de décalage avec l’habitude…

Après un rapide petit-déjeuner, mon compagnon de cordée et moi devons nous équiper pour affronter le froid et la nuit. Quelle drôle d’idée de se lever si tôt pour aller en montagne, et de grimper une bonne partie de la nuit sans rien voir que le faisceau de sa lampe frontale ! C’est que la neige n’attend pas, et dès le soleil levé, elle commence à fondre, mettant le grimpeur en danger de glissade et de ponts de neige rendus fragiles au-dessus des crevasses qu’il faut franchir. En montagne, la neige est bonne quand elle est dure…

1 heure trente : c’est le départ. Passé le moment où le froid du matin vous saisit avec ce petit vent glacial qui descend des montagnes alentours, je suis immédiatement saisi par la grandeur du firmament. Le temps que les yeux s’habituent à la nuit et…

Que le ciel est grand, Seigneur ! Que je suis tout petit entouré de ces montagnes aux formes énigmatiques dans le noir de la nuit. Qui suis-je pour oser m’affronter à ces parois de glace, de neige et de rocher ? Une petite pensée pour le psalmiste m’habite, lui qui, il y a des millénaires déjà, était en admiration devant la création et criait son émerveillement devant celle-ci (Psaume 8).

Mais la lune est là, bienveillante, qui donne à la montagne ses ombres et aux glaciers cette couleur bleutée si étrange…

Il faut dès maintenant trouver son chemin aux abords du refuge, laisser derrière soi la sécurité du refuge pour l’inconnu de la montagne.

Quitter le refuge. « Le Seigneur est pour moi un roc, un refuge où je suis en sûreté » (Ps 18, 2). Dans la fragilité de la nuit, cette parole résonne comme un appel à quitter parfois le refuge pour se lancer à l’assaut de la montagne, malgré la peur et l’insécurité. Rester au refuge (ce qui arrive parfois en cas de mauvais temps), c’est une manière de renoncer à atteindre le sommet tant convoité…

En-dessus, le sentier n’existe plus. Les cairns, ces tas de cailloux étalés le long du chemin pour indiquer la route aux montagnards dans la nuit ou en cas de brouillard, n’existent plus. Nous sommes vraiment tout seuls dans la nuit.

A chaque fois que je me retrouve en pleine nuit perdu au milieu de ces immenses montagnes avec pour seul repère ma lampe frontale, je ne peux m’empêcher de penser là aussi au psalmiste « …une lumière sur mon sentier » (Ps 119, 105). Dans ma vie de foi, c’est la Parole de Dieu qui me sert de lumière, lorsque je marche dans la nuit et que je suis entouré de mes montagnes de soucis. Parole aussi rassurante que le faisceau de ma lampe en ce moment… Parole de vie qui permet, dans la nuit de la vie, de trouver parfois une lumière pour son propre chemin…

Et puis très vite, c’est le glacier. Il faut mettre les crampons sortir le piolet, s’encorder. Mon compagnon de cordée marche devant. Je le suis. Il cherche le meilleur chemin entre les crevasses, je l’assure en cas de chute ou de rupture d’un pont de neige. Entre nous, une simple corde, si fine et légère, et pourtant si solide et rassurante. Désormais, nous ne formons plus qu’un face à la montagne, face au danger. Ensemble, nous allons affronter les dangers de la course pour notre plus grand plaisir.

Est-il osé de penser en ce moment au lien solide que Dieu établit avec nous, lorsqu’il marche à nos côtés dans la vie, lorsqu’il est là, attaché à notre vie, marchant comme une cordée en montagne sur le chemin escarpé de la vie. Ce Dieu que Paul appelle de ces vœux pour qu’il « ouvre le chemin » (1 Th 3, 11). Et parfois, lorsque le chemin se fait si difficile à suivre dans la vie, n’est-ce pas cette parole de l’évangile de jean qui vient à l’esprit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6) ?

4 heures du matin : déjà les étoiles ont disparu et le ciel se teinte d’une couleur orangée derrière les montagnes. Bientôt, nous pourrons éteindre les lampes, et nous en profiterons pour nous reposer un peu. Le glacier offre un replat à cet endroit, et nous pouvons relâcher notre attention pendant un instant pour admirer autour de nous le jour qui se lève. Le sommet tant convoité est en vue, se découpant dans un ciel sans nuage. Il nous faut encore surmonter une longue pente de glace qui va nécessiter que nous marchions sur la pointe avant de nos crampons. Puis une arrête de rocher effilée qui demandera de gros effort. Mais la montagne est à ce prix.

6 heures du matin. Le soleil, à cette altitude, est déjà levé. Il nous accueille au moment où nous atteignons le col après l’ascension de cette pente de glace. Instant d’émerveillement qui fait oublier les peurs de la nuit et la fatigue déjà accumulée… S’asseoir, poser son sac, boire et se reposer un instant face à la nature qui s’éveille. Reprendre son souffle, car à près de 4000m, on s’essouffle vite. On le sait, en bas, loin en-dessous de nous, des gens s’éveillent au son des oiseaux qui chantent et se lèvent pour un nouveau jour de labeur.

Se reposer, prendre ses repères, sortir le matériel adéquat. « Lequel d’entre nous ne s’assied-il pas avant de construire une tour pour calculer la dépense « (Lc 14, 28) ? En montagne, il est essentiel de s’asseoir parfois, et d’observer aussi bien le chemin parcouru, afin de voir si nous sommes sur la bonne voie, que d’observer le chemin encore à parcourir. Carte, boussole et altimètre sont alors très utiles pour ne pas se perdre. Il est bon de s’arrêter, de se reposer, pour retrouver les forces nécessaires à l’effort. Observer pour choisir l’itinéraire à suivre, et repérer déjà les difficultés qu’il faudra surmonter.

 

Pour nous, il est temps de ranger le matériel de glace et de sortir le matériel pour escalader l’arrête de rocher qui se profile devant nous. Se protéger du soleil, prendre nos repères afin de ne pas nous égarer sur l’arrête, et la course se poursuit. Il faudra encore trois heures pour atteindre le sommet, but ultime de cette ascension.

Au sommet, un cairn, signe que d’autres nous ont déjà précédés. A cette altitude, il n’a y pas de croix, mais c’est en principe le symbole que l’on retrouve sur la plupart des montagnes.

Une croix symbole chrétien de la vie et de la résurrection du Christ. Une croix pour nous rappeler que c’est vers les montagnes que le psalmiste lève les yeux pour y attendre le secours de la part de Dieu (Ps 121). Escalader une montagne, n’est-ce pas une manière de se rapprocher symboliquement de Dieu ? Une motivation inconsciente à affronter tant de difficultés… ? Je me rappelle la prière du pèlerin de la montagne par le Chanoine Volluz, guide et Prieur de l’Hospice du col du Simplon :
 
Seigneur Jésus, toi qui as pris
Si souvent le chemin de la montagne,
Pour trouver le silence,
Pour enseigner tes apôtres,
Proclamer les Béatitudes ;
Pour offrir ton sacrifice,
Envoyer tes apôtres,
Et faire retour au Père,
Attire-moi vers en haut,
Fais de moi un pèlerin de la montagne.

Mais déjà, il faut penser à redescendre. Le soleil est en train de faire fondre la neige, et il nous faut encore traverser un glacier qui demandera toute notre attention. Et puis nous retrouvons une vague sente, allant s’élargissant jusqu’à un chemin que l’on peut suivre en pleine confiance. Se désencorder, marcher librement, ensemble. On retrouve aussi de la verdure, des plantes, des fleurs, absentes en dessus de 3000 m, ce qui rend le paysage si austère et aride.

Après 15 heures de marche, la course prend fin de retour à la voiture. Tremper les pieds dans la rivière très froide qui coule du glacier et prendre ensuite une boisson désaltérante au bistro font pour nous partie de la course ! C’est le moment de faire le bilan de notre journée, de se dire que là-haut, dans ce monde où la vie semble impossible, règne une paix que rien ne semble pouvoir altérer. Nous n’avons fait que passer, avec respect et modestie, dans un monde qui ne nous appartient pas et dans lequel tout imprévu peut avoir des conséquences dramatiques…

A l’image de la vie avec Dieu, il est parfois bon de se sentir « encordé », lié dans la vie à d’autres, à l’autre, à Dieu. Prendre ensemble les décisions, se laisser guider, assurer l’autre, le retenir, l’encourager, autant de gestes qui sont le quotidien de la vie avec Dieu…


Et puis savoir aussi prendre ses repères pour ne pas s’égarer, connaître ses limites, celles de l’autre, se reposer et prendre le temps de l’émerveillement, relâcher son attention, avancer, se « cramponner » parfois, c’est aussi le chemin que tout croyant est amené à vivre…


La marche en montagne ressemble parfois à une allégorie de la marche avec Dieu.